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Paysage de cueillette

La baisse de notre attention vis-à-vis de la nature ainsi que l’agressivité que nous déployons à extraire toujours plus de ressources cause le déclin de la biodiversité. Victime de l’emprise humaine, la planète est aujourd’hui confrontée à de nombreuses crises environnementales dont l’ampleur met en évidence l’incohérence de nos modes de vie individuels et collectifs1. L’émergence des enjeux de maintien de la biodiversité et de gestion des ressources doit amener l’homme de l’anthropocène à revoir son rapport au vivant et lance un appel : comment nourrir une humanité croissante tout en préservant la terre et les écosystèmes qu’elle porte ?

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Face à l’urgence écologique, les hommes se tournent progressivement vers de nouveaux usages. La cueillette et la consommation des plantes sauvages pourraient être des manières complémentaires et conscientes d’extraire des ressources naturelles à des fins alimentaires.

Extrait de mon journal de terrain, début du travail de fin d’études, Magny les Hameaux (78)


Dans ces forêts, au bord de ces cours d’eau, sur ces pistes ou encore ces routes passent aujourd’hui des marcheurs, des joggers, des cyclistes. Des plantes, qualifiées dans le langage courant de sauvages, s’étendent et occupent les vides que traversent insouciamment ces usagers. Elles rencontrent leurs chairs, fouettent mollets et bras, s’accrochent aux vêtements. En outre et à leur manière, elles les accompagnent dans leurs traversées. Pourtant, l’interaction avec notre personne ne semble susciter d’autres réactions que celle de la contemplation passive, l’arrachage compulsif, la surprise ou la gêne au contact.

Ces plantes, qu’il nous est désormais difficile d’identifier, ne pourraient-elles pas être un support autre que celui de notre ignorance et de notre indifférence à leur égard ? N’étaient-elles pas autrefois la matière première d’un savoir fin, attentif et pragmatique basé sur une transmission ancestrale, orale et écrite ? Ne permettaient-elles pas à l’Homme de s’inscrire dans son milieu et de l’exploiter avec la prévenance nécessaire pour le préserver ? À travers la cueillette et notre capacité à voir les plantes comme des ressources, elle permettait l’autonomie du corps et le bien-être de l’esprit. Aujourd’hui, quels rapports à l’espace, à la culture, à la nature et au sauvage, la cueillette de plantes nous offre-t-elle ? Que pourrait-elle nous offrir demain ?

C’est en traversant le Parc Naturel Régional de la Haute Vallée de Chevreuse — territoire dans lequel je vis — que ces problématiques ont commencé à m’occuper. Les crises sanitaires m’ayant obligé à ne pas trop m’éloigner, le regard que je portais sur mes paysages quotidiens s’est vu peu à peu transformé. Habituée à les appréhender d’un coup d’œil rapide et englobant, les plantes sauvages sont venues m’en proposer une seconde lecture. Avec la pratique de la cueillette, elles se sont révélées être une fenêtre plus intime sur le paysage et la ressource comestible. L’exercice du diplôme a été l’occasion de donner une résonance à ces considérations.

Balade sur les hauteurs de Chevreuse ©Manon Diekmann

La cueillette comme outil de dialogue avec le paysage

La cueillette est une activité humaine consistant à prélever sur certaines plantes ou certains champignons d’un écosystème en plein air, une ou quelques-unes de leurs parties utiles, en particulier des fruits ou des fleurs arrivées à maturité que l’on destine à la consommation alimentaire ou à la ressource médicale, la production de certaines matières premières naturelles, la décoration, l’artisanat, la cérémonie, le troc ou l’échange marchand (Stackleton 2017).

La cueillette a toujours fait partie de l’humanité. Longtemps, elle a permis à l’Homme de garder un lien avec la nature, de l’expérimenter et de la comprendre, tout en répondant d’une manière simple à ses besoins naturels : se nourrir et se soigner. Au fil des siècles, victime de la domination progressive de la campagne sur la nature, puis de celle de la ville sur la campagne, l’union de l’Homme et du végétal n’a cessé́ de s’étioler.

Aujourd’hui en France métropolitaine, les plantes sauvages ne sont plus considérées comme des ressources alimentaires du quotidien. En effet, la plupart des espèces utilisées par nos ancêtres ont été oubliées : en cent ans, 75 % de la biodiversité alimentaire mondiale a été perdue et à ce jour, 90 % des denrées alimentaires végétales sont représentées par 29 espèces cultivées. La diversité du contenu de nos assiettes s’est vue extrêmement réduite2. Pourtant, sur le plan alimentaire, les propriétés et les valeurs nutritives des plantes sauvages sont considérables puisqu’elles poussent sur les sols qui leur sont propices et s’enrichissent de la compétition et de la coopération entre espèces. Il y aurait donc un intérêt à les incorporer dans notre régime alimentaire.

Reliée au paysage, la plante sauvage offre une ouverture intéressante sur le territoire : extension palpable du site qui l’a vue naître, elle renseigne sur la nature d’un milieu. Lui porter attention c’est aller à la redécouverte des paysages en prenant conscience des espaces et de leurs dynamiques du fait de l’interaction avec l’objet cueilli. La pratique de la cueillette permet aussi de diversifier les usages de la nature en donnant une profondeur supplémentaire à l’arpentage des paysages. En rendant le marcheur actif et attentif, la nature n’est plus seulement appréhendée comme un espace de loisir, mais comme un terrain d’échange et de transmission, basée sur une compréhension intime de l’espace et du vivant.

À l’aune d’un nécessaire changement de mode vie, la cueillette ne pourrait-elle pas devenir un des moyens de retrouver un lien entre l’Homme et la nature grâce à une compréhension plus profonde des milieux et des paysages ? Pratiquer la cueillette pourrait-elle permettre de réexpérimenter la nature et nous sentir suffisamment investis pour la préserver ? Les plantes sauvages pourraient-elles être des ressources complémentaires et durables pour l’alimentation et le soin ?

Cueillir les paysages de Magny les Hameaux

Pour le travail du diplôme, je me suis intéressée à un site en particulier – Magny les Hameaux. Cette commune de la campagne parisienne rassemblait des caractéristiques intéressantes me permettant de spatialiser mes problématiques : un lien ville-campagne distendu et des enjeux de reterritorialisation de la production alimentaire déjà présents dans les politiques de la collectivité.


Magny les hameaux, commune périurbaine de l’Ouest parisien ©Manon Diekmann

Magny les hameaux est une commune yvelinoise de 10 000 habitants. Elle est composée d’un centre urbain dense et de six hameaux disposés sur son plateau agricole. Ses paysages sont riches et diversifiés : le patrimoine bâti préservé met en avant les singularités architecturales des hameaux, les écrins forestiers marquent des horizons remarquables, les fonds de vallées humides offrent un rapport étroit avec les paysages de l’eau et le plateau agricole permet l’évasion depuis la ville. L’empreinte rurale encore prégnante et la proximité avec Paris font de la commune un environnement prisé par les citadins cherchant à temporiser leur rythme de vie urbaine. De ce fait, le dialogue entre les Magnycois et les espaces naturels de la commune reste superficiel, la campagne n’étant considérée que par le prisme du loisir.

Le manque de dialogue peut aussi s’expliquer par la structure de la ville : les différents quartiers résidentiels créent des lisières étanches où l’échange avec l’extérieur n’est pas favorisé. Cependant, l’interaction entre monde rural et monde urbain est un sujet pris en compte par la commune et le PNR de la Haute Vallée de Chevreuse (agriculture locale, valorisation du bâti ancien, gouvernance citoyenne…). Il peut appuyer une démarche de projet.

Aujourd’hui, la commune doit répondre à des enjeux s’inscrivant dans la continuité́ de la croissance du territoire. Les projets du Grand Paris accentuent la pression sur la campagne yvelinoise (mitage des terres agricoles et surfréquentation des espaces naturels). Le lien ville-campagne doit alors être retravaillé pour faciliter le sentiment d’appartenance au territoire et décupler la volonté d’en prendre soin. Dans ce sens, le projet ci-dessous propose de voir la cueillette comme levier pour la valorisation du patrimoine rural, des espaces naturels, et comme prétexte pour connecter les habitants à leur cadre vie, les connecter entre eux.

S’ouvrir aux paysages de proximité grâce aux plantes


Le savoir sur les plantes sauvages et sa diffusion reste relativement restreint. Sa vulgarisation est alors nécessaire. La consommation de plantes doit passer par un apprentissage que le projet étaye en trois étapes, et qui s’appuie sur des sites voués à faire ce chemin. Ils comporteront des points durs, c’est-à- dire des espaces d’apprentissage, de partage des savoir-faire et de valorisation des matières cueillies, dans un but pédagogique de sensibilisation à la pratique.

1- Le premier palier a pour objectif de séparer l’action qui permet d’extraire la ressource plante et la plante elle-même. Il faut faire du geste de cueillette une habitude, un réflexe d’autoconsommation. Pour cela, une progression sera développée entre la cueillette domestique, que l’on pratique chez soi, et la cueillette sauvage. Sur ce palier, la cueillette prendra la forme d’une cueillette agraire, identifiable grâce à des espèces comestibles connues.

2- Le deuxième palier vise à rendre accessible et envisageable la consommation de plantes sauvages. Une fois le réflexe d’autoconsommation acquis, le regard peut être transposé à des espèces demandant un savoir particulier. Pour cela, un site sera alors dédié à la reconnaissance, à la transformation et la consommation de plantes sauvages.

3- Enfin, après avoir appris à identifier les plantes, l’apprentissage peut continuer dans la nature de manière autonome ou accompagnée.


 

Une frange remaniée qui ouvre aux extérieurs de la commune ©Manon Diekmann

Ces différents paliers prennent place sur un site en bordure de Magny-les-Hameaux : la frange Est de la commune (50 ha). Celle-ci met en contact la ville et ses extérieurs et propose une progression intéressante entre domestique et sauvage. On peut y trouver la Closeraie, une friche proposant déjà des activités à la rencontre de l’urbain et du rural (ferme péri-urbaine, jardins familiaux et skate Park). Il y a aussi la Pépinière de Gomberville, dont la proximité avec la forêt (début de l’espace sauvage) et l’état d’abandon (ensauvagement du site) offre une transition vers les espaces extérieurs. Enfin, cette frange ouvre sur la vallée du Rhodon, majoritairement occupée de bois et de prairies pâturées. Ces trois sites formeront respectivement le palier 1, 2 et 3.

Palier 1 : Un parc comestible dédié au faire ensemble

Le parc de la Grande Closeraie est un parc tourné vers l’habitant. Il permet l’ouverture sur l’extérieur de la ville et propose une autre manière d’appréhender les ressources alimentaires et l’espace public à Magny les Hameaux. Des espaces de déambulation et d’arrêts sont disposés sur sa partie nord, ainsi que des espaces de cueillette. Le but est de faire de ce parc un lieu fréquenté pour permettre la généralisation d’un comportement « cueilleur » et la rencontre entre habitants. La partie sud, quant à elle, est vouée à développer le potentiel cultural de la ferme et à amplifier l’idée de cueillette agraire.

Le parc de cueillette de la Grande Closeraie ©Manon Diekmann

Le dessin du parc propose différents types d’espaces. On retrouve des parcelles d’usage libre tels que des prairies fauchées afin d’accueillir les visiteurs et habitants pour des activités de détente, des activités sportives, des événements citoyens (foires, marchés, projection en plein air, concert, théâtre…) D’autres espaces, plus conduits, sont des espaces de cueillette d’opportunité (végétation comestible d’accompagnement) ou des espaces de cueillette collective (vergers communaux sous différentes formes). Le parc cherche aussi à étendre la fonction culturale des jardins familiaux, véritable demande sur la commune, en leur donnant une dimension plus collective et planifiée. Un espace de maraichage participatif animé par des actions habitantes propose une ébauche de gestion plus transversale de la ressource.

Cueillette au Jardin des haies comestibles et maraichage partagé ©Manon Diekmann

Le parc de la Grande Closeraie permet aux habitants de pratiquer la cueillette et l’appropriation de leur lisière. Le geste de la cueillette acquis, le visiteur peut s’ouvrir au palier 2.

Palier 2 : Un parc consacré aux plantes sauvages

Le parc de l’Ancienne Pépinière invite progressivement le visiteur à aller vers les paysages de proximité et les plantes sauvages de Magny les Hameaux grâce à la pratique de la cueillette. Le parc est composé d’un espace d’agroforesterie, une forêt jardin constituée en partie par les arbres arrivés à maturité depuis l’abandon de la pépinière, et d’un espace de valorisation de la matière prélevée prenant place dans l’ancien corps de ferme.


Un parc dédié à la vulgarisation des savoirs sur les plantes sauvages ©Manon Diekmann

Un gradient entre ensauvagement et mise en culture rappelle la présence du parc entre forêt et plateau agricole : les espaces entretenus près des corps de ferme laissent progressivement place à des espèces spontanées. Le sauvage est mis en scène et est normalisé au sein du parc.

Dans l’ancien corps de ferme, le travail sur la visibilité et la vulgarisation des plantes se poursuit. Un jardin comestible, composé d’espèces identifiées dans la vallée du Rhodon, introduit les plantes du territoire. Les savoirs liés aux plantes y sont mis en lumière : une programmation met en réseau différents acteurs (association de cueilleurs, herboristes, restaurateurs, habitants, visiteurs,…). Ceux-ci feront de la transformation des matières prélevées un angle de travail commun et œuvreront à la démocratisation de la consommation de plantes sauvages en s’appuyant sur toutes ses possibilités d’utilisation.

Visite et fête habitante dans l’ancien corps de ferme ©Manon Diekmann

Le parc de l’Ancienne Pépinière permet de rendre visible la consommation des plantes sauvages. Une fois cette culture intégrée, le parc peut jouer son rôle de tremplin vers la vallée du Rhodon. Les habitants peuvent partir à la (re)découverte des paysages de proximité à travers la recherche de plantes comestibles.

Palier 3 : Découverte de La vallée du Rhodon


Les compétences acquises sont mobilisées pour la recherche de plantes et leur transformation. Des zones de cueillette par milieux sont proposées afin d’aller à la rencontre des plantes. Celles-ci sont recensées, décrites et expliquées dans une documentation dédiée au grand public. Ce dernier pourra être mis en place par la commune en collaboration avec le PNR de la Haute Vallée de Chevreuse et le Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien.
Pour assurer la protection de la ressource et l’équilibre des milieux, des quantités maximales sont imposées et certaines espèces ne pourront être prélevées qu’en possession d’un permis cueillette.

Celui-ci pourra être délivré aux cueilleurs amateurs depuis la ferme de Gomberville, après avoir suivi une formation. Cette dernière s’appuiera sur le Guide des Bonnes Pratiques de la cueillette de plantes sauvages, normalement destiné aux professionnels de la cueillette, et mis en place par l’AFC (Association Française des Professionnels de la Cueillette des Plantes Sauvages). Les cueilleurs pourront par ailleurs participer au suivi de l’évolution des espèces sur une plateforme dédiée, créée pour la démarche.

Cueillette en Vallée du Rhodon ©Manon Diekmann

 

Introduite progressivement sous forme de palier, la cueillette permet aux habitants de Magny-les- Hameaux de renforcer leur lien aux paysages quotidiens. Les plantes leur offrent une fenêtre sur le territoire et un prétexte pour aller à sa rencontre. Grâce à cette pratique, la gestion de la ressource peut être réfléchie plus collectivement et permet une forme plus ascendante de répartition du pouvoir à l’échelle d’une collectivité. Appliquée aux plantes sauvages, elle rend possible l’appropriation d’une ressource alternative et favorise la transmission de savoirs et savoir-faire hérités de longue date. La cueillette propose ainsi de porter un nouveau regard sur le sauvage et pourrait favoriser l’acceptation et la circulation de la biodiversité en ville et à la campagne.


Cet article est issu du Travail de Fin d’Études (TFE) que Manon Diekmann a présenté en 2021 à l’École de la Nature et du Paysage de Blois. Encadrants – Sylvain Morin & Claire Combeau.

 

Note / Bibliographie :

1.D’après les propos reformulés d’Aurélie Choné, Isabelle Hajek, Philippe Hamman (dir.), 2016, Guide des humanités environnementales, Presses universitaires du Septentrion


2.D’après les propos reformulés de François Couplan, 2020, Le plaisir de cueillir – Voyages parmi les plantes, Edition Sang de la Terre

Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévost, 2017, Le souci de la nature — Apprendre, inventer, gouverner — CNRS EDITION

Perrine Michelon, 2019, Les Biens Communs – Un modèle alternatif pour habiter nos territoires au XXIe siècle, Pur Edition


Flaminia Paddeu, 2019, Déchets, mauvaises herbes et plantes sauvages, Géographie critique du glanage alimentaire urbain, URL : http://journals.openedition.org/echogeo/17788

Marine Legrand, 2017, Un décor comestible, Mise en ordre écologique des parcs urbains et collecte citadine de ressources alimentaires «sauvages», URL : http://journals.openedition.org/gc/4975

 

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Pour référencer cet article :

Manon Diekmann, Paysage de cueillette, Openfield numéro 18, Février 2022