À partir de la Renaissance, le champ de la sculpture se focalise principalement sur la statuaire. En s’émancipant des cultes, les œuvres deviennent davantage disponibles à la collection et au marché. Moins fétichisé, le signifié s’épanouit dans la statuaire, qu’il soit un objet collectionné ou un monument public. L’un des enjeux de ces statues vise l’idéalité et implique le repentir ; le modelage y excelle et va y prédominer fortement. Privilégiée, la statuaire issue du modelage est soclée, re-resoclée et triomphe sur les arcs, les colonnes et sur tous les supports valorisants son statut. Sauvée par son signe ou son allégorie, elle est sacralisée par sa posture au sommet.
Il faut attendre le tournant de la modernité où, s’élargissant aux questions post-statuaires, le monument opérant dans l’espace public s’est remis à penser les formes comme lieu de réflexion visuelle de la sculpture. Même si quelques monuments aux morts chargés de socles couronnés d’une statue ou d’un signe sur leur firmament ont perduré, comme ici à Montieri.
Le mot « Monument » vient du latin monumentum, dérivé du verbe moneō « se remémorer ». Le monument porte en lui la résistance à l’idée de la mort, de la disparition. Ici, peu d’ornements, un monument avec une étoile, l’Étoile d’Italie, le symbole, la personnification allégorique de la péninsule italienne comme peuple et nation. Une étoile, sur un obélisque, sur une couronne, sur un piédestal, sur un emmarchement. Quatre niveaux pour atteindre le symbole « chancelant » qui se perd dans les feuilles des platanes qui l’entourent et qui participent à son aura… cela fait beaucoup pour une petite étoile surchargée ! Le signe du monument est débordé par sa forme. Il quitte le surinvestissement, sa charge émotionnelle, la tombe des aïeux, la tombe de la nation, pour devenir un lieu mémoriel et symbolique sans fondement de forme. L’ouvrage est actif comme monument lors de cérémonies mais l’assujettissement de cette forme met sa valeur artistique en question.
Les artistes « modernes » renouvellent les interrogations sur le statut artistique des formes. Ils s’y attaquent par la matière, en descellant la prééminence du modelage, idéel, et en réveillant à nos mémoires un imaginaire par la taille directe et par l’assemblage, par l’attention aux matériaux mêmes de l’œuvre. On passe de ce que la forme veut dire à ce que l’artiste montre par la forme ; de la statue de tel sujet à une sculpture de tel sculpteur. C’est pourquoi il nous est difficile de citer un sculpteur dans les quatre cents ans qui séparent Rodin de Michel-Ange.
On quitte le monument-statue qui édifie l’histoire pour la forme monumentale à l’œuvre dans l’espace, la sculpture.
Le monument aux morts est une forme de cénotaphe – du grec κενοτάϕιον : kenos (« vide ») et taphos (« tombeau »). Lors de Liverpool Biennial 2018, Holly Hendry réinterprète l’histoire de la statuaire, de la sculpture et du monument. L’œuvre a lieu sur Exchange Flags, une place publique située à côté de l’Hôtel de Ville de Liverpool et d’un bunker, centre de commandement naval pendant la Seconde Guerre mondiale. Le monument sur Exchange Flags, dédié à l’amiral Horatio Nelson, a été inauguré en 1813. L’œuvre post-moderne est contextuelle, ce ne sont pas quelques objets, mais une œuvre qui a rendez-vous dans cet espace. Ici, les moules vides sont les formes à voir. La disparition de la forme issue de ces moules, peut-être une partie d’un hypothétique monument, rejoue le titre de l’œuvre. La taille monumentale à l’échelle de la ville (et non simplement de la place) joue avec le « petit » monument Nelson.Ces jeux de pirouette sont caractéristiques de l’art contemporain, de la post-modernité. La forte culture des lieux et des espaces fonde l’Europe dans laquelle aujourd’hui nous imaginons à travers ces oeuvres.
Érik Dietman livre en 1989, lors du bicentenaire de la Révolution, l’arc de triomphe pour figurois et figurennes à Rennes. Originairement, un arc de triomphe est une porte, destinée à l’entrée triomphale lors du retour d’une guerre. Ce fut un lieu de passage rituel entre deux états : militaire et civil. Ici, l’arc ne sert ni à la cérémonie du triomphe ni à la commémoration d’un événement ou d’un homme, le deuxième âge des arcs. Cette œuvre est plutôt un anti-arc de triomphe : pair et sans perspective. C’est une œuvre d’art – la forme importe – composée de deux portes et de deux demi-portes, soutenues par un pilier végétal, une chaîne et un pilier en brique. L’attique en mosaïque préfigure les émoticônes ; il est typique de la famille Odorico, artisans mosaïstes de Rennes. L’arc est surmonté d’une basse-cour : ironie et pirouette là aussi très « post-modernes ». Loin des perspectives monumentales tracées de l’histoire par le quadrige star, le regardeur est ici invité à dessiner d’autres imaginaires et à œuvrer en citoyen.
D’un détournement à l’autre, de la statue équestre de Marc-Aurèle place du capitole à Rome au seuil du musée d’art contemporain du Danemark ARKEN, les batailles de l’imaginaire, bases de la puissance politique, sont-elle toujours à l’œuvre ? Le monument équestre du duo Elmgreen and Dragset Powerless Structures – Structures sans pouvoir – nous invite à nous interroger sur le sort d’une statue équestre en France lors de la révolution ou dernièrement à Charlottesville (la statue du général Robert Lee). S’attaquer aux lieux d’édification du pouvoir et aux imaginaires qui fondent nos consciences civiques, est-ce aussi déboulonner les formes artistiques ?
La statuaire, au sol, sans socle, devient sculpture. Par quelle structure de pouvoir pivote-t-elle de la statuaire à la sculpture ? Notre dessein mémoriel du premier port négrier européen ici à Liverpool, du port de départ pour les pionniers du nouveau monde ou simplement d’un horizon, d’une terre d’asile ne dominent-ils pas l’autonomie de la forme taillée ou assemblée par les modernes ?
Au sol, ou juste au-dessus, non plus la forme érigée et triomphante mais une ellipse gravée en son cœur de près de 579 606 noms de soldats morts aux champs d’honneur sans distinction de nationalité, de genre ou de religion. En arrière-plan, les monuments dressés après la Grande Guerre semblent bien loin de la vision du sol depuis les tranchées d’Edouard Péricourt – artiste de monuments fictifs d’« Au revoir là-haut » dans le roman de Pierre Lemaitre, prix Goncourt 2013. Par quels agents de l’imaginaire est-on passé, en un siècle et en quelques mètres, de la Tour-lanterne de la plus grande nécropole nationale française à un anneau à la tangente de nos horizons ?
Le tour de force sémantique du mot « économie », qui est passé de l’organisation de sa vie intérieure à l’organisation des activités matérielles extérieures, est peut-être ici imaginé par Hreinn Friðfinnsson. Il propose, en quatre étapes, depuis 1974, une petite maison « inversée » où la sculpture, l’art de l’espace, devient l’art du sol et de l’espace du lieu où est l’œuvre. La première étape est l’inversion des murs intérieurs et extérieurs d’un prototype de maison islandaise. Métaphore de l’insularité, du chez-soi à l’âge du triomphe des « éco-… ». Lors de la quatrième étape, la maison n’est plus qu’une structure réfléchissante, comme un reliquaire dont l’objet disparaît à notre regard, l’essentiel, le fond, à nouveau, en art étant bel et bien la forme.
After ALife Ahead – Après une vie, une autre (en avant, traduction littérale)
Lors de Skulptur Projekte, la plus importante manifestation artistique mondiale qui interroge la sculpture, le sous-sol d’une patinoire, aux confins de la ville, devient le lieu de l’œuvre en modelage, en taille directe et en assemblage. L’artiste nous invite à déambuler dans un champ de bataille avec la matière tout en laissant le vivant s’inviter à l’œuvre. Le site, sans histoire, un lieu au ban du rayonnement de nos villes-monuments européennes qui rêvent à une inscription patrimoniale à des fins marketing, un non-lieu où l’allégorie n’a jamais eu lieu, invite cependant à pénétrer dans ses fondations pour y voir et y projeter un au-delà.
Le 15 janvier 1968, le village de Gibellina en Sicile est détruit et la vallée du Bélice compte 370 mots, 1 000 blessés et 70 000 sans-abris. De 1984 à 1989, Alberto Burri coule 122 blocs de ciment sur un quadrilatère de 12 hectares. Les ruines du village de Gibellina disparaissent sous un espace blanc, un sol de béton où émergent des volumes à flanc de colline. L’artiste propose-t-il un monument commémoratif, une œuvre conçue pour rendre hommage à ce drame ? L’effet de patrimoine a-t-il été recouvert par le regard critique de l’artiste des « Crettos » ?
Si le patrimoine est la conservation des significations et si l’œuvre d’art participe de la valorisation de nos imaginaires, alors les œuvres d’art sans histoire et sans fard ne sont-elles que formes ? Nous sommes peut-être passés de la possibilité d’un imaginaire commun à des objets de circonstances dont le partage s’accomplit dans l’espace public. Les formes relèvent d’une des fondations de notre patrimoine culturel. Du socle au sol, l’allégorie s’est métamorphosée en forme poreuse aux discernements citoyens.