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Dans le jardin de mon père

Bernard, tu as soixante-dix ans cette année.
Cela fait quarante ans que nous nous connaissons maintenant.
En 2017, les médecins t’ont diagnostiqué une démence cérébrale. La maladie d’Alzheimer en d’autres termes.
Depuis lors, tes souvenirs s’estompent au profit du seul instant, de plus en plus présent. La mémoire non seulement, mais aussi et surtout tes gestes de moins en moins précis, étonnamment hésitants, toi dont je ne connaissais que l’assurance et la fermeté de la main.

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Petit à petit, au fil des mois et des ans, tu as délaissé ce qui, toute ta vie, t’a animé : ton bateau et la pêche en mer, les promenades à pied dans les chemins du Cotentin, puis, ces derniers temps, ton jardin.
Celui-là que tu as patiemment façonné durant des décennies. Maintenant que tu ne peux plus le faire, c’est nous qui assurons, lors de nos venues en Normandie, l’entretien, comme nous pouvons, de ce qui fut ton domaine. Au travers de ce jardinage, ce sont tes gestes que je retrouve, la lente association des pierres, du bois et des végétaux.

Un jardin parti de rien, ou peu de choses, issu d’une terre maraîchère que ta mère, jeune orpheline, cultivait avec la Tante Léa qui l’avait recueillie. Une terre travaillée de longue date, amendée avec patience, dans ces terrains de bord de mer. Une terre tantôt humide, tantôt sablonneuse, dont le caractère revient aujourd’hui qu’elle subit moins de pression, avec le retour de la prêle, du millepertuis et de l’euphorbe.
Car au travers de ce jardin, c’est aussi toute l’histoire de ce quartier qu’il est possible de retrouver.
Il y a encore soixante ans, ce hameau était au milieu des vergers, des prés et de cette zone humide bordant la mer. Constitué de quelques fermes et maisons, il s’organisait autour de la grande route menant à Cherbourg.
Lorsque vous avez construit notre maison, à côté de celle de tes parents, déjà le hameau rural avait entamé sa mue. Les vergers avaient été vendus, les arbres arrachés pour faire place à des maisons, un terrain de foot.
La grande parcelle maraîchère a été divisée en deux. Une partie est devenue une pelouse plantée de quelques arbustes. Nous étions enfants et vous aviez dans l’idée de nous offrir un grand espace de jeux. Pourtant, comme tes parents, tu as gardé au fond du jardin un poulailler, des clapiers à lapins, un potager ceint de poiriers et de pommiers palissés, un tas de fumier.
Autant d’éléments pouvant paraître anachroniques dans un quartier résidentiel des années 80, mais qui nous paraissaient, enfants, normaux dans tout jardin. Les arbustes sont désormais devenus arbres et nous dépassent largement aujourd’hui. Il faut les revoir en photo pour s’en souvenir.

Au fil des ans, la grande pelouse s’est petit à petit rétrécie au profit d’un véritable jardin d’agrément, bénéficiant de la douceur du climat normand permettant d’acclimater de très nombreuses plantes exotiques. Tu as développé une connaissance des plantes, souvent empirique, mais d’une grande justesse dans leur association : Palmiers, cordylines, fougères arborescentes, aeoniums et tant d’autres. Sans oublier les statices, les cosmos, la monnaie-du-pape et la gypsophile que Maman semait chaque année pour les faire ensuite sécher en bouquets au plafond de la cuisine.

Puis tu as creusé un bassin pour y installer des carpes koï. Certains arbustes ont disparu au profit d’autres. Ta passion de la mer, ton métier de tailleur de pierres ont permis d’agrémenter le jardin de galets et de pierres aux formes évoquant des oiseaux ou des poissons. D’un jardin aux dimensions modestes, tu en as fait un labyrinthe de bosquets et de island beds comme il est possible de voir dans les jardins anglais.

Sans vraiment nous associer à ce jardinage, sans nous expliquer ce que tu faisais ou bien quelle idée tu poursuivais chaque jour à gratter la terre, il me semble maintenant, en déambulant dans ton jardin, que tu nous as transmis quelque chose. Une attention au monde, un sens de l’observation, un goût pour le beau.
Maintenant qu’il t’est difficile de trouver tes mots, il me semble que ton jardin parle pour toi. Il nous raconte les années que tu as passées à planter, tailler, apporter des pierres, des morceaux de bois trouvés à gravage. Il nous dépayse tout autant qu’il nous rappelle d’où nous venons.
Dans sa « Brève histoire du jardin », Gilles Clément nous rappelle que le principe du jardin est constant. Par la vie qu’il contient, il ne peut s’effacer et si les bâtiments autour peuvent tomber en ruines, toujours les plantes et les animaux continueront à s’exprimer et à vivre au-delà du dessein du jardinier.

Ainsi, quoiqu’il advienne, je sais qu’au bout de la Normandie, à deux pas de la mer, il y a une petite oasis où il fait bon vivre, où les mains d’un jardinier qui est mon père ont cultivé pendant des années quelques plantes, et beaucoup de patience.

 

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Pour référencer cet article :

Marin Baudin, Dans le jardin de mon père, Openfield numéro 21, Juillet 2023

 

L’allée principale dans les année 80 et les années 2020 :

 

La pelouse centrale dans les années 80 et les années 2020 :

Le fond du jardin, années 90 & années 2020 :

Images récentes du jardin :

Crédit photographique : © Marin Baudin