Je « tombe le maillot » pour la première fois lors d’un voyage dans l’archipel hawaïen. Maui est une île réputée pour ses randonnées sur le volcan Haleakala, sa route côtière d’Hana et quelques plages appréciées pour leurs couleurs et la finesse de leur sable. Cela se passe à Little Beach, dans le creux d’un ancien petit cratère côtier. Les gens du coin qui m’avaient pris en stop me proposent de les accompagner à Little Beach, où ils participent chaque dimanche à ce qu’ils appellent « leur messe ». Nous sommes à l’automne 2000 – l’Amérique est insouciante, mais, malgré tout, la nudité en plein air se pratique clandestinement là où les autorités locales font preuve de tolérance. Le charme des lieux et la jovialité de ces néo-hippies finissent par me convaincre d’aller me baigner nu pour rejoindre les coraux situés à l’arrière des premières vagues.
La peau entièrement immergée, le corps renoue avec les sensations in utero. Cette extase n’a rien de nouveau : au contraire, c’est le choc, pour le subconscient reptilien, de se reconnecter aux perceptions maternelles. Quant au ressenti, je le traduirais par une forme d’unité avec le vivant, une fête des sens et d’appartenance avec ce que d’ordinaire l’on considère comme l’environnement extérieur – poissons et tortues m’entourent sans crainte. Cette expérience fut une révélation proche du spirituel, qui m’a conduit par la suite à rechercher cette liberté du corps en contact avec l’environnement.
De retour en Europe, j’ai d’abord recherché des plages où la nudité soit autorisée. La France est d’ailleurs la première destination mondiale dans ce domaine, avec 500 espaces consacrés au naturisme, dont 120 plages et plus de 150 lieux de villégiature où passer du temps dans le plus simple appareil. L’objectif zéro trace de bronzage est donc accessible où que l’on vive dans l’hexagone !
À vrai dire, je me suis assez vite lassé des plages. Malgré le plaisir de sentir les éléments sur la peau, de nager et de bronzer nu, l’espace de liberté du corps se résume à déambuler entre la zone de baignade et la serviette. En 2014, je décide d’aller passer quelques jours aux sources du Var, dans un centre naturiste : je découvre alors une tout autre facette de la pratique de la nudité.
Nouvelle expérience et donc nouvelle étape dans ce parcours qui m’amène vers un naturisme plus intégral – plus social. Si les premières expériences furent motivées par la découverte sensuelle des paysages – la nature et la mer, pour s’y retrouver nu – lorsque j’ai découvert la communauté naturiste, ce fut une agréable surprise que de débuter un autre apprentissage, celui du « corps social ».
Parmi les croyances communes, dans les centres naturistes, on fait ses courses « à poil ». C’est la question rédhibitoire que vos amis vous posent dès que la conversation s’engage sur ce sujet. Peut-être est-ce ici l’occasion de mettre les choses au clair : il peut arriver que certains franchissent le pas de la supérette sans paréo – c’est leur droit – mais je peux vous assurer que ce mode de vie ne peut pas se résumer à ce détail.
Le naturisme est un mouvement qui prône des valeurs de respect de soi et des autres dans une relation de proximité et d’adaptation à l’environnement naturel. Ce qui enchante immédiatement c’est « l’exotisme social » d’une communauté où les personnes se disent bonjour, se parlent facilement sans se connaître et se considèrent avec respect. À titre personnel, ce qui me touche, c’est l’évocation d’un désir d’une utopie sociale où le bien-être passe par la considération asexuée des corps. Difficile à concevoir pour ceux qui n’ont pas expérimenté cette situation ! La nudité en groupe replace notre corps dans une frontalité qui nous oblige à l’habiter et exige de notre structure de le porter. En cela, je veux dire que le vêtement nous autorise au quotidien à adopter, en toute discrétion, de mauvaises postures corporelles.
L’architecture physique et organique du corps humain en contact direct avec celle de la nature nous ramène fondamentalement à un dialogue interspécifique, qui nous resitue dans le grand tout et participe d’une reconnexion ou d’une quête de sens. Sans filtre, on se sent certes plus vulnérable, mais on s’oblige à se tenir plus droit, à s’exposer aux éléments, ce qui renforce les muscles profonds et donc notre posture. L’adjectif « naturiste » est d’ailleurs tiré du vocabulaire médical de la fin du XVIIIe siècle où, en Europe du Nord, l’aristocratie et certaines élites se détournent de la médecine clinique pour pratiquer occasionnellement, en dehors des villes, une vie rustique et simple permettant au corps de développer sa propre force de guérison.
La libération des corps et l’émancipation des classes urbaines ont permis d’instaurer en France, depuis 70 ans, un contexte favorable qui place l’hexagone comme la première destination mondiale, si vous souhaitez passer vos vacances nu. La pratique du naturisme connaît aujourd’hui une démocratisation qui va jusqu’à lui consacrer des espaces naturels au cœur de la ville, comme à Berlin ou Paris. Les centres consacrés à la pratique ne désemplissent pas malgré des tarifs parfois loin de la frugalité originelle du mouvement. L’appétence pour le « back to basics » nous démontre que malgré tout ce que la ville et le confort moderne nous apportent, certains besoins, certains sens restent insatisfaits. Dans un monde où de plus en plus de personnes cherchent à être holistiques, globales et cohérentes dans leur démarche de transition personnelle, le corps et la relation à son environnement social et naturel est un sujet à mettre au centre de la transition écologique. Avant de sombrer dans une vulnérabilité sanitaire et environnementale liée à la crise climatique, la recherche de la nudité pourrait nous permettre de retisser des liens de confiance avec nous-mêmes et de nous donner le courage d’affirmer que les dommages causés sur l’environnement au quotidien nous atteignent plus profondément que nous n’osons l’admettre. Ouvrir les chantiers de reconquête de notre qualité de vie passe par l’aveu de notre faiblesse, de notre vulnérabilité. En cela, le naturisme est une forme de progressisme, s’il nous amène à nous réaliser en tant qu’individus conscients de notre fragilité et de notre dépendance environnementale.
Photographies issues de la série Montalivet du photographe Hervé Szydlowski
Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
http://herve-szydlowski.com/montalivet/