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Montagnes et tas de cailloux

Le relief, ça part du plat et puis ça monte. L’important c’est que ça monte. Le relief ce n’est pas forcément les Pyrénées et son Pic d’Aneto à 3404 mètres l’altitude, ou sa station de ski Piau Engaly à 1850 m. Pour moi le relief c’est la petite butte au fond du jardin sur laquelle pousse un immense frêne. J’aimerais bien grimper sur les branches du frêne, mais elles sont bien trop larges, et les appuis sont difficiles à trouver quand on a 7 ans, et puis j’ai peur de me faire mal si je tombe. Mon relief à moi est petit. Il ne me sert pas à dépasser mes limites, il me sert à déplacer mon point de vue. J’adore voir d’en haut, loin, deviner les rues, les collines, les routes. Imaginer comment ce serait d’aller là-bas, plus loin.

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Décembre 2023, HautesPyrénées

Été 2008 et printemps 2020, Liège, Belgique

Quand tu arrives à Liège par le train de Bruxelles, les derniers kilomètres de rails entre Ans et la gare des Guillemins effectuent une lente descente vers la vallée de la Meuse. La ville est installée au bord du fleuve, dans un creux probablement creusé par ce dernier. Les péniches belges et néerlandaises y passent très régulièrement, souvent chargées jusqu’à la gueule de tas de cailloux, graviers, sables, ou déchets métalliques que l’on espère dédiés au recyclage. A chaque fois que je suis sur un des ponts et que je vois une péniche passer dessous, je me demande si je serais capable de sauter dans le chargement de sable comme James Bond. C’est un coup à se péter la cheville.
Du bord du fleuve, quand tu regardes vers le Nord, tu peux voir bien-sûr la tour de la Cité Administrative années 60 récemment rénovée, mais aussi deux mystérieuses petites montagnes jumelles recouvertes d’arbres. Leur forme conique parfaite ne trompera pas les professionnels des paysages de régions minières : ce sont bien deux terrils jumeaux, Bernalmont et Belle Vue. De si mignonnes petites montagnes, de si peu effrayants massifs, cela m’a donné envie de monter au sommet. Enfin un relief à ma mesure ! Pas besoin d’équipement professionnel, pas besoin d’entraînement sportif, pas besoin de souffrir du froid ou de se brûler la peau.

La première fois que je monte sur le terril Belle-Vue, j’ai quand même besoin d’un guide, parce qu’il n’est pas si simple de trouver le bon passage entre les rues et les maisons pour atteindre le terril entr’aperçu au loin. Je découvre que Liège est truffée de ruelles trop étroites pour les autos, d’escaliers de guingois, aux pavés descellés par des herbes dites « mauvaises ». Rien n’est plus magique pour moi que de savoir qu’une ville est pleine de passages secrets et de points de vue en hauteur.
Un terril est un gros tas de cailloux et de terre. En général des morceaux de schiste et de charbon. Le sol est anthracite, friable sous la chaussure. Ce n’est pas une balade pour petites mamies instables sur leurs quilles. L’avantage du friable, c’est que cela empêche les promoteurs immobiliers de faire des plans sur la comète : on ne pourra jamais construire un immeuble sur un terril, seuls les herbes, les arbres, les VTT et les promeneuses y sont tolérées. Une sorte de garantie d’espace vert dans la zone urbaine.

Atteinte d’une passion-terril après cette première excursion, je cherche ensuite à gravir et explorer tous les terrils de Liège. Terril Batterie Ancien et Batterie-Nouveau situés de part et d’autre de la rue du Fond des Tawes, terril de la Petite Bacnure, terril Sainte Barbe, terril de l’Espérance dont le chemin pédestre est accessible au bout de la rue aux Cailloux. Terrils du Gosson et celui du Piron sur la colline de Cointe. Attention, ne pas confondre terril et colline !
Autant les terrils élevés et de forme quasi-conique ont un statut topographiquement clair, autant d’autres peuvent être plats, rognés, pas finis. Pour chopper le « terril plat », il faut zoner dans un coin de maisons dites « d’ouvriers », chercher le sentier étroit entre deux blocs de maisons mitoyennes. L’espace s’ouvre sur un terrain plus ou moins vaste. Certaines parties enjunglées comme pas permis, d’autres couvertes d’herbe rase qui permet la promenade des chiens et des enfants. Si le sol est poudreux, gris anthracite et plein de petits morceaux de schiste, c’est gagné : c’est un terril plat. Capsules et canettes de bière vides, emballages de pique-nique, mégots, parfois des planches taguées, des pneus abandonnés. Le contour de cette zone est très souvent arboré, des essences poussées là par hasard, parce que c’était possible. Des bouleaux et des saules malingres, des fourrés, des graminées, des ronces. Le paysagiste des jardins de Versailles s’en arracherait les yeux de dépit tellement rien n’est soumis aux lois esthétiques occidentales.

Jusque dans les années 2000, les terrils de Liège étaient peu considérés par les citoyens de la ville. Tas de déchets miniers, une fois l’exploitation des mines achevée ils ont continué à être des tas de déchets. On y trouvait aisément des vieilles machines à laver, des matelas, des frigos abandonnés. Plusieurs campagnes de nettoyage menées localement par les habitants des quartiers ont finalement ramené une beauté à ces zones dont personne n’était particulièrement fier auparavant. Pour moi, ce sont des lieux magiques et tragiques, des zones à la « Stalker » des frères Strougatski, où la maltraitance de la terre par l’Humain a trouvé une forme de guérison.
Tous les jardins des habitats environnants ces terrils ont une terre saturée en métaux lourds. Y faire pousser des légumes est un excellent moyen d’ingérer toutes sortes de saloperies nocives pour le corps.
Malgré la toxicité des terrils, des biotopes spécifiques s’y sont développés1. En 2011, monsieur p.Frankard, sur base de nombreux relevés botaniques, a établi une liste de 88 espèces de plantes supérieures entre 1994 et 2007 sur le terril du Piron. Dans son recensement, on trouve notamment le crapaud calamite (Bufo calamita), l’orvet fragile (Anguis fragilis), le lézard des murailles (Podarcis muralis), et les coléoptères lucane cerf-volant (Lucanus cervus) et une petite biche (Dorcus parallelipipedus). Le terril du Piron, qui est un des « terrils-plats » de Liège, se trouve aujourd’hui menacé par un projet de construction de maisons unifamiliales ainsi que des immeubles à appartements. Les communes de Belgique se gardent sous le coude des « zones d’aménagement communal concerté » (ZACC). En gros : des zones vertes dont les communes peuvent disposer au gré de leurs besoins d’expansion urbaine2. On aurait comme l’impression que l’Humain n’apprécie guère les lieux où il n’a pas laissé sa trace.

Avril 2008, Royans/Vercors
Septembre 2019, Ardèche
Juillet 2011, Drôme

 

 

Le jour où monsieur Demangeolle nous a expliqué la tectonique des plaques, j’ai reçu comme un coup au cœur. Presque comme si je découvrais enfin que la Terre était sphérique après avoir cru toute ma vie qu’elle était plate (ma vie de 11 années). Vexée de n’avoir pas été informée plus tôt de cette théorie de la tectonique des plaques, pourtant confirmée dans les années 60, je constatai que les adultes prenaient vraiment les enfants pour des huîtres écervelées. Dans le même élan, les cours de SVT du collège entamèrent le programme de géologie. À première vue je pensais le sujet plutôt grisâtre, il a finalement été chatoyant d’horizons nouveaux. Ces cailloux que je ramassais et accumulais depuis ma petite enfance dans différents paysages – bords de la Manche, rivières, montagnes, fond du jardin, cour d’école – ces cailloux de Petit Poucet aux diverses formes et textures, colorés du blanc Étretat au gris toit d’ardoise, parfois rouge sombre volcanique, contenaient une histoire ! La planète s’exprimait dans des strates âgées de milliards d’années, et certains humains savaient décrypter ce langage. Je me mis à regarder encore plus attentivement le sol, désireuse de comprendre notre planète. Mais la connaissance ne vient pas seulement par l’observation, et comme je n’étais pas très portée sur les études scientifiques, j’ai fini par dessiner les roches sans en comprendre leur histoire secrète.

Mon cheminement dans les études me fait passer des Vosges à la Drôme. Un tout nouvel environnement s’ouvre à moi. Les maisons de Valence ont des crépis saumon, beige, et des sortes de lignes de petits ponts situés juste sous le toit. Je suis inquiète quand il ne pleut toujours pas au bout d’une semaine de temps sec. Pas vraiment à l’aise seule hors de l’environnement urbain, je me laisse emmener dès que possible hors de ma zone de sécurité du moment que je n’y suis pas seule. Une amie plus expérimentée en matière de randonnées (et équipée d’une automobile, détail important) m’annonce avec des étoiles dans les yeux que le centre de la Pangée se situerait dans le département de la Drôme, à La Baume-Cornillane. Cette théorie très franco-centrée me fait beaucoup rire, mais la contagion se propage : je veux moi aussi m’enivrer des roches et des cailloux du Vercors et de l’Ardèche.

Je ne sais pas si c’est la trouille de me casser la cheville ou la conscience d’être très vulnérable qui m’est tombée dessus en plein milieu d’un orage dans la chaîne des Aravis3 lorsque j’avais 14 ans, mais voilà, j’ai peur des montagnes. Une des règles à suivre lorsqu’on n’est pas une pro de la montagne : ne pas partir seule en randonnée, surtout dans des montagnes que l’on ne connaît pas. Je peux m’abriter derrière cette maxime sans passer pour une dégonflée, mais la vérité est terrible : je ne suis pas une aventurière. Pas de trek en solo au Kirghizstan, pas de voyages dans les confins du Kamtchatka. Même une balade seule dans le Vercors me fait peur.

Novembre 2015, Vercors

Dimanche 8 novembre 2015, le temps est magnifique à Valence. Secouée depuis quelques mois par une rupture amoureuse douloureuse, j’ai beaucoup perdu confiance en moi et en ma capacité à entreprendre quoi que ce soit. Mais là, il y a comme une onde électrique qui me traverse. J’ai une voiture, j’ai des jambes, je vais monter dans le Vercors et marcher. Pas loin, pas dans l’inconnu, juste poser la voiture au col de Tourniol et faire une petite boucle que je connais déjà.
Mais seule.
Ma décision prise, la trouille me gagne. Cette bonne vieille trouille qui prétend me protéger comme un père et une mère, mais qui me casse un peu les ovaires aussi. Je l’entends, et je lui explique tout bien : il est tôt, il fera nuit vers 17 h 30 et je serai déjà rentrée. Je prépare mon sac soigneusement ; l’eau, le petit casse-dalle, les noix, la carte IGN, le coupe-vent, le pull et les souliers de rando. Je pousse même la prudence plus loin : couverture de survie (tellement légère et pas lourde, et puis quelle élégance cet effet aluminium !), lampe frontale, petits pansements pour les ampoules. Papy Marcel et Mamie Annie s’ébroueraient de joie s’ils voyaient combien leur petite-fille a bien retenu leurs leçons de prévoyance. Le carnet de dessin et les crayons, bien sûr. Marcher le long des falaises qui tombent à pic, ça c’est le trip total. Voir loin la vallée du Rhône, et l’Ardèche en face plein Ouest. Les chocards à bec jaune criaillent, passent devant moi et même plus bas le long de la paroi rocheuse. Les anfractuosités sont leur maison. Imagine : tu sors de chez toi et paf tu as la vue directe, le vide et l’air qui te porte. La chance. Je reste longtemps à observer au loin, je prends mon temps pour dessiner les contreforts un peu plus au Nord. Je marche à mon rythme d’asthmatique, lent et régulier. J’accepte le fait que je ne suis pas comme ce compagnon avec qui j’ai partagé ma vie pendant presque 7 ans, je ne suis pas un aventurier comme lui, je ne suis pas un sportif comme lui. Je suis une promeneuse du dimanche, et ça me va.

2013 et 2021, Côtes-d’Armor, Bretagne

Papy Marcel et Mamie Annie, nommés Papy et Mimi par leurs nombreux petits-enfants, étaient d’origine aisée. Médecins, docteurs en chimie, architectes, tous ces glorieux métiers décorent leur arbre généalogique – bien sûr les femmes n’ont pas ce genre de titres, elles s’occupent de la descendance, et bien sûr ce n’est pas considéré comme du « travail ». Quand tu es une enfant à la peau blanche de la classe moyenne, tu n’as pas conscience de tout cela. Les différences de classe, le patriarcat, le racisme, c’est inexistant.

Mes parents nous emmenaient, mes sœurs et moi, chaque été en vacances en Bretagne, au bord de la Manche. Un mois complet de totale immersion dans un environnement d’eau, de sable, de granit (parfois rose), de crabes, d’algues. La joie absolue. La maison de vacances des grands- parents était une modeste maisonnette des années -30 agrandie dans les années -60. Son aspect n’avait rien de très bourgeois, et y passer un hiver aurait été pénible tant l’isolation était quasi inexistante, mais pour l’été avec les cousin·e·s c’était parfait. La Bretagne c’était loin de chez nous, il fallait franchir près de 900 km pour y aller, et chaque été j’attendais ce grand voyage avec impatience. La première baignade au matin de l’arrivée était comme un nettoyage mystique. La mer fraîche effaçait l’année scolaire, les devoirs de mathématiques, les poèmes de Maurice Carême, ma flippe des mauvaises notes. Je redevenais une personne mue par l’élan de vie.
Grande passion pour les châteaux de sable, les parcours sculptés pour les billes, les tas, les trous, les douves qui se remplissent quand la marée monte. La matière sable mouillé était une source de joies sans fin. Mimi était partisane de ces activités de bord de mer et nous y emmenait volontiers, alors que Papy était plutôt du côté des voiliers – et un vrai marin ne va jamais se baigner, c’est bien connu.
Le truc de Mimi, c’était partir « à la découverte » avec ses petits-enfants. Elle ne manquait jamais d’emporter avec elle son « bâton de la découverte » et une poignée de bonbons durs aux fruits, notre récompense quand nous arrivions à la moitié de la promenade. Avec elle nous sommes allés gravir les rochers entassés de part et d’autre de la plage de sable fin, regarder s’il y avait des crevettes grises pour une prochaine partie de pêche à pied, et puis observer chaque bernique, chaque crabe, chaque algue. Un des lieux qui m’avaient beaucoup impressionnée était une sorte de gouffre4, profond creux entre un amoncellement de rochers de granit rainurés, au fond duquel grondaient les vagues, le son répercuté et amplifié par la roche. Il y avait aussi le Gros Orteil, un rocher de forme de gros orteil, dressé debout par la magie de la nature, et sous lequel un enfant pouvait passer en se faufilant couché sur la pierre rugueuse. Il y avait aussi la Roche Branlante que chacun·e avait le droit de faire bouger tout seul, sans l’aide d’un adulte. Ces balades, si on en mesure la distance sur une carte, sont courtes, mais le voyage effectué dans l’imaginaire était immense et très long. J’avais l’impression de partir pendant des jours, de vivre mille aventures minuscules.

Pendant 18 années, je suis retournée dans cette maison chaque été. Et tant que ma grand-mère a pu marcher, nous sommes retournées « à la découverte » de ces mêmes balades. Les gros rochers n’avaient pas bougé, ils étaient au même endroit que l’année précédente. Mais chaque été tout semblait différent, et j’avais l’impression qu’il fallait à nouveau réapprivoiser le paysage, refaire connaissance, renouer les liens avec les lieux.

 

Note / Bibliographie :

Note

1.Voir site Biodiversité en Wallonie http://biodiversite.wallonie.be/fr/accueil.html?IDC=6
2.Voir site « Ry-Ponet, un paysage à préserver » https://ryponet.be/
3.Haute Savoie, près de la Clusaz
4.Il y a le fameux Gouffre de Plougrescan dans les Côtes-d’Armor, mais il en existe d’autres plus petits et sans nom

Bibliographie de Capucine Latrasse (bandes dessinées)

2012 C’est l’hiver, auto-édition avec Cotoreich (Grenoble) 2004 Girl’s Dreams, édition Stripburger (Ljubljana, Slovénie)
2007-2024 participations à divers fanzines de BD, dont Milk & Wodka et Freakshow Comix (6 numéros parus à ce jour)

Filmographie de Capucine Latrasse (courts-métrages d’animation)

2017 Fer de Lance, vidéoclip pour le musicien Kùzylarsen
2016 Cristina, vidéoclip collectif avec l’atelier Worksheep (Bucarest) pour le groupe Robin and the Backstabbers
2015 Fêlures, avec chapeau chinois, film collectif avec le festival d’un Jour (Valence)
2010 Quand j’étais petit, je croyais que j’étais invincible, co-réalisé avec Guillaume Levasseur
2004 Contre-Jour, film de fin d’étude de l’école La Poudrière

Pour référencer cet article :

Capucine Latrasse, Montagnes et tas de cailloux, Openfield numéro 23, Juin 2024