Ce tourisme s’adressait jusqu’alors principalement aux vétérans, aux officiels, militaires et membres du parti. Il ne se limite cependant pas aux pèlerinages et cérémonies officielles, et peut prendre de nombreuses formes : tours opérés pour des anciens compagnons d’armes, des classes d’étudiants, des couples retraités… Toutefois, l’enjeu est aujourd’hui sans doute, d’y attirer également les jeunes générations et les classes moyennes en plein développement qui bénéficient de congés, de revenus, et de connaissances pratiques pour voyager par eux-mêmes.
À l’échelle locale, celle du terrain, des vestiges, des reconstructions de ces différentes « reliques1 », la revalorisation de ce patrimoine peut être l’opportunité d’un développement territorial profitant de la manne assurée à minima par le tourisme domestique. Mais le Vietnam n’est pas un pays riche, et l’État n’a pas les moyens de développer et d’entretenir ces infrastructures. Les acteurs et promoteurs privés ont donc un rôle important dans le développement de ce secteur. Qu’il s’agisse de concession d’exploitation à la manière de Partenariat Public-Privé (PPP), de développement d’infrastructures culturelles en échange de terrains, de droits à construire et de secteurs d’activités (B&T : Build and transfert), ou de simples « cadeaux » ou sponsoring, à la manière d’un mécénat non dénué d’intérêts… Ces gros groupes privés restent donc les principaux décisionnaires et financeurs de ces projets, à l’intermédiaire entre l’expertise de consultants, les autorités locales et les ministères concernés2. Le sujet est encore nouveau au Vietnam, qui manque de références, de formations et de retour sur expérience. Ces projets sont pilotés par des maîtrises d’ouvrage jeunes, encore peu expérimentées dans ce domaine, et qui ont peu voyagé. Néanmoins elles demeurent aussi très attentives et demandeuses d’études au travers de « benchmarks internationaux », de comparaisons en tailles, en politiques de préservation, en programmes, en capacités… Les consultants (souvent étrangers) sont alors autant là pour anticiper les problématiques, poser les questions et apporter leurs réponses.
Le cas de la citadelle de Quang Tri
Le Vietnam est séparé en deux depuis les accords de Genève de 1954 (fin de la guerre d’Indochine). Cette frontière fratricide suit le 17e parallèle et le fleuve Ben Hai, une zone tampon (la DMZ) entre la République Démocratique du Vietnam (RDVN, le Nord Vietnam, soutenu par le bloc de l’Est et la Chine) et la République du Vietnam (RVN, le sud Vietnam, soutenu par les Etats Unis et ses alliés régionaux). Cette DMZ, pour zone démilitarisée, est large de 7 km et couvre le nord de la province de Quang Tri. En 1955 commence la guerre du Vietnam qui va durer près de 20 ans. Les Etats-Unis s’y engagent de manière croissante à partir de 1964. La province, de par sa situation à proximité de la zone démilitarisée entre les deux parties, devient par conséquent un haut lieu de cette guerre. De nombreuses batailles y ont eu lieu, et elle en porte encore aujourd’hui de nombreux stigmates (les campagnes reculées font encore l’objet de programmes de déminage, 40 ans après). Nombre des événements qui s’y sont déroulés durant ces deux décennies de guerre y ont été balisés : stèles, monuments, œuvres sculpturales d’inspiration brutaliste… Pour certains édifices, le choix a été fait de les préserver à l’état de ruines, en partie consolidées et sécurisées à la manière du village d’Oradour sur Glane en France, de l’Église du Souvenir de Berlin ou du Dôme de Genbaku à Hiroshima. Ils témoignent ici de la brutalité des combats et de la protection bien éphémère qu’ils ont pu offrir. Aujourd’hui tous ces monuments sont dans un état de déshérence, de triste abandon, seuls… par manque de financement pour leur entretien, manque d’intérêt des touristes qui préfèrent se diriger vers les plus impressionnants entre deux activités de loisirs, ou dans un circuit touristique organisé, mené au pas de charge… Pour les monuments les plus isolés, résulte une cohabitation étrange avec les riverains, comme un petit enclos mémoriel dans l’activité environnante qui, avec le temps, a repris ses droits. Des usages et appropriations, qui se placent parfois à la limite entre pragmatisme et respect, traditions et routine quotidienne.
La Citadelle de Quang Tri devient une relique nationale, lors de sa classification3 en 2013. Toutefois, celle-ci est faite, non pas pour son héritage bâti en lui même, mais au regard des faits qui s’y sont déroulés principalement durant l’été 1972 : la bataille des 81 jours et nuits pour la Citadelle. Cet événement historique, à lieu durant de la contre offensive de l’armée de la République vietnamienne (ARVN) : Opération Lam Son 72. Cette campagne militaire fait suite à l’offensive de Pâques (30 mars au 1er Mai), une offensive à grande échelle nord-vietnamienne, qui dans la province de Quang tri, permettra à l’armée vietnamienne (AVN) de percer jusqu’à la ville de Quang Tri. Fin juin, la contre-offensive est donc lancée et durera jusqu’à la mi-septembre. Cette petite ville de campagne est alors l’objet de très lourds combats pour tenir la citadelle, sous les bombardements continus de l’aviation américaine et les assauts de l’armée de la République vietnamienne (ARVN), la ville et sa citadelle sont entièrement rasées. La citadelle est tenue 81 jours, puis les Nord-Vietnamiens se replient. Ces évènements sont parallèles aux pourparlers entre le négociateur américain Kissinger et le représentant du nord Vietnam Le Duc Tho. Ils donneront quelques mois plus tard les accords de Paris (janvier 1973). Ces accords signeront le désengagement progressif des Américains dans le conflit.
Cette Classification en 2013, par le cabinet du Premier ministre, comprend l’ensemble de la citadelle (les douves et 4 ponts d’accès restaurés, les rares vestiges des remparts et des portes, et quelques monuments dressés à l’intérieur) ainsi que 8 autres lieux qui furent jadis des positions défensives, lieux de combats ou d’escarmouches pour empêcher l’accès à la citadelle ou au contraire permettre son ravitaillement depuis le fleuve, malgré le feu ennemi. Un archipel de sites de différentes natures : ruines, stèles, temples, sculptures… dispersées à travers la ville et la campagne, parfois à plus de 20 km de la citadelle.
La citadelle et ses sites aujourd’hui
La citadelle est aujourd’hui un grand carré de verdure, près de 17ha de parc, et 7ha de douves, assez abondamment plantée. Elle est parcourue de quelques chemins issus d’un dessin formel réalisé quelques années plus tôt, et aujourd’hui recouvert par les herbes folles. Elle pourrait être, un de ses beaux parcs, champêtre, et simple, juste fait d’herbes et de hautes canopées. Mais au centre, dans une clairière minérale, surplombe un imposant tumulus, percé aux 4 axes, et surmonté d’un autel. Ce monument diffuse une fumée d’encens, et dégage un sentiment lourd et austère, qui prive à juste titre ou non tout l’espace d’usages récréatifs. Les usagers de cet enclos semblent être uniquement des visiteurs venus se recueillir et entretenir cette chapelle ardente de bâtonnets d’encens. À l’ombre de la canopée plusieurs vestiges des combats restent visibles, comme des cicatrices mal soignées, gangrénées par la luxuriance de l’endroit : les ruines des prisons, des pans de murailles éclatés, quelques stèles, un cratère de bombe de près de 20 m…
Les huit autres sites sont autant de situations différentes. Ruines aux fers rouillés et torturés, s’échappant de murs pulvérisés. Gisant là, au milieu de la ville, comme un témoin de l’histoire que la routine quotidienne souhaiterait faire tomber dans l’oubli. D’autres sont des temples très récents, pastiches bétonnés sur les bords du fleuve Thach Han, dont les gradins vides qui descendent doucement vers l’eau, n’accueillent des spectateurs que lors d’une cérémonie annuelle. Des stèles sculpturales également, devenue l’extension progressive des jardins attenants, où la stèle-relique côtoie du mobilier de fortune et des bacs en polystyrènes de plantes aromatiques. Enfin, une église, construite au début des années 2000 par la communauté chrétienne de l’arrondissement. Ici aucun stigmate n’est resté, et son parvis planté est le terrain de jeux des enfants alentour.
Le cadre d’un projet
En 2020, le gouvernement vietnamien souhaite planifier le développement des provinces centrales du Vietnam. Encore très pauvres, elles n’ont pas jusqu’ici bénéficié des développements économiques, dus à l’activité industrielle et touristique comme les régions du Nord, de Da Nang ou de Hô Chi Minh Ville. À Quang Tri, de nombreux projets voient le jour : autoroutes, aéroport, port, zones industrielles et logistiques, zones résidentielles, zones touristiques… Les investisseurs qui veulent y prendre part doivent donc montrer patte blanche.
L’agence DE-SO Asia, agence d’architectes et d’urbanistes, en groupement avec l’Urban Design Institute (UDI), un institut public vietnamien, sont donc sollicités en 2021 par l’un de ces gros groupes multisectoriels privés, pour différentes études de revalorisation et de développement de sites patrimoniaux : la Citadelle de Quang Tri, plus tard le Cimetière Militaire National de Truong Son également dans la province de Quang Tri… Ces études sont dès le départ qualifiées de « cadeaux » pour la province par ce commanditaire, leurs perspectives sont donc très hasardeuses, leur cadre assez vague, et leur concrétisation possible (budget, planning…) assez hypothétique. Elles naviguent entre différentes échelles et phases de développements, où le consultant-expert-concepteur doit rester flexible, et souple vis-à-vis de son contrat ! À cela s’ajoute un hasard de calendrier : 1972-2022, qui suggère la mise en place de dispositifs permettant d’accueillir les célébrations des 50 ans de ces événements. Le projet de la citadelle de Quang Tri s’articule donc autour de différents sujets, définitions et temporalités. Afin de simplifier et tenter d’appréhender l’ensemble des problématiques, l’agence choisit d’établir son travail, via le biais de 3 axes, 3 temps :
à 5 mois : La mise en place d’un dispositif de scénographie économique, simple, rapide à monter face à l’urgence du calendrier, en vue des cérémonies mémorielles pour les 50 ans de la bataille. Des petits aménagements adaptés aux problématiques et typologies de chaque site et cohérents à l’échelle de la ville et de l’événement. Des installations éphémères qui peuvent également tester des opportunités pouvant être reprises par la suite.
à 5 ans : Un travail de réaménagement et de mise en valeur de chacun des 8 sites, de la citadelle et de ses abords, répondant aux problématiques locales : accès, parkings, usages riverains, mise en confort des visiteurs… L’organisation également d’une mise en cohérence à l’échelle de la ville via la proposition de différents circuits de visites balisés, passant par chacun des sites, en s’appuyant sur les atouts paysagers de la ville : un canal, une petite rivière, une avenue magistrale, les berges du fleuve Thach Han… Enfin la mise en place d’une charte de matériaux, de mobiliers et de signalisation.
à 50 ans : La revalorisation de l’empreinte de la citadelle à l’échelle de la ville et de son développement urbain futur. Un schéma directeur s’appuyant sur l’histoire de la fabrique urbaine des villes-citadelles vietnamiennes, très fortement ancrées dans la géographie tellurique du territoire : la géomancie. Leur système d’enceintes concentriques5, leurs axes orientés sur le grand paysage et la géographie, ainsi que ces portes qui hiérarchisent les entrées de ville, et le système viaire. Un vocabulaire à réinterpréter à l’échelle de la ville et de son territoire et de ses enjeux contemporains : qualité de vie, changement climatique…
Ce travail se fait en échange régulier avec son commanditaire : le groupe privé, mais sans réelle communication avec les autorités locales. L’investisseur faisant office d’intermédiaire et donc de filtre : c’est lui le client, c’est lui qui paye, c’est lui qui doit y trouver son intérêt, c’est donc lui qui tranche. De nombreuses portes sont ouvertes par l’équipe de maîtrise d’ouvrage, il est demandé d’explorer des références d’installations « sons et lumières », plus tard un directeur veut une avenue piétonne à proximité, qui sera baptisée : « le boulevard des héros » et où figureront les unités de l’AVN impliquées, à la manière de la « Hollywood walk of fame ». Autant de directions et d’impasses, de petits projets et d’idées en espérant qu’une fasse mouche auprès des autorités.
Les retours
L’étude est un cadeau, mais le manque de transversalité et de participation entre tous les acteurs en fait aussi une surprise pour les autorités, qui découvrent les propositions. Celles-ci paraissent donc tantôt incongrues, tantôt adaptées, tantôt obsolètes… Les autorités, elles, sont surprises, intriguées, ou dubitatives…
En effet, à ce commanditaire privé, qui avance à vue et sans objectifs clairs, s’ajoute un mille-feuille d’autorités locales aux choix et politiques différents. La municipalité de Quang Tri souhaite se servir de ces reliques pour développer l’attractivité de sa ville4, développer l’offre et les revenus touristiques en allongeant les temps de séjour par le développement d’infrastructures culturelles complémentaires. Pour cela, la revalorisation de la citadelle s’envisage à l’échelle de la ville : un nouveau musée, à l’extérieur de l’enceinte fortifiée, une piétonnisation de certaines rues en bordure du fleuve… À l’inverse, la province (qui a autorité sur l’équipe communale) préférerait se concentrer sur la citadelle seule, passant à l’oubliette les autres reliques qui n’ont pas de réels potentiels ou d’intérêts selon eux. L’intention est ici de faire de la Citadelle un élément grandiose de la province, à rayonnement national, la question urbaine n’est pas un sujet.
Ces réunions de présentation de projet devant les officiels de la ville et de la province s’apparentent à un « brainstorming » ou chacun prend soin de ne pas contredire ouvertement son prédécesseur : l’un lance qu’il faut restaurer les remparts, et reconstituer les traces de la citadelle originelle sous les Nguyen. Mais de quelle citadelle parle-t-on ? Celle fondée par Gia Long le premier roi de la dynastie et qui n’est alors faite que de levées de terre, celle de son successeur Minh Mang qui fait ériger les murs et portes de briques, les traces du palais mandarinal sous les empereurs Nguyen, fantoches de l’Indochine Française. Un autre prenant soin de ne pas directement contredire le premier, suggère que l’espace intérieur doit-être laissé vide et sans nouvelles constructions ni aménagements. En effet le sol fait peur, par la possibilité concrète de déterrer des ossements et des explosifs, et celle plus superstitieuse de déranger des fantômes et des âmes errantes. Un troisième voudrait voir un nouveau parc pour remplacer l’ancien qui a disparu faute de budget pour son entretien. Le projet s’annonce comme un patchwork de politiques différentes, d’aménagements discontinus essayant de satisfaire chacune des personnalités et des services.
Finalement l’étude passe à l’oubli, l’investisseur n’étant sans doute pas satisfait des contreparties auxquelles ce « cadeau » lui aurait permis d’accéder. Les autorités souhaitant elles aussi, probablement, mettre en concurrence les études, les équipes, et les cadeaux.
La citadelle attendra, rien ne presse, elle reste l’un des principaux monuments de la province à visiter, et fait l’objet d’une protection et d’une attention particulière. Mais les autres sites sombrent dans l’oubli, s’effacent doucement face à la pression urbaine et aux petites actions du quotidien. La narration de cette bataille des 81 jours et nuits va perdre de sa complexité, celle du vrai récit d’une bataille composé d’un réseau de postes avancés, de points d’appui, de voies de ravitaillement et de retraite… Un tout indissociable, systémique, qui se retrouve aujourd’hui tranché et distingué, sans objectifs autres que de garantir un effet « Wow » aux visiteurs, et flatter quelques hauts responsables locaux ou nationaux.
Au Vietnam le tourisme mémoriel s’appuie donc sur ce qui a été sélectionné, suffisamment grandiose pour illustrer un récit, attractif pour attirer l’intérêt d’investisseurs, assez simple pour ne pas exiger la mise en place d’une expertise complexe. Un « reste » qui participe de la simplification historique, faisant peu cas du détail, de la complexité, et de la nuance.
1.Traduction du terme vietnamien : Di tích lịch sử : relique historique et qui peut autant désigner une zone, un lieu précis, une ruine ou une reconstitution complète, ou un objet
2. De nombreuses reliques sont classées à l’échelle nationale ce qui induit une validation des différentes phases d’études au niveau du ou des ministères concernés : culture, défense, construction…
3.Decision No° 2383/QD-TTG Décembre 9, 2013
4.Si les deux premières enceintes de la citadelle : le palais mandarinal et la ville administrative, sont de forme rectangulaires, la troisième enceinte est plus souple et délimite une large portion de territoire englobant la ville commerçante, des villages, des bosquets, et des terres agricoles. Cette dernière enceinte s’appuie sur les éléments et atouts défensifs de la géographie, rivière, digue, crête, collines…
5.La ville de Quang Tri, une ville très modeste (ville de Type IV, en classement vietnamien), n’est en effet pas le chef lieu de la province du même nom. Le chef lieu étant la ville de Dong Ha (ville de Type III), c’est principalement elle qui polarise les rares investissements qui ont lieux dans la province et qui en est le « très modeste » moteur économique et attractif de la province.
BIBLIOGRAPHIE
Dominique Trouche, Les Mises en scène de l’histoire. Approche communicationnelle des sites historiques des Guerres mondiales, Paris, L’Harmattan, coll. Nouvelles études anthropologiques, 2010.