Anaïs Jeunehomme : Rémy, en quoi consiste ton métier ?
Rémy Muriach : Mon métier c’est de faire de l’éco-paturage, c’est-à-dire que nous entretenons des espaces verts, que ce soient des espaces naturels, industriels, peu importe, à l’aide de moutons. Nous tondons donc l’herbe et, plutôt que de le faire avec des tondeuses mécaniques, nous avons une méthode alternative avec des moutons, qui broutent. C’est aussi simple que ça !
A: D’accord, toi par contre, tu n’es pas directement berger, tu gères une équipe de bergers c’est ça ?
R: Je suis responsable régional. Je m’occupe d’un territoire qui va de La Rochelle, Clermont-Ferrand jusqu’à Montpellier, ce qui fait le quart Sud-Ouest de la France. Et sur ce quart Sud-Ouest, je suis en charge de trouver de nouveaux clients puis de mettre en place et suivre ces contrats avec les bergers qu’il faut, les moutons, et de faire en sorte que tout se passe bien.
A: Quelle est la réaction des gens quand tu viens amener tes troupeaux en ville ? Comment ça se passe, techniquement, tu viens avec un camion ?
R: Les réactions. Au départ on rigole, la plupart du temps, on sourit tout du moins. Et puis après, on se dit, mais c’est pas idiot en fait ! Pourquoi je n’y ai pas pensé ?
Et oui, c’est une idée simple qui revient à la mode.
Après, techniquement, j’ai une remorque moutonnière, qui me permet de transporter les troupeaux.
Puis, lorsque notre développement s’amplifiera, ce seront les bergers qui seront autonomes pour effectuer les transports de moutons. Les moutons restent ensuite à demeure, toute l’année chez nos clients. Nous avons des contrats à l’année que l’on reconduit, pour une année de plus, etc.
A: Donc en fait, en terme de logistique, au préalable, il y a le terrain qui a été clôturé par exemple et il y a un petit abri pour accueillir les moutons qui existe ?
R: Le site, il faut s’assurer que ce soit un site clôt, donc si ce n’est pas le cas, nous installons aussi des clôtures. Souvent, nous redécoupons à l’intérieur du site pour que les moutons n’aillent pas sur les parkings, ce genre de chose. Et après, il faut un abri, soit il y est, soit nous l’installons. Et il faut un point d’eau. Ce sont les trois prérequis.
A: Et tes bergers viennent voir tes troupeaux tous les combien ?
R: Tout dépend du troupeau, tout dépend de la méthode.
Parce que lorsque l’on fait de l’éco-pâturage sur un site fixe, nous avons moins besoin d’intervenir : les moutons restent tout le temps au même endroit, ils connaissent leur pâture, ils n’ont pas besoin d’être déplacés, il y a juste les soins, et s’assurer qu’ils aient de l’eau et que la clôture soit toujours en bon état. Dans ce cas-là, nous allons passer toutes les semaines ou tous les 15 jours.
Il faut savoir aussi qu’à chaque fois que nous ouvrons un site, nous demandons à avoir une personne référente, au sein de l’entreprise qui nous accueille. C’est elle qui va faire un petit suivi au quotidien, c’est-à-dire : compter les moutons, regarder s’ils sont tous debout et regarder s’il y a de l’eau. Ce sont les trois choses que nous lui demandons.
Après, lorsque l’on fait du pâturage multi-sites, cela demandera plus d’heures de travail : il va falloir déplacer le troupeau, le recharger, le remettre à un autre endroit, vérifier les clôtures, qui peuvent parfois être des clôtures mobiles, avec du filet, donc il faut également les remettre ce qui demande plus de temps.
En dernier lieu, nous avons la méthode qu’on connaît le plus, le pâturage mobile, où il y a vraiment le berger, avec le troupeau, qui reste à temps plein avec.
A: Donc dans ce cas là, il y a le berger, avec son chien, qui contrôle où les moutons pâturent ?
R: C’est ça.
A: Qui sont tes clients ?
R: Au départ, essentiellement des entreprises privées, plutôt de la logistique et de l’industrie.
Et nous nous sommes aperçus que pour nous différencier d’un éleveur, qui pouvait, très simplement, mettre des moutons sur une parcelle x, nous devions nous développer vers des sites plus complexes. Sites SEVESO, sites nucléaires, prisons, de l’industrie à atmosphère explosive (stockage de gaz…), tout ce qui va être un petit peu sensible, avec des procédures de sécurité.
Nous avons voulu monter en gamme et nous avons proposé un service assez complet pour ce cas de figure. Il faut savoir que, par rapport à un éleveur, nous avons une assurance spécifique, pour notre activité, c’est-à-dire que chaque mouton est assuré, comme si c’était un salarié, il a une responsabilité civile, afin que s’il cause le moindre incident à un tiers, il soit couvert.
Un éleveur, lorsqu’il va mettre des moutons chez un client, est assuré pour son activité de production, chez lui. A partir du moment où c’est chez un client, s’il y a un accident, c’est le propriétaire foncier qui prend, donc le client qui va être responsable.
C’est une différence qui est très importante.
Et maintenant je commence à me tourner vers les collectivités, mais ce n’était pas vraiment le premier client vers qui nous souhaitions aller, parce qu’ils ont une inertie de décision qui est assez longue, et nous avions besoin, au départ, d’amorcer la pompe rapidement avec des contrats.
A: Quels sont tes canaux de diffusion ? Comment tes clients en sont-ils venus à faire appel à tes services ?
R: Nos canaux de diffusion aujourd’hui, c’est vraiment la presse. Parce qu’à chaque fois que nous ouvrons un nouveau site, nous invitons les médias, presse, radio et télé. Et selon les sites, selon l’importance, nous avons un bon retour. Cela nous permet de nous faire connaître. Nous faisons aussi des salons professionnels et moi je suis encore à l’UNEP, donc j’essaie de faire avancer le métier. Le bouche à oreilles est également un moyen de prospection qui fonctionne bien.
A: Donc c’est plutôt toi qui viens les démarcher ?
R: Oui, aujourd’hui c’est ça.
A: D’après toi, quels sont les facteurs qui permettent aujourd’hui le développement de ce type de pratique ? Est-ce que ce sont juste des critères économiques, est-ce que c’est conjoncturel, à la mode ?
R: Clairement, il y a tout. Tout est convergent en ce moment.
Si on prend les entreprises, nous sommes, 90% du temps moins cher que les méthodes mécaniques donc c’est un premier argument qui pèse.
Les clients peuvent faire une communication positive sur leur entreprise, pour des méthodes alternatives qui sont intéressantes à faire connaître. Surtout que là, il y a l’effet de nouveauté donc tous les premiers clients communiquent un maximum.
Par exemple, j’ai travaillé avec La Poste, nous avons ouvert un site La Poste à Toulouse, une énorme plateforme de tri, il y a 500 personnes qui y travaillent. Nous étions, je crois, 70 au lâcher de moutons, il y avait vraiment beaucoup de monde : des institutionnels, d’autres entreprises, des clients, des fournisseurs… Et ça, c’est vraiment la meilleure publicité pour nous.
Nous mettons également des panneaux sur les sites, les fourgonnettes des bergers sont floquées et mon directeur est très influent, il est passionné depuis 5 ans, complètement convaincu du principe. Il participe à beaucoup de colloques, dont une intervention à la COP 21 au Bourget, donc on peut compter sur lui pour se faire l’écho de la démarche.
A: Donc c’est ton directeur qui promeut le système et cela fait écho dans la dynamique actuelle ?
R: Oui et de toute façon, tout le monde a intérêt à le faire dans l’entreprise.
A: D’après ton expérience, en quoi le mouton se prête aux conditions urbaines ?
R: Et bien c’est surtout le mouton d’Ouessant qui s’y prête bien.
Parce que le mouton d’Ouessant c’est le plus petit mouton du monde, il fait entre 15 et 25 kilos, il est donc facile à transporter, ou à attraper et surtout, il permet de travailler sur des petites parcelles. Nous pouvons maîtriser des petites surfaces plus facilement qu’avec des gros moutons.
Puis, en milieu urbain, je trouve que le mouton est un animal hyper rustique, qui s’adapte à tous types de milieux : nous n’avons aucun frein à l’installation de moutons, surtout mon directeur, il ne se met aucune barrière pour installer des moutons au bord d’une autoroute, sur une centrale électrique, dans une prison, des industries particulières.
Actuellement, j’ai comme client une société qui fabrique de la poudre pour des bombes, de la poudre explosive, il y a des endroits où ça prend feu régulièrement. Nous n’avons donc aucun à priori vis-à-vis des clients.
A: Et les moutons restent même en hiver ?
R: Oui, toute l’année, ils ont leur abri et ils sont « à l’herbe ».
A: L’éco-pastoralisme urbain, est-ce un effet de mode, ou bien penses-tu que cela puisse s’imposer comme une pratique durable ?
R: Je vais te donner quelques chiffres pour te convaincre : mon patron cela fait 4 ans plein qu’il fait cette activité. Aujourd’hui, nous sommes 17 salariés, nous avons fait, fin 2015, 550 000€ de chiffre d’affaires. Là, nous sommes fin avril bientôt, et nous avons déjà signé 880 000€ de chiffre d’affaires pour 2016, parce que comme il s’agit de loyers mensuels, nous avons une bonne visibilité du chiffre d’affaires. Donc nous ne sommes même pas à la moitié de l’année et nous avons presque doublé le chiffre d’affaires de l’année dernière. Nous sommes sur une « start up du paysage », c’est un modèle qui est en train de se créer.
Aujourd’hui, nous sommes les seuls en France à avoir une activité nationale.
On retrouve des petits concurrents mais vraiment très locaux, qui ont du mal après pour bouger. Donc je pense que nous sommes loin de l’effet de mode, il y a vraiment quelque chose, et nous répondons aussi à des appels d’offre publics.
Nous avons remporté l’appel d’offre pour le siège de la MSA à Angers, un hôpital à Saint-Nazaire, et de plus en plus, cette pratique est en train de rentrer comme une méthode à part entière d’entretien d’espaces.
Et même, au Mans, pour la première fois, nous avons fait un marché où il y a du défrichage réalisé avec une entreprise d’éco-pâturage chevrier, avec laquelle nous avons fait un groupement. Nous, nous réalisons le maintien de la pâture avec les moutons. Il y a une vraie logique : d’un bout à l’autre on ne fait qu’avec des animaux. Donc tout ça, c’est vraiment en train de se démocratiser, et ça arrive auprès des acteurs publics ou privés.
A: Donc on est bien sur l’aspect économique qui fait que la solution que tu proposes est à la base moins chère que des entretiens classiques ?
R: Et on peut en vivre. Derrière, cela crée des emplois qui sont durables et on peut rémunérer les gens.
A: Et qu’en est-il de la question du « green washing » ? Est-ce qu’il n’y a pas des entreprises qui font appel à cette méthode pour « redorer » leur blason ?
R: Il y a du « green washing » aussi, clairement.
Nous avons le siège d’une importante entreprise, en région parisienne, où la parcelle était trop petite pour accueillir des moutons, mais ils voulaient absolument des moutons.
Donc ils ont fait installer de l’arrosage automatique pour qu’il y ait des moutons qui puissent venir, pour qu’ils aient assez à manger. Ils leur ont planté des gros pommiers pour qu’ils aient de l’ombre et des fruits qui tombent, et là, ils viennent d’installer des petits agrès, des petites barrières, pour que les moutons aient un parcours un peu ludique, qu’ils s’amusent sur le parc.
Donc dans cet exemple, l’entreprise a vraiment été au bout du truc, pour communiquer dessus. Eux, c’était essentiellement ça.
A: D’accord, mais est-ce une seule entreprise parmi plein d’autres qui ne raisonnent pas du tout comme ça ?
R: Oui, ça c’est l’exemple extrême.
Après, dans les nouveautés, je travaille sur un centre commercial qui va se construire à Toulouse, où, dès la conception, sont intégrées des zones de pâture.
Aujourd’hui, le centre commercial n’est pas encore construit, le site fait 55ha et il y a déjà les moutons.
Et demain, il y aura les moutons sur les parcelles extérieures au centre commercial.
Pour moi c’est bien de pouvoir l’intégrer dès la conception et d’y penser pour ne pas avoir à refaire après des clôtures etc. Après, le côté « green washing », est aussi là, c’est vraiment le but. Mais cet aspect reste quand même une exception et les entreprises qui choisissent cette formule pour cela sont rares.
A: Dans ce que tu peux observer dans ta pratique, quelle place accorde-t-on à l’animal en ville ?
R: Aujourd’hui, l’animal en ville, il n’a qu’une utilité ornementale et affective. C’est tout ce que je vois.
En ville on veut juste un chien, mais qu’il ne fasse pas trop caca, qu’il soit gentil et qu’on puisse lui faire des caresses. C’est tout ce qu’on veut.
On ne veut plus de pigeons, plus d’abeilles, de guêpes, on ne veut rien qui pique… On ne veut rien !
A: Mais alors, le mouton vient quand même déranger ce schéma dans lequel les urbains fonctionnent ?
Tu as évoqué en aparté tout à l’heure que sur un site de la filiale de l’entreprise Saint Gobain, les gens se sont finalement attachés aux animaux, donc il y a quand même quelque chose qui se produit. Finalement, quand tu imposes de l’animal en ville, il y a des réactions derrières qui ne sont pas anodines.
Est-ce que tu as pu constater comme cela des interactions avec des urbains ?
R: J’ai beaucoup de retours positifs, de gens qui trouvent que ça redonne de l’animation à l’espace public, ça redonne de l’humanité, du lien social, comme on l’a dit tout à l’heure.
Après, il y a toujours des comportements déviants, des gens qui veulent faire jouer le chien et qui le lâchent dans la pâture, ça arrive aussi. Mais nous avons quand même plus de retours positifs que le contraire.
Je pense que oui, l’animal en ville c’est une grande question maintenant.
On installe des ruches, ça c’est vrai que ça revient, on l’accepte, mais pour le reste…
Je travaille sur de gros sites logistiques et aujourd’hui ils mettent beaucoup d’argent, dans ce qu’ils appellent les trois D, mais c’est plus que les trois D. Il s’agit de la dératisation, désinsectisation, et le troisième je ne sais plus ce que c’est.
Sur ces sites, ils ont des pièges pour les frelons, des pièges pour les pigeons, les souris, le moindre truc.
Ils ne veulent pas de serpents, il faut qu’il n’y ait rien qui vive sur un site aujourd’hui.
Et je travaille aussi avec un gros laboratoire pharmaceutique, pour lequel il convient que les espaces verts soient morts. Il ne faut pas qu’il y ait le moindre insecte ou bestiole qui puisse vivre, sinon c’est dangereux. Et chez eux, j’ai énormément de mal à installer des moutons. Dans ce laboratoire, ils ont une activité où dedans, tout est blanc, les gens sont impeccables, il faut que tout soit nickel, aseptisé, ce qui se comprend car dans leur activité ils fabriquent des médicaments. Mais ils voudraient que l’extérieur soit pareil.
Donc quand nous leur disons qu’on va mettre des moutons pour brouter la pelouse, ils me disent « Mais les moutons vont polluer les sols, moi j’en veux pas, je fais des relevés piézométriques et des analyses de sol pour pas qu’il ait de rejet, ça va me polluer mes sols. »
Je réponds : « Mais attendez, c’est une mine d’or le fumier de moutons, on s’en sert pour se nourrir ! On met ça dans les potagers ! »
« Ah ouais, mais non, non, moi j’en veux pas, ça va me contraindre. »
Tout cela perturbe leur service qualité.
Aujourd’hui c’est cela le plus gros frein. Ce sont des gens qui, comme ça, veulent que l’extérieur soit tout carrelé, qui veulent être dans une bulle.
A: D’un côté il y a ce phénomène là, mais aussi, de l’autre, à Paris, où lorsque tu produis des animations sur les Champs-Élysées, avec de faux champs de blé, en mettant des vaches et autres, cela a un succès fou. Donc est-ce qu’il n’y a pas aussi une échelle de ville qui fait qu’au-delà d’une certaine taille, lorsqu’il y a trop de béton, c’est là où l’animal réussit plus à ré-entrer ? Il y a une balance peut-être ?
R: C’est évident. Aujourd’hui, en France, il n’y en a pas énormément, mais dans des villes comme Paris ou Lyon, cela s’impose très facilement. Après, lorsque la campagne n’est pas très loin, c’est plus difficile à faire accepter.
Sur Paris, c’est vraiment l’extrême, parce que nous avons un berger qui fait juste de la pâture mobile avec seulement trois ou quatre moutons et son chien, et qui se balade sur des boulevards. Il va faire des petites zones de pelouse, tous les îlots ouverts, des trucs comme ça. Et là, on est bien d’accord que c’est juste social, de la communication, ce genre de choses. Cela revient moins cher de le faire avec une petite tondeuse pour ce type de petits espaces. Donc là on est bien sur quelque chose qui n’est pas palpable, c’est créer du lien. Et cela, ce n’est qu’à Paris, aujourd’hui c’est impossible de le voir ailleurs.
Rémy Muriach est berger au sein de la société Ecomouton dont l’activité est dédiée à l’éco-pâturage.
La société a aujourd’hui 1 800 moutons au travail sur 90 sites en France (1 site = 1 contrat avec un client). C’est une société qui regroupe 17 salariés répartis partout en France. Sa clientèle se compose d’industries, d’entreprise de logistiques, de sites photovoltaïques, mais aussi de sites publics (prisons, hôpitaux…). Elle travaille essentiellement avec des moutons d’Ouessant, Solognots, Castillonais et des chèvres des fossés.