Nous sommes en 2023 et cela fait presque 27 ans que je suis président de cette petite association creusoise de protection de l’environnement et, à vrai dire, je ne le regrette pas. D’abord et surtout parce que nous avons réussi à atteindre notre de but de départ : sauver la Brézentine des multiples pollutions qui étaient en train de la faire mourir. Ces pollutions avaient une cause principale : les rejets d’une usine d’équarrissage qui s’était établi au début des années 60 sur la commune de Dun le Palestel, un chef-lieu de canton de 1 000 habitants du nord de la Creuse. Or, notre maison familiale, construite par mes arrières grands parents, se trouve à Sagnat, une toute petite commune rurale de moins de 200 habitants qui jouxte Dun Le Palestel, en aval de l’usine. Et la Brézentine est la rivière où, enfant, j’ai appris à pêcher mes premiers poissons et à découvrir la nature. J’ai d’ailleurs retrouvé dans mes archives une photo en noir et blanc où on me voit pêcher avec une canne en bambou et en culottes courtes à côté de mon grand-oncle. La Brézentine, au-delà d’une rivière de 24 kilomètres – qui prend sa source dans des bois du côté du hameau de Brézenty (d’où son nom) pour se jeter dans la Sédelle près de Crozant, le pays des impressionnistes où Monet a peint plusieurs de ces tableaux – c’est la mémoire de la famille. Celle où, à mon tour, j’ai également appris à pêcher (en amont de l’usine…) à mes trois enfants. D’où, sans doute, mon engagement pour la défendre.
En effet, un jour, il y a eu la pollution de trop. Celle qui après tant d’autres, le 28 juillet 1995, tua des centaines de poissons sur la portion de la Brézentine entre Sagnat et Lafat, en aval de l’usine. Celle qui nous fit décider, avec le maire de Sagnat de l’époque et des voisins, de créer l’association « Brézentine Environnement » (1). Pour redresser collectivement la tête et mettre fin à trente ans de résignation mais surtout de laxisme des pouvoirs publics et de certains élus qui avaient renoncé à faire respecter la réglementation de cette installation classée. Au détriment de la santé des travailleurs de cette usine et de la santé publique, puisque cette usine produisait des farines animales qui allaient se révéler, une année plus tard en 1996, comme les principales responsables de la crise de « la vache folle ».
Avec le recul, je crois que c’est ce sentiment d’appartenance à un territoire, cette mémoire collective, qui nous a permis de gagner et de mettre aux normes cette usine d’équarrissage qui empoisonnait littéralement notre rivière et nos vies. Et cela malgré le chantage à l’emploi fait par les propriétaires de cette usine et les nombreuses menaces que nous avons subies. Un combat difficile que j’ai raconté dans un livre « Une rivière en résistance : la Brézentine » paru en 2019 aux Éditions du Rouergue. Et que depuis, je fais partager dans des conférences données un peu partout en France, à l’invitation de nombreuses associations. Comme une lueur d’espérance pour convaincre d’autres qu’aucune cause juste n’est jamais perdue.
En effet, la Brézentine ce n’est pas un combat qu’écologique, c’est aussi celui de l’attachement à un patrimoine, à un territoire. Pas que le mien. Mais aussi celui d’hommes et de femmes qui l’ont façonné et aimé chacun à leur façon. Celui de Michel, l’ancien maire de Sagnat qui me convainquit, malgré mes réticences, d’accepter la présidence de « Brézentine Environnement ». Celui de Jean et de Roger, deux voisins et amis agriculteurs, qui se souviennent encore avec émotion de leurs parties de pêche mémorables sur la Brézentine, quand il n’y avait pas d’usine. Celui d’Émilienne, âgée aujourd’hui de plus de 90 ans, la gardienne des sources et de la mémoire à Brézenty. Celui de Jean-Michel, un ami ornithologue qui recense les oiseaux, comme la bergeronnette des ruisseaux et le martin-pêcheur, revenus dans la vallée de la Brézentine. Celui de Wanda, une Anglaise qui s’est installée à Naillat, et qui prend à chaque saison, de magnifiques photos de la rivière. Celui de Lucette, habitante de Dun Le Palestel, qui se souvient, avec nostalgie, de ses baignades, enfant, dans la rivière et également de son herbier qu’elle a précieusement conservé. Ou encore celui, de François, un éleveur de vaches limousines, qui a adhéré au contrat de rivière élaboré par le Siasebre, le syndicat d’aménagement de la Sédelle, de la Brézentine et de la Cazine, les trois rivières du bassin versant, pour restaurer leurs écosystèmes et notamment pour préserver les haies et les arbres, ces poumons de la biodiversité.
Cette mémoire collective des lieux, s’est, au final, révélée plus forte que le cynisme des différents propriétaires de l’usine. Qui longtemps, ont préféré leur profit au respect à la fois de la santé des travailleurs qu’ils exploitaient et de notre environnement, les deux étant liés. Ainsi, bien après la mise aux normes de l’usine d’équarrissage au début des années 2000 et le retour progressif des truites farios, des libellules et des salamandres dans la vallée de la Brézentine, j’ai réfléchi à tout ce que nous avions vécu ensemble dans ce petit bout de territoire creusois. Cette France des « oubliés », si justement chantée par Gauvain Sers, lui aussi originaire de Sagnat.
J’ai ainsi lu le livre du philosophe Bruno Latour, un des meilleurs penseurs de la crise écologique, aujourd’hui malheureusement décédé. Voici ce qu’il écrivait, en 2017 dans « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » (La Découverte) : « Il faut absolument transformer toutes les questions que l’on attribuait à l’écologie dans des questions de territoire, d’occupation et de défense des sols ». Et puis aussi ce livre plus récent, publié en 2023 par une autre philosophe, Joëlle Zask, intitulé joliment : « Se tenir quelque part sur la Terre » et sous-titré « Comment parler des lieux qu’on aime » (Premier Parallèle). Voilà ce qu’elle en disait dans une interview titrée « Les endroits qu’on aime sont des partenaires de vie » (2) : « Un lieu aimé est un accélérateur des expériences qui nous font “grandir” en intensifiant notre rapport au dehors et en amplifiant nos perceptions, nos libertés, nos capacités d’action ». Et, elle ajoutait plus loin : « C’est à partir d’une situation concrète qu’on peut avoir une action sur soi-même et le monde. Entre un individu et son environnement, il y a une continuité qui fait le cœur d’une démocratie écologique ».
Oui, cette philosophe a particulièrement vu juste. Et je peux le dire aujourd’hui, presque trente ans après le début de mon engagement pour la rivière de mon enfance : la Brézentine, avec sa géographie intime, m’a fait grandir…
1. Brézentine Environnement, co/ Isabelle Fluteau, le bourg, 23 800 Sagnat
2. Interview au journal Libération de Joëlle Zask (1er et 2 avril 2023)
Pour aller plus loin :
Un livre : « Une rivière en résistance : la Brézentine » Olivier Nouaillas (Éditions du Rouergue, 2019, 13,50 euros)
Un podcast : celui de l’émission « Co2 mon amour » de Denis Cheissoux, diffusé sur France Inter le 12 avril 2020
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/co2-mon-amour/portait-de-la-brezentine-une-riviere-en-resistance-1511090
Un sentier de randonnée pour découvrir la vallée de la Brézentine : https://www.tourisme-creuse.com/offres/circuit-pedestre-la-vallee-de-la-brezentine-sa1-sagnat-fr-4073761/