Des temporalités décalées
Cette série photographique reflète la manière quotidienne dont les rythmes des Singapouriens se structurent, en partie, dans un rapport aux températures. Au petit matin et tard le soir, les parcs se remplissent. Aux heures chaudes, chacun évite de sortir. Les parapluies se transforment en parasol sans quoi marcher peut, certains jours, devenir un calvaire. « À la fois chaud et humide, le climat à Singapour représente un défi pour certaines activités extérieures, particulièrement en milieu de journée et l’après-midi. Pendant ces moments de la journée – et ce toute l’année, les conditions extérieures réduisent le confort thermique et peuvent être sources de stress », explique le Dr. Juan Angel Acero, climatologue urbain au Cooling Singapore Project1 avec qui j’ai pu échanger. Au cœur de la ville dense, les îlots de chaleur urbains peuvent atteindre des différences de 4 à 7 degrés Celsius. Pour lutter contre cette situation, les équipes de recherche du Cooling Singapore Project estiment les effets de différents types de stratégies de mitigation sur les températures – des activités émettrices de chaleur au paysage et l’urbanisme, en passant par l’ingénierie des vents ou les matériaux utilisés pour l’architecture. Ils évaluent aussi les aménagements urbains, architecturaux et paysagers en termes de confort thermique extérieur.
Plus d’ombre et de la fraîcheur
Dans la rue, on observe les tactiques des habitants à pied, mais aussi à vélo dans leur pratique de l’espace et de ces aménagements. « Les gens cherchent intuitivement de l’ombre », note Ayu Sukma Adelia, architecte et designer urbain au sein du même Cooling Singapore Project. Les espaces ouverts abrités et la végétation sont historiquement amplement mobilisés à Singapour pour protéger les habitants des radiations directes du soleil et améliorer le confort thermique extérieur. « La combinaison des deux serait idéale », considère-t-elle.
Les espaces extérieurs semi-abrités font partie de la tradition architecturale dans la région, comme en témoignent les « five-foot-way » des shops houses : conçus dès la première partie du XIXe siècle, ce sont des espaces couverts de cinq pieds à l’avant des maisons destinés à protéger les passants des intempéries ; puis, dès les années 1960, les rez-de-chaussée ouverts des logements sociaux, les « void decks2 ». Ce principe s’est étendu au paysage. Le programme actuel Walk2Ride porté par l’Autorité des transports singapourienne vise ainsi à assurer des trottoirs et des passages couverts dans un rayon de 400 mètres autour des stations de métro, de 200 mètres autour des gares de bus, de métros automatiques et de certaines stations de bus dans des zones très fréquentées. 200 kilomètres de trottoirs et passages couverts ont déjà été réalisés3. En parallèle, d’autres systèmes d’espaces semi-couverts se déploient : préaux, voiles, canopées, etc. « Les espaces extérieurs semi-couverts sont les éléments de design extérieur les plus recommandés dans une ville tropicale comme Singapour » explique Ayu Sukma Adelia. On peut facilement imaginer que ces systèmes soient de plus en plus employés jusqu’à couvrir, un jour peut-être, la majorité des trottoirs de la ville. Une des récentes études du Cooling Singapore Project montre que la température peut être 2 à 3 degrés inférieure dans un espace couvert semi-ouvert par rapport à un espace extérieur aux heures chaudes de la journée. Bien entendu, d’autres composants participent à la température : le vent, l’humidité, la température moyenne radiante, mais aussi la santé et la sensibilité des piétons ou les activités qu’ils ont menées avant de sortir.
À Singapour, ville tropicale, la végétation joue aussi un rôle majeur pour influer sur la température réelle et sur la température ressentie. Depuis les années 1960, la cité-État s’est engagée dans un exercice impressionnant de végétalisation des espaces publics tout en urbanisant à très grande vitesse son territoire, notamment au détriment des forêts existantes4 ; une situation urbaine bien connue, mais particulièrement exacerbée, dans les deux sens à Singapour. La majorité des rues sont bordées d’arbres plantés, souvent sélectionnés pour leur qualité de couverture d’ombre au sol – comme les arbres à pluie. Le grand Green Plan 2030 annoncé en 2021 comme feuille de route pour le développement durable du pays prévoit de poursuivre cette politique en plantant 1 million d’arbres d’ici à 2030, c’est-à-dire de doubler le rythme de plantation d’arbres moyen d’ici à 2030 et d’accroitre la surface des parcs de 50 % d’ici à 2030 sur la base de l’emprise 2020. Des propositions qui font écho à de nombreuses autres métropoles à travers le monde.
Cette stratégie paysagère réactive coexiste avec d’autres, notamment dans le champ des technologies, très investi à Singapour. Virtual Singapore, initié en 2014, est l’un des jumeaux numériques les plus élaborés au monde. Au sein de ce projet, un sous-programme intitulé « Digital Urban Climate Twin » conçu par les équipes du Cooling Singapore Project permet d’évaluer les impacts de potentielles actions paysagères, architecturales ou de mobilité sur les îlots urbains de chaleur.
En tout état de cause, sans une réduction drastique des sources de chaleur et le maintien des forêts existantes, les effets espérés des actions paysagères pour améliorer le confort thermique des habitants resteront limités. « Beaucoup peut encore être fait avant que la chaleur ne devienne insupportable », concluent les chercheurs du Cooling Singapore Project.
Photographies de Lou Marzloff, tous droits réservés.
1. Cooling Singapore Project est projet de recherches pluridisciplinaire co-créé par le centre de recherche suisse ETH Zurich en partenariat avec plusieurs grandes écoles et universités – Singapore Management University, Singapore-MIT Alliance for Research and Technology (SMART), TIMCREATE (Université Technique de Munich), National University of Singapore (NUS) et Cambridge CARES. Le programme est destiné à proposer des recommandations pour mitiger les effets des îlots de chaleur urbains à Singapour. Pour aller plus loin : https://sec.ethz.ch/research/cs.html, onglet « Publications »
2.Littéralement « plateformes vides », les void decks sont des rez-de-chaussée ouverts au pied des immeubles de logements sociaux rendus possibles par un système de pilotis. Ce sont des espaces de passage, de pause, d’activités collectives qui font partie de l’identité de Singapour.
Pour aller plus voir :« Community Heritage Serie III : Void Decks », Book 3 of National Heritage Board’s E-Book Collection – https://www.nhb.gov.sg/~/media/nhb/files/resources/publications/ebooks/nhb_ebook_void_decks.pdf, lien consulté le 28 février 2022.
3.A la lecture des commentaires du cocasse groupe public de soutien aux trottoirs couverts – voir https://www.facebook.com/sgcoveredwalkway, les piétons Singapouriens soutiennent ce programme encore plus éviter la pluie que le soleil.
4. Voir G. Rowe, L. Hee, A City in Blue and Green. The Singapore Story, Springer Open, Singapore, 2019 et pour aller plus loin : Fabien Clavier, Yann Follain, Lou Marzloff, « Pratiques et perceptions quotidiennes de la nature à Singapour, future “City in Nature” », Revue Sur-Mesure [En ligne], 6| 2021, mis en ligne le 18/05/2021, URL : http://revuesurmesure.fr/issues/battre-aux-rythmes-de-la-ville/pratiques-et-perceptions-quotidiennes-de-la-nature-a-singapour.