J’ai coutume de dire que c’est en partie ce qui rend notre métier de paysagiste-concepteur aussi attrayant, et cela nous oblige également à une certaine humilité. Notre conception embellit avec le temps, phénomène dont les bâtiments peuvent rarement se targuer et qui fait aussi la force (ou la faiblesse selon le point de vue adopté) de notre activité. La maturation d’un jardin entraîne la naissance d’un ensemble spectaculaire, aussi la prise en compte de cet aspect « temps » gagne à être communiquée auprès des décideurs et clients, et ce, d’autant plus dans une société de la vitesse et du résultat immédiat (voir à ce sujet le texte de Simon Lacourt).
Planter un arbre est un « placement », qui, selon l’essence, se fera sur des centaines d’années : que dire des bâtiments que l’on produit aujourd’hui à grand renfort de parpaings ?
Pour illustrer cette notion de temporalité dans la création d’un jardin, je vous propose de partir à la découverte de deux jardins, l’un en Seine-Maritime et l’autre en Seine-et-Marne.
Le premier jardin, est celui conçu par Jean-Marc de Pas, sur le domaine familial dont il a hérité à 21 ans, à Bois-Guilbert, petit village normand au nord-est de Rouen.
Le poney-club, fondé par son père, qui occupait les pelouses autour du château déménage alors quelques mètres plus loin, au niveau de la ferme, laissant ainsi carte blanche à Jean-Marc. Il obtient ainsi un grand ensemble de 7 ha, composé de prairies et planté de quelques arbres, dont certains datant de plusieurs centaines d’années.
Le lieu était ouvert au public jusqu’alors, aussi Jean-Marc décide que cet ensemble qu’il créera le sera aussi, car il a l’intuition que la société a besoin d’espaces qui célèbrent la nature, la poésie et la beauté. Il planifie donc la création d’un jardin, à partir d’une esquisse d’ensemble, qu’il va s’atteler à planter d’année en année.
Ce jardin est un hommage à la Nature, il en célèbre les éléments, en les évoquant au travers de pièces de jardin.
Jean-Marc, par sa formation en ébénisterie, a acquis une bonne connaissance des essences d’arbres, de l’ampleur qu’ils prendraient à maturité, de leur silhouette et de leur effet dans le paysage. Aussi c’est avec ses connaissances et ses qualités d’observation qu’il va entreprendre la conception de son jardin.
Les premiers travaux qu’il entame concernent l’agrandissement de la mare existante. La terre excavée va alors servir à créer l’île et d’autres volumes dans le jardin. La mise en place d’une vision d’ensemble permet d’optimiser les travaux, en utilisant les ressources disponibles sur le site.
Jean-Marc agit comme un paysagiste-concepteur : notant que la position en hauteur du château l’expose aux vents, il décide de clore son jardin avec une haie variée d’arbres, à la façon des clos-masures du territoire. Mais une haie simple lui paraît peu intéressante, aussi il la double, créant ainsi un mail planté qui permet de parcourir les contours du jardin. Cet ensemble est boisé de 1600 arbres et arbustes, qui forment une voûte de 800 m de longueur. Les essences, chêne, tilleul, érable champêtre, charme, châtaignier et aulne sont reprises en motif régulier tous les 12 m, la strate arbustive est également mise en place, avec des viornes, des cornouillers. Ces 1600 végétaux sont repiqués en plants forestiers, donc dans un format de petite taille, ce qui peut surprendre le visiteur lorsqu’il voit se dresser aujourd’hui sous ses yeux cet ensemble mature. Jean-Marc a donc eu une vision à long terme, qui s’est révélée gratifiante, car 30 ans plus tard, nul n’a conscience de la matière à partir de laquelle tout cela a vu le jour.
Dans ce jardin, il est aussi question de patience et de vision prospective : ainsi le labyrinthe, qui est constitué de plusieurs milliers de boutures de buis effectuées par son créateur. Maintenant, il se dresse fièrement au milieu de son cercle de bouleaux, qui veille sur lui.
Dans le choix même des essences, Jean-Marc a veillé à prendre en compte la taille qu’elles feront une fois adultes, en les disposant à distance des bâtiments pour éviter des chutes fracassantes lors des tempêtes, ou pour qu’elles n’endommagent pas les créations dans le jardin (les bouleaux, en plus de la beauté virginale de leurs troncs, ont été choisis pour ne pas trop abîmer le labyrinthe en cas de chute).
Ce travail d’ensemble a permis de créer un des jardins remarquables normands les plus atypiques, liant la vision à long terme d’un jeune homme à la pratique artistique qu’il mène aujourd’hui autour de ses sculptures.
« Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage »
Jean de La Fontaine
Un autre lieu, une autre approche de la genèse d’un jardin.
Nous sommes en Seine-et-Marne, au nord-est de Paris, au pied de la butte de Doue. Derrière un mur, à l’abri des regards, s’est constitué ici un jardin singulier. Maison et jardin sont acquis en 1999. Le jardin est alors constitué de pelouses, agrémentées par le propriétaire précédent, de quelques jeunes arbres.
Les nouveaux propriétaires, Joëlle et Daniel Jeunehomme, amateurs passionnés et avisés de belles plantes, entament alors la mise en œuvre d’un nouveau jardin.
Ici, pas de création de plan d’ensemble, mais une approche faite de coups de cœur. Dans leur domicile précédent, ils avaient déjà conçu un « beau » jardin, contenant une centaine de rosiers, des vivaces et des arbustes, mais ici tout est à (re) faire, à mettre en forme.
Ce sont des « rencontres » avec des végétaux de collection, des sculptures et des constructions de jardin qui vont guider sa conception. Chaque rencontre donne lieu à un questionnement sur le lieu de la plantation, le positionnement de la sculpture. Et les rencontres s’accumulant, les massifs et le parcours du jardin se dessinent, petit à petit.
Les arbres existants servent de points d’ancrage à la création des massifs, leurs silhouettes sont parfois remodelées, quand d’autres arbres ont été coupés.
Ce jardin précieux se construit maintenant depuis une dizaine d’années, les arbres adolescents lors de l’achat ont commencé à prendre leurs aises, tandis que les propriétaires en ont ajouté d’autres. Un travail attentif de taille est ainsi mené afin d’accompagner le développement du végétal, pour conserver la lumière des massifs.
Le jardin, dans sa conception, ne s’offre pas au regard d’un seul tenant, le visiteur doit y pénétrer par un bout, guidé par les propriétaires des lieux pour voir ses trésors.
Il est amusant que dans ce jardin, espace clos de murs, s’impose l’idée du parcours. Le jardin « La parmélie » invite au voyage, et le voyage conduit à faire des rencontres : végétales, sculpturales, ou encore de scènes qui sont toujours soutenues par une complicité, un dialogue entre végétal et objet. Ici, on orchestre une forme de symbiose entre le végétal et l’artifice, qui conduit à un dialogue.
La déambulation dans le jardin donne une direction dans le parcours, mais tout au long de celui-ci, le regard porte tout autour de lui, à 360°, ce qui permet de découvrir d’autres points de vue. Il s’agit donc ici de faire le tour du jardin, de l’arpenter par la marche, mais aussi en regardant autour de soi, en le contemplant « sous toutes ses coutures ».
Faire le tour c’est prendre le temps d’observer les microvariations saisonnières, voir journalières d’un lieu connu. C’est un exercice du regard en action dans l’espace. Il s’agit de prendre le temps de cheminer, de voir l’action du temps, de découvrir de nouvelles situations possibles et de se projeter dans de futures interventions. Le jardin se construit en (y) allant, il se fait en mouvement.
Aujourd’hui, le jardinier cherche des végétaux pour venir accompagner l’existant, comme les dernières trouvailles autour des feuillages des fougères, ou encore autour de plantes d’autres continents, qui font, elles aussi, voyager par leur présence évocatrice d’un exotisme.
Le jardin enseigne aussi l’apprentissage de la patience : pratiquer le jardinage c’est refuser l’urgence. Il y a des rythmes qui sont imposés par la Nature, et ce ne sont pas forcément ceux du jardinier. Le jardin dicte au jardinier son emploi du temps, il lui dit où il doit intervenir de jour en jour, en fonction du moment de l’année. Les temporalités diffèrent en fonction des saisons.
L’écueil d’un jardin peut être d’en vouloir une image figée. Il faut donc être dans l’acceptation de l’évolution, du mouvement. Aussi, prendre le temps c’est aussi accepter le déplacement, à l’image du jardin en mouvement, de Gilles Clément.
Le principe du jardin est d’être conduit par un jardinier. Celui-ci est parti soit d’un plan d’ensemble, comme au jardin des sculptures à Bois-Guilbert, soit le jardinier accompagne le mouvement et l’évolution du jardin, comme ici à la Parmélie.
Le jardin se déploie, il prend du volume au cours du temps, ce qui amène les utilisateurs et le jardinier à se mouvoir différemment et à faire évoluer leurs regards sur le lieu. C’est pourquoi certains végétaux sont amenés à être déplacés, ou certains projets suspendus, tandis que d’autres émergent. Le jardinier, par le regard qu’il porte sur son espace, se laisse surprendre par ce qui vit ici, ce qui conduit à la nécessité de faire « le tour du jardin » de manière journalière, en permanence. De la constance du jardin émerge la découverte de nouveautés de jour en jour.
Bâtir un jardin c’est s’engager dans une relation sensible, sensuelle, voire amoureuse, avec parfois des déceptions, mais jamais sans issue.
Le jardinier donne du temps au jardin, à son développement, lequel lui on offre en retour.
Le projet du jardin est une boucle, il n’est pas figé. Peut-être qu’avec la mise en place d’un plan d’ensemble au commencement, le jardinier se fixe un objectif à atteindre, tandis qu’ici, à la Parmélie, sans plan au départ, il n’y avait pas de but visé : ce sont les rencontres qui ont conduit à créer le jardin tel qu’on le voit aujourd’hui.
Peut-être que la taille du jardin conditionne les possibilités d’action et de relation au temps.
Peut-être que lorsque l’on a beaucoup de place, on peut se permettre de mettre en œuvre certains projets, qui nécessitent plus de moyens, aussi la possibilité d’un déplacement n’est pas envisagée, tandis que sur une échelle de jardin plus petite, le jardinier peut encore s’autoriser à bouger des massifs de vivaces, car nous sommes dans une échelle de détails plus fine.
Lorsque l’on décide de mettre en place un labyrinthe, comme à Bois-Guilbert, il n’est pas envisageable, après des milliers de boutures de buis, de décider de le déplacer. En revanche, lorsque l’on travaille sur des massifs composés de vivaces et d’arbustes, que l’on décide de les placer à un endroit, la possibilité de les bouger par la suite reste ouverte : le jardinier sait transplanter ce type de végétaux, sans trop de dommages.
C’est donc au fur et à mesure du temps, par le développement des végétaux, en fonction des réussites ou des échecs des plantations que le squelette végétal du jardin la Parmélie s’est construit. À l’échelle de ce jardin, d’environ 5000 m², après 10 ans, la maturité de bons nombres de massifs est là. Vivaces et arbustes ont pris leur essor, tandis que les arbres continuent leur croissance paisiblement, sous l’œil attentif du jardinier.
Pour visiter le Jardin des sculptures de Jean-Marc de Pas à Bois-Guilbert : https://www.lejardindessculptures.com
Pour visiter le Jardin La Parmélie de Joëlle et Daniel Jeunehomme : https://www.jardinlaparmelie.fr/