Lors de notre dernier entretien, en 2019, vous abordiez le fait que vous alliez revoir la forme de vos expéditions, notamment en termes d’impact sur le milieu et le vivant. L’expédition Loire Sentinelle s’inscrit donc dans cette réflexion. Comment avez-vous pensé cette expédition au vu des enjeux liés aux changements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité ?
Dans ce qui se maintient sous le nom de « crise » (écologique, climatique, sociale…), nous portons toutes et tous une responsabilité à l’égard du vivant et de son avenir. Il nous apparaissait donc normal de revoir notre copie et de repenser nos missions de fond en comble, d’expérimenter de nouveaux outils et d’inventer de nouvelles formes d’exploration, plus frugales. Avec notamment des objectifs « bas carbone » et « zéro déchet », et plus largement une réflexion globale sur les piliers de l’empreinte écologique – à savoir l’alimentation, les transports, l’énergie, les déchets. Cela s’est traduit par l’adoption de modes de transport doux, à faibles émissions (marche et canoë, avec une embarcation pliable pour faciliter les navettes en train) ; une alimentation sobre (végétale, biologique, locale, en vrac et de saison) ; l’utilisation de batteries solaires pour l’ensemble de nos besoins énergétiques (batteries que nous utilisons quotidiennement à la maison) ; la filtration de l’eau de la Loire pour nos besoins en eau potable ; la familiarisation des artistes en résidence lors de l’expédition aux pratiques écologiques en bivouac, etc.
Nous avons aussi inspecté tous les aspects de nos protocoles scientifiques en matière d’impact, en développant par exemple un filet préleveur pour les microplastiques avec des extensions réutilisables plutôt que jetables. Quant à la technique de l’ADN environnemental — pas avare en déchets plastiques, le matériel étant à « usage unique » pour réduire le risque de contamination —, des collègues maquettistes au sein de notre coopérative ont récupéré l’ensemble des tuyaux, entonnoirs, gants pour les (ré)utiliser dans la construction de maquettes de… bassins versants. La boucle est bouclée !
Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les méthodologies que vous avez appliquées pour recueillir vos données, d’un côté ce que vous avez appelé l’ADN du fleuve et de l’autre les microplastiques. Qu’est-ce que ces données, une fois analysées par les laboratoires, nous permettront d’apprendre sur le fleuve ?
La technique d’échantillonnage de l’ADNe consiste à détecter les traces génétiques laissées par les vivants en filtrant l’eau de la Loire. Ces traces, invisibles à l’oeil nu – il peut s’agir de fragments de peau, poil, plume, écaille, des traces de sang, de salive, d’urine ou d’excréments – portent en elles une information génétique qui révèle les espèces « propriétaires » de ces traces. Les capsules filtres ont été envoyées au laboratoire SPYGEN, et sont en cours d’analyse. L’amplification PCR (méthode qui permet d’obtenir un très grand nombre de copies d’une séquence d’ADN choisie) est en cours et une fois terminée, on obtiendra une liste d’espèces présentes pour chacun des 18 points d’échantillonnage réalisés le long du fleuve. Il s’agit donc de dresser un inventaire global des vivants ligériens.
Pour ce qui concerne l’étude des microplastiques – ces fragments de taille inférieure à 5 mm – nous avons prélevé de l’eau – à l’aide d’un filet préleveur à plancton – et du sédiment. Là encore, il s’agit de révéler l’invisible. Leur présence en Loire, comme partout ailleurs malheureusement, ne fait pas de doute mais nous ne connaissons quasiment rien de l’état de contamination du fleuve en microplastiques, ni leur typologie (polystyrène, polyéthylène, polypropylène, etc.). Les deux laboratoires impliqués, BIOSSE en écotoxicologie et LEE en chimie environnementale, sont actuellement en train de tamiser, réduire la matière organique, filtrer, compter les fragments de plastique dans chacun des prélèvements effectués parmi nos 20 sites d’échantillonnage, des sources à l’estuaire. Il s’agit de comprendre l’origine, le devenir et l’impact de la pollution plastique en Loire.
Au total, nous avons effectué 176 prélèvements sur 20 sites des sources à l’estuaire ; ils sont actuellement en cours d’analyse, pour de premiers résultats attendus au printemps 2023. Toutes ces données nous permettront d’en apprendre plus sur l’état de santé du fleuve, au travers d’indicateurs (ADNe et microplastiques) inédits et hautement concrets à l’échelle du continuum ligérien. Ils permettront, par exemple, d’évaluer les contributions et impacts associés des principaux centres urbains, affluents ou obstacles sur le cours du fleuve.
Les résultats préliminaires concernant les plastiques semblent confirmer nos hypothèses de départ : les microplastiques sont partout, des sources à l’estuaire, et ce n’est (malheureusement) pas une surprise…. Si, effectivement, on en trouve dès les sources de la Loire, c’est qu’ils ont probablement intégré le cycle même de l’eau. Maintenant, il va falloir exploiter les données de manière beaucoup plus approfondie pour savoir d’où ils viennent, en quelles concentrations sont-ils, à quels usages sont-ils liés, etc.
Pour ce projet vous avez souhaité vous entourer d’artistes (photographes, vidéastes, écrivaines, dessinatrices…) afin de faire de cette expédition un projet à la fois scientifique et sensible. Cette double approche permet de multiplier les points de vue, a-t-elle fait bouger vos lignes et vos méthodes en tant que scientifiques ?
Sur ces trois mois de descente de la Loire, nous avons fait beaucoup de rencontres, plus ou moins formelles, avec un ensemble de personnes et collectifs. L’idée était de mener l’enquête auprès des riverain·es, de le faire à plusieurs, avec d’autres outils de visualisation. Tout cela en partant du constat simple que la science a beaucoup à dire mais ne peut pas tout dire, et doit s’accompagner d’une enquête sensible du fleuve – ce qui correspond au volet « création » du projet.
Pour ce faire, nous avions effectivement convié en « Résidence flottante » des artistes et auteur·es. Et ce fut passionnant ! De notre point de vue, le projet global a directement bénéficié de ces regards croisés, autant sur le plan de la vulgarisation de la science à l’œuvre (lors de rencontres publiques ou fortuites, d’ateliers ou de conférences…), que sur celui de la valorisation d’un projet hybride comme Loire Sentinelle (carnets dessinés, chroniques littéraires, documentaire vidéo…). Là où les sciences peinent parfois à sensibiliser – au sens de « rendre sensible » – à des problématiques complexes, les arts, eux, permettent d’emprunter des chemins de traverse comme autant de manières d’appréhender le monde différemment, dans sa diversité et son altérité. En somme, nos approches entremêlées nous offrent la possibilité de parler de la Loire plus justement, et de rendre le projet plus intelligible.
L’une des beautés de ce projet est la dimension d’itinérance et d’immersion. Pendant 85 jours vous n’avez pas quitté (ou presque, suite à une avarie matérielle) le lit du fleuve, vous avez traversé des paysages auxquels on ne peut pas avoir accès, si ce n’est au fil de l’eau. Que reste-t-il du « sauvage » de la Loire ?
Nous avons vécu dans les « trajets de l’eau » – pour reprendre une expression chère à Jim Harrison – pendant 3 mois et sur plus de 1 000 km, et force est de constater que ce n’est pas chose aisée : quelques kilomètres à peine après ses sources, la Loire vient déjà buter contre un barrage, celui de La Palisse, puis viennent ceux de Grangent, Villerest… Ces discontinuités induites par les barrages – grands et petits – nous ont aussi impacté physiquement : nous devions contourner chacun de ces obstacles avec nos embarcations et porter nos quelque 200 kg de matériel. En amont des barrages, la navigation est très particulière, avec sous le canoë des dizaines de mètres d’eau et les gorges de Loire ennoyées. En aval, c’est un tout autre monde : les lâchers de barrages quasi inexistants ont rendu la navigation plus difficile encore. Cette confrontation directe à des obstacles majeurs a bouleversé notre définition de « fleuve sauvage » ; c’est aussi vrai avec les infrastructures lourdes, comme les 4 centrales nucléaires qui jalonnent le cours de la Loire moyenne, ou la centrale à charbon de Cordemais, la raffinerie de Donges et les diverses industries de l’estuaire.
Dans le même temps, l’itinérance en canoë a rendu possible l’approche de milieux de vie autrement inaccessibles. C’est évidemment là, et surtout là, que les dynamiques du sauvage s’expriment. En Loire comme ailleurs, la vie sauvage se fait une place plus qu’on ne lui en laisse. À notre sens, ce qui est sauvage c’est ce qui naît, vit, se déplace, interagit librement, ce qui s’organise spontanément, en dépit des contraintes et pressions anthropiques.
Mais « sauvage » ne doit pas non plus être perçu comme le simple opposé d’« anthropique » ou de « domestique ». Si l’on prend le cas des bernaches du Canada – ces oies d’origine nord-américaine introduites et implantées en Europe –, que nous avons régulièrement côtoyées au fil de l’eau, elles échappent à ces catégorisations et nous aident à échapper aux dualismes. Elles ne sont ni sauvages, ni domestiques (ou bien les deux à la fois) mais férales : autrefois domestiquées, elles sont revenues à l’état sauvage. Ce faisant, elles brouillent les frontières, génèrent du trouble. Et c’est comme ça partout en Loire : ses paysages vivants, ses habitants, son histoire sont tout à la fois sauvages et anthropisés.
Ce projet Loire Sentinelle, est en fait un projet voué à se développer dans le temps. L’objectif étant, par exemple, de pouvoir faire de nouvelles analyses et ensuite de les comparer. Vous préparez, je crois, une remontée du fleuve, pour partager les retours et vos analyses auprès des différents publics, associations, organismes que vous avez rencontrés lors de votre descente. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Après avoir descendu le cours intégral de la Loire, nous avons dans l’idée de le remonter et ainsi de « faire remonter les résultats » (une expression que l’on utilise souvent en sciences) de cette première saison de Loire Sentinelle. Une manière de rendre la pareille aux personnes et collectifs qui nous ont accueilli·es l’année dernière, et d’interpeller le plus grand nombre sur l’état de la Loire et de nos relations avec elle. C’est un juste retour des choses et la continuité logique de ce projet de recherche-action-création. Ce qui ne nous empêchera pas de poursuivre l’enquête, avec les artistes associé·es en résidence, en Loire et sur ses affluents – Allier, Cher, Indre, etc. –, dans une « vision bassin versant » qu’il nous faut à tout prix développer.
Le temps fort de cette saison 2 prendra donc la forme d’une « Grande Remontée ». Très concrètement, nous allons remonter le cours de la Loire, depuis l’estuaire jusqu’à Orléans, voire Nevers, à bord de bateaux traditionnels à voile et à fond plat. Nous planifions cette remontée du 31 août au 1er octobre, remontée qui sera rythmée par de nouvelles escales – rencontres avec les Ligériens et Ligériennes.
Et pour tout vous dire (ou presque), nous avons décidé de réserver la primeur des résultats à la Loire Amont autour d’un autre événement qui se déroulera début juillet. Il s’agira d’une « marche pour l’eau » d’une semaine le long de la ligne de partage des eaux entre le bassin versant de la Loire et celui du Rhône. L’occasion d’être aux côtés du collectif SOS Loire Vivante qui luttait déjà, il y a plus de 30 ans, pour une Loire libre, vivante et sauvage. Notre projet tente, à son rythme et à son échelle, de poursuivre ce geste ; ce n’est que le début, tout reste à faire !
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Retrouvez l’article de Clara Arnaud sur le site de Libération
Agir pour le vivant: Reportage dans les méandres du fleuve