Nombreux sont ceux qui m’assurent aujourd’hui que je gâche le plaisir de la découverte, l’excitation que génère l’exploration de paysages, de scènes ou d’atmosphères. Voici, à tous ceux-là, ma réponse.
Depuis quelques années déjà, je souhaitais me rendre à Stockholm. M’étant épris de la Scandinavie au cours de mes études et n’ayant pas voyagé depuis assez longtemps, je m’étais promis d’y aller dans les plus brefs délais. Je me renseignais donc auprès de personnes s’y étant rendues et commençais mes recherches, entre autres sur internet. En tant que bon paysagiste un peu borné, j’observais cartes et photos et parcourais divers articles en relation avec l’archipel en question. De ce repérage très fructueux bien qu’assez frustrant émergea un fait flagrant, observable uniquement à partir d’un service nommé Streetview.
Quelques précisions. La « vue de rue » est un service permettant, depuis 2007, d’avoir accès à des vues panoramiques de sites autorisés. Cet accès est possible à n’importe quel espace couvert par le système de navigation. Sans m’attarder sur des problèmes d’ordre plus complexe de vie privée ou publique, je vous explique ici ma trouvaille.
A chaque panorama est jointe une date de prise de vue. Si certains ne pensaient discerner dans cet élément qu’un détail, j’y voyais un indice majeur dans ma recherche pour mon futur déplacement dans le Nord de l’Europe. Au fur et à mesure de ma progression virtuelle dans les divers quartiers, je m’apercevais de l’étroitesse et de la profusion de la palette arbustive locale. Je m’explique. Du fait d’une latitude plus élevée et bien que tempéré par la proximité de la mer Baltique, l’hiver à Stockholm est froid et sec, de type continental. Pour des périodes assez prolongées, les températures autour du solstice d’hiver peuvent descendre en dessous de -10°C, limitant ainsi l’étendue de la gamme de végétaux pouvant s’y développer correctement. Les essences croissant dans une telle région septentrionale sont alors d’autant plus utilisées qu’elles présentent des attributs ornementaux intéressants et une grande facilité de culture (multiplication). Je constatais donc que les rues, les parcs et jardins, mais aussi les espaces naturels ou délaissés étaient pleins de lilas en fleur (Syringa vulgaris L. j’entends) aux mois de mai ou juin. Je m’expliquais ce décalage temporel par le fait que toutes les rues de Stockholm ne pouvaient être photographiées au même moment.
A partir de cette observation, je décidai de partir pour la fin mai. Il s’agissait bien d’un grand pari puisque selon la rudesse des hivers et la clémence des printemps, les végétaux ne débourrent pas à une date bien définie tous les ans. Le choix de la période de séjour devait normalement me permettre de contempler, ne serait-ce que quelques jours, ces floraisons massives. Je me rappellerai longtemps ce mélange d’excitation et de satisfaction que j’éprouvais déjà, à peine sorti de l’aéroport, à la vue sur les bas-côtés de haies, de lisières, de jardins, tous habités de lilas en début de floraison.
Après dépôt de mes affaires chez Ilse, et du fait que je logeais dans une banlieue résidentielle proche de l’université et du parc national s’insérant dans la ville, j’estimais qu’il serait intéressant de marcher vers le centre-ville. Les entrelacs de mer ou de forêt formaient de larges variations dans le paysage bien que de nombreux cottages subsistaient jusque profondément dans l’agglomération. Je passais à travers des jardins familiaux verdoyants et encadrés par d’imposants massifs de lilas en fleur. Les devantures des grandes résidences présentaient de vieux arbres et des lilas arborescents. Ces derniers, étonnamment vieux, étaient taillés superbement de façon à apercevoir leur écorce striée se desquamant finement. Certaines lisières, s’approchant directement des chemins ou des routes, se voyaient composées d’essences diverses, adaptées aux rudes conditions climatiques, ainsi qu’aux substrats granitiques frugaux. L’écorce orange des pins sylvestres se détachait en petites plaques tandis que la frondaison de ces derniers s’étendait au dessus des larges couronnes d’érables planes. La fin de la floraison des sorbiers me rappelaient l’achèvement du printemps alors que les températures étaient étonnamment élevées en cette fin du mois de mai. Quelle surprise, donc, de voir se développer harmonieusement cet arbuste, au sein d’une communauté végétale locale à l’endurance éprouvée.
J’avançais davantage dans le Nationalstadsparken et arrivais à l’arboretum et au jardin botanique de l’université situé au milieu de Brunnsviken, un grand lac constamment parcouru par diverses petites embarcations motorisées. Après une brève visite des serres, je me dirigeais vers la station de métro la plus proche afin de rejoindre le centre historique. Je réalisai alors que les suédois, eux-aussi, entretenaient des jardins ouvriers, encore largement plantés de lilas.
La vieille ville, malgré un important tourisme que l’on ne saurait condamner, témoignait d’une tradition toute européenne de la densité. Des bâtiments serrés les uns contre les autres, comme pour se réchauffer pendant les longs mois d’hiver, laissaient libres quelques espaces privés ou publics pour la plantation de marronniers ou de lilas. Selon l’exposition et les espèces identifiées (lilas commun, de Rouen ou de Hongrie), les floraisons ne faisaient que commencer, prolongeant le charme d’une marche sur les vieux pavés. Le frais parfum des panicules graciles mêlé à la brise marine s’étiolait dans le dédale des rues de Gamla Stan.
Au cours des jours suivants, j’appréhendais plus clairement la physionomie de la ville, bâtie sur un archipel dont le sous-sol, essentiellement granitique, affleurait en de multiples endroits. Le granite, particulièrement difficile (donc onéreux) à modeler et à travailler pour l’occupation du sol, expliquait la présence de nombreux parcs à travers les villes suédoises et autres régions scandinaves, due à l’inexploitabilité de ces zones. Ces espaces arborés, lorsqu’un minimum de substrat le permettait, donnaient souvent à voir des toits, et façades colorées de camaïeu de jaune ou d’orange.
Les quartiers de Södermalm et de Katarina-Sofia étaient ponctués en de multiples endroits d’enclaves correspondant à des décrochés topographiques. Ces aires, apparaissant délaissées, étaient envahies chaque jour par les cris des enfants. Vitabergsparken, couronné de l’église de Sofia, se voyait accorder une place centrale où les enrochements granitiques formaient d’autres aires de jeu. Ailleurs, le relief naturel était savamment utilisé en théâtre de plein air, bondé pendant les beaux jours. On y accédait depuis la partie occidentale de Katarina-Sofia après avoir pris le ferry au niveau de l’écoquartier, déjà référence, d’Hammarby Sjöstad. Là-bas, un lilas de Rouen, rose foncé, y montait la garde à l’entrée d’un jardin que l’on ne pouvait que deviner derrière une grille bienveillante.
Cette même semaine, je retournai à Södermalm. Les nuages s’étaient confortablement installés juste au dessus de la ville, qui elle, demeurait sereine, ayant déjà connu des temps bien pires. Je déambulais dans les rues et essayais d’imaginer le travail réalisé pour la construction de certains bâtiments. L’excavation de millions de tonnes de granite avait permis l’aménagement d’une pente si douce que je ne me rendais pas compte que j’étais en route vers un des meilleurs points de vue sur la cité[1]. Ce site, dont on m’avait vaguement évoqué l’existence, offrait donc un panorama vers les quartiers Nord (Kungsholmen et Norrmalm), la vieille ville (Gamla Stan et Riddarholmen) et la presqu’île de Langholmen à l’Ouest. Les bâtiments les plus emblématiques se détachaient clairement, plus fiers les uns que les autres, et je m’étonnais de ne plus me concentrer sur les lilas.
Ce traitement ambivalent de la pente, douce si possible ou abandonnée à l’agressivité des décrochés, me donnait des envies d’exploration. Une cohérence à travers la ville me permettait d’envisager l’urbain comme un jeu, un sport sans fatigue. Je me laissais pousser, docile, vers des points de vue renouvelés, de surprenantes alcôves de plein air dont aucun moteur de recherche ne pouvait présager.
L’objectif de ma visite changeait progressivement. J’admirais toujours les lilas et ceux-ci se fondaient de plus en plus dans des parcs certes sans emphase, mais éminemment justes dans leurs situations et leurs compositions. Je profitais d’un banc, niché au milieu d’un petit parc entre Kungsholmen et Norrmalm, et ne m’étonnais plus de rien. Tout était normal, comme tout devait être. La surprise et la variation intervenaient au rythme de quelques rues. Cinq minutes en cinq minutes. Le vent s’engouffrait dans les avenues et me rafraichissait avant l’ascension d’un autre parc. Un cimetière juif, visible au delà d’un parapet, était une autre chambre calme, arborée et plantée de lilas.
Snoilskyvägen, au Sud-ouest de Kungsholmen, est une rue surélevée d’une quinzaine de mètres par rapport au niveau de la mer. Le terrain gagnait abruptement la surface de l’eau et assumait cette différence en ayant un chemin plus ou moins aménagé dans sa longueur. Le garde-corps discontinu, en guise de sécurité, n’était à vrai dire présent que pour se rappeler la situation de cet espace, aire de jeu inespérée ou zone de bronzage privilégiée. La végétation, persévérante et courageuse, se chargeait de combler des interstices trop grands, où du substrat s’était progressivement entassé. Ici, aucun lilas, mais des églantiers, des sédums, des géraniums, des céraistes cotonneux.
Les lilas avaient donc cette incroyable répartition, qui faisait qu’on ne pouvait les percevoir comme nuisibles. Cohabitant parfaitement avec les communautés locales, ils pouvaient se dérober totalement en certains endroits. Merveilleux à la fin du printemps et invisibles le reste de l’année, ils devaient pourtant procurer des ombrages bienvenus en août pour des urbains avides de temps libre.
Je repartis de Stockholm, apaisé d’avoir trouvé ce pourquoi j’étais venu. Mais j’étais tout aussi serein à l’idée d’avoir saisi une infime partie de cette capitale si calme et accidentée, ludique et pédagogique. De multiples regards sur la ville, amenés par une approche auparavant restreinte (les lilas) découverte sur Streetview. Un fil conducteur, par lequel il serait bon de revenir, dans quelques années.
[1] On trouve ce parc (presque exclusivement constitué d’enrochements) vers Yttersta Tvärgränd.