En venir au corps
Par nos sujets de diplômes respectifs, nous étions toutes deux déjà animées par la question de l’implication du corps dans la fabrique des paysages et de l’espace vécu. Héloïse, par un travail de diplôme sur les pratiques sportives dans les paysages du Millavois et notamment sur la marche comme moyen d’aborder un territoire. Et Flore par un projet de signalétique sur le bois de Vincennes visant à faire des modes de déplacements doux un vecteur d’identité intercommunale.
Dans nos projets actuels et à venir, comme dans d’autres moments d’échanges, concernant plus largement les enjeux de nos métiers, nous abordons régulièrement la légitimité d’être dans un espace public. C’est-à-dire la légitimité qu’un être humain se sent attribuée pour pratiquer et habiter un espace. Cette légitimité, nous constatons qu’elle est en premier lieu le fait même de sa corporalité, de son existence physique. Pour expliquer ou caractériser ce sentiment, nous faisons appel à cette situation de la vie en communauté, dans des espaces partagés, où un individu se faisant bousculer ou piétiner ressent le besoin de rappeler sa présence physique et les limites de son corps : « Suis-je transparent.e ? », « Suis-je invisible ? », « C’est mon pied là », « Il y a quelqu’un derrière vous ».
Ce premier constat est croisé avec un deuxième : celui que l’espace habité par un individu n’est pas toujours ajusté à sa mesure et entrave parfois certains de ses usages et déplacements. Pourtant, ces espaces vécus ont été dessinés par et autour de l’être humain, de ses envies et besoins.
Cet espace suradapté pour satisfaire la rencontre de multiples pratiques et modes de vie, finit par contraindre l’individu. Il en résulte une hostilité, une suspicion de malveillance, l’impression de se « faire marcher sur les pieds ». Cette fameuse expression idiomatique synthétise bien ces deux constats.
Elle nous conduit à penser que prendre en compte le corps de l’autre, lui laisser la place d’exister, c’est lui offrir un espace de liberté et une légitimité pour agir dans la société.
Corps en question
Assez spontanément, nous avons souhaité confronter ces questionnements avec un public d’enfants et adolescents. Nous partageons un intérêt commun pour la collaboration avec les jeunes publics, qui dépasse ce sujet. Nous apprécions leur spontanéité et leur vision du paysage, encore affranchie des codes. Les démarches pédagogiques sont pour nous des temps d’enrichissement précieux pour nos projets de maîtrise d’œuvre et études.
Pour autant, dans notre pratique professionnelle, nous voyons qu’il est très complexe d’inclure le jeune public dans les phases de concertation des projets. Ils sont très souvent absents des décisions liées à l’aménagement alors même que les enjeux abordés les concernent directement.
Lorsque l’enfant entend parler de son environnement, c’est souvent plus pour son impact négatif, plutôt que dans le sens positif d’une action qui lui est démocratiquement offerte.
De plus, nous voyons aussi que ce jeune public a souvent un corps et des capacités assez peu adaptés à son environnement, un corps qui le limite et qui également le complexe (surtout à l’âge adolescent). C’est aussi un âge marqué par l’ambivalence, où l’individu oscille entre un besoin de liberté et un manque d’autonomie, et entre une grande curiosité et une tendance à l’évitement (« les choses sont comme elles sont », « cela doit fonctionner comme ça »).
Mais dès lors, quels outils et démarches concevoir pour rendre accessibles les questions de l’aménagement à un jeune public ? Comment les sensibiliser à des valeurs citoyennes et écologiques ? Comment leur faire prendre conscience de leur importance dans le territoire qu’ils habitent ?
Cette recherche s’est naturellement orientée vers des outils de projet qui mobilisent physiquement le corps pour se repositionner et s’ancrer dans le monde au sein duquel ils vont évoluer.
Des projets pour investir ces questions
Depuis le mois de janvier 2019, nous avons eu l’opportunité de développer cette recherche à travers deux projets.
Premier projet, un corps pour prendre sa mesure
Le premier projet se déroule dans le cadre du dispositif « Culture et art au collège », dans trois collèges de Seine-Saint-Denis.
La démarche, que nous avons engagée, expérimente une approche anthropocentrée : démontrer que les objets qui nous entourent sont dessinés à notre mesure (ou non) et comment ce même corps – ses usages et ses déplacements – fait évoluer l’environnement bâti. La chaise d’un élève n’a de sens que si elle lui permet de travailler à bonne hauteur, le pas d’une marche d’escalier doit permettre un mouvement fluide et tout chemin doit être suffisamment large pour l’usage auquel il se destine.
Ce premier projet implique une expérimentation dans un milieu construit – milieu urbain et périurbain – où l’on peut aborder les différentes échelles habitées dans un périmètre assez proche : classe, cour, quartier et territoire.
Pour illustrer et appréhender ces différentes échelles, le projet est fractionné en quatre mouvements : Se lever (de sa chaise), Sortir (dans la rue), Parcourir (le paysage), S’orienter (dans son expérience).
Se lever de sa chaise
Le temps de transmission débute par une réappropriation du corps et de ses capacités à « mesurer » ce qui l’entoure. Après un historique sur les unités de mesure anciennes (pré révolution) ainsi que sur les penseurs ayant traité la question du corps dans l’espace – Léonard de Vinci, Vitruve, Le Corbusier – chaque élève relève ses mesures (pas, empan, coudée, etc.). Il est ensuite guidé dans la fabrication de nouveaux outils, figurant ses proportions, qu’il met en pratique pour dimensionner un objet dans l’espace de la classe.
Sortir dans la rue
Les élèves, accompagnés de leurs outils, nouvellement définis et confectionnés, sortent de la classe et sont confrontés au terrain de la rue. Ils arpentent la rue et leur quartier et se lancent dans des relevés à l’aide de leur corps et d’un outil de leur choix. Se questionner sur l’outil le plus adéquat leur permet de s’approprier ce nouveau système de mesure, tout en forgeant leur esprit pratique. L’objectif est ici de développer différents vocabulaires mêlant indications précises et perception sensible.
Parcourir le paysage
Cette troisième étape de transmission prend la forme d’une randonnée exploratoire au sein d’un paysage. Elle est l’occasion de mettre en rapport un corps avec son déplacement et sa mise en mouvement. La randonnée permet également de transmettre des notions de géographie et de paysage (franchissement d’un cours d’eau, dénivelé, etc.).
S’orienter
L’élève s’oriente dans une définition de son territoire à l’échelle de son choix. De la classe au grand paysage, il choisit un élément qui le compose et son mode de (re)production, auquel il (r)apporte une représentation de son corps. Ces productions, proposées sur plusieurs modes, figuratifs ou utopiques, initient au travail en volume, aux notions d’échelle de représentation et de proportion. Elles questionnent sur la place que chacun s’accorde dans un espace donné.
Dans ce projet, nous abordons la cartographie et la maquette comme moyens de figuration de l’espace environnant. Nous cherchons systématiquement à mettre ces moyens de figuration en correspondance avec une expérience ou une perception physique.
Projet 2, un corps pour explorer et incarner un territoire
En parallèle, nous chercherons à développer d’autres outils pour questionner la capacité du corps à explorer et incarner un territoire habité.
Le deuxième projet se déroule dans le cadre d’un autre dispositif mis en place par les Ateliers Médicis, « Création en Cours », avec une classe de CE2-CM1 à Guerbigny, une commune rurale de la Somme.
Ce projet a une double visée : d’une part, envisager le territoire et sa flore spontanée comme source originelle d’un repas et d’autre part utiliser le prisme du goût (et autres sens) comme outil d’exploration d’un territoire.
Nous avons proposé aux élèves d’aborder leur territoire quotidien par une première randonnée immersive, à la rencontre des milieux naturels par l’observation, l’écoute, le toucher, la cueillette et le goût.
En classe, nous avons collectivement rassemblé les éléments qui racontent ces milieux : espace ouvert ou fermé, présence de la lumière, couleur de la terre, accès à l’eau, diversité des végétaux, plantes spécifiques, etc.
Une fois « l’histoire reconstituée », nous leur avons demandé de s’exercer à représenter ces milieux par un tableau vivant en mobilisant leurs corps : comment les éléments vivants de ces milieux cohabitent ? Dans quelles postures ?
La classe entière se prête au jeu et investit sans pudeur la cour de l’école.
Les premiers tableaux s’expriment :
La forêt : des corps dressés sous le commandement d’un « corps arroseur » qui dispense l’eau comme source de vie
Les milieux humides : une faune et flore aquatique incarnée par des mouvements circulaires pour dessiner une ronde autour d’emblématiques batraciens au centre
La lisière : des corps se tiennent sur trois niveaux, évoquant la diversité des strates végétales rencontrées, caractérisés par des hauteurs progressives
Le plateau cultivé : des corps alignés et contrôlés par un corps-machine
Les milieux urbains : des corps allongés avec des angles nets pour évoquer les routes et croisements, les mains en triangle sur la tête, expriment les archétypes de maisons aux toits pentus (seul tableau qui reste, par choix des protagonistes, strictement immobile)
Nous leur demandons de faire évoluer ces tableaux au fil de nos interventions pour s’accorder aux dynamiques naturelles et saisonnières. En plus d’incarner corporellement ces milieux, ils en sont nommés les représentants pour les prochains mois : un engagement citoyen qui les responsabilise et les anime.
Un corps comme unité de mesure et lieu de perception
Ces projets de recherche replacent les disciplines du design et du paysage à des échelles de conception distinctes : l’échelle de l’objet, qui est inférieur ou égale à l’échelle du corps, et l’échelle du paysage qui lui est égale ou supérieure.
Pour aborder la diversité de ces échelles, depuis l’espace contigu d’une pièce jusqu’à l’immensité d’un paysage, le corps humain a été pris comme référentiel : comme unité de mesure et lieu de perception.
Unité de mesure afin de comprendre que le monde des objets et l’environnement bâti sont conçus pour et par l’homme.
Lieu de perception pour introduire une approche plus naturaliste et réinscrire l’homme dans son écosystème.
Pour chaque projet, le corps a été mobilisé pour se recentrer, prendre conscience de sa place et de son action positive et citoyenne.
Cette recherche se poursuit dans nos projets pédagogiques et de transmission, et nous comptons également extraire de ces expériences des outils et méthodes à convoquer dans l’exercice de notre métier de concepteurs.