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Carnet d’un berger urbain, épisode 3

Entre mai et juillet 2019, j’ai fait un stage de trois mois en tant que berger urbain dans la Métropole bordelaise. J’ai aidé Rachel Léobet, la bergère employée par le Grand Projet des Villes de la rive droite de Bordeaux. Durant ces quelques mois, j’ai eu l’opportunité de mener un troupeau de trente têtes dans les parcs et espaces verts du Parc des Coteaux. Voici des extraits de mon carnet de terrain.

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« Si un jour on m’aurait dit que j’aillais faire pâturer des brebis en ville j’aurais répondu à cette personne, « mais t’es pas fou toi jamais de la vie ! » et pourtant… » Carnet de terrain – le 22.05.19

Lundi 1er juillet, temps ensoleillé

6h. J’arrive à l’Ermitage. 7h. Installation des filets mobiles. 8h, le troupeau est dans le parc.
Chaque jour, c’est 10h de garde, de surveillance et de médiation sociale. Plus 2h d’installation et de désinstallation des parcs mobiles de jour et du troupeau. C’est pas si long. On passe du temps à observer les brebis. Étudier leur comportement, regarder comment elles fonctionnent comprendre la hiérarchie. À force on en reconnaît certaines. On les différencie. Par leur morphologie, la couleur de toison, les tâches. Certaines par le bêlement. On observe aussi autour. La faune, la flore, les hommes. On prend du temps pour se reposer, grignoter, lire, siester, méditer aussi. Parler de tout et de rien.

« Moi j’vous vois là, vous n’allez pas là sur l’herbe, j’vous l’interdis ». C’est un agent des espaces verts de la commune. Il a découvert le troupeau. Surpris qu’on aille à Palmer après. Il a peur que les brebis abîment l’herbe. Qu’elles fassent des trous. Il est d’accord que les moutons pâturent, ouvrent le milieu, entretiennent l’espace sur une végétation spontanée comme ici à L’Ermitage. Pas pour qu’ils aillent sur une herbe « propre ».
Avec Rachel nous avons une discussion avec une personne âgée. Il ne regarde pas Rachel. Il s’adresse à moi. Je suis un homme.

Un type s’est fait agresser. Je n’ai pas vu l’agression. Mais j’ai vu un gars courir. Un autre pleurer. Il s’est fait voler son portable. J’étais tout seul. Rachel était partie faire quelques courses. J’ai hésité à m’éloigner du troupeau pour le poursuivre. Je ne l’ai pas fait. J’ai essayé de rassurer celui qui pleurait tout en jetant un œil au troupeau.
Voilà un groupe de jeunes. Surpris et amusés : « Wesh ma gueule des chèvres ! ».

Quand on met en place le parc de jour, je prends le « regard mouton ». Je prends la place de la brebis. Ici il y a assez à manger. Là des arbres, de l’ombre. Les herbes sont trop hautes. La haie coupe-vent. Un abri contre la chaleur ou la pluie. En mouvement on repère à l’avance les zones où les brebis risquent d’aller. En direction de la bonne herbe. Des fleurs.
Parc de l’Ermitage. J’ai noté des usages spontanés : course, vélo, musique, petits trafics, baignade, bivouac, naturisme, barbecue, pêche. D’autres plus encadrés : balade à cheval, sortie scolaire, randonnée. J’observe. Je note.

Jeudi 04 juillet

Il me reste un peu moins d’un mois de stage. Je n’ai pas vu le temps passer. J’éprouve de la tristesse. Et de la joie. J’aurais aimé vivre le projet jusqu’au bout. Mais je reviens au pays, dans l’Ariège. Petit pays et petit monde. Je m’y sens bien. J’y suis chez moi. Je trouve mes marques. J’aimerais avoir un petit travail là-bas. Pouvoir mettre de l’argent de côté. M’acheter un bout de terrain.
Un gars accompagné de sa fille est venu nous voir. Il lui a parlé de l’ours et du loup. Des bêtes sanguinaires. Il lui a montré le bâton de berger. Il lui a raconté un conte imaginaire. Nous avons assisté au spectacle.

Vendredi 05 juillet

« Vous allez nous manquer, on est triste de plus vous voir ». Le troupeau c’est la rencontre, le lien social.
15h10. Rachel est au camion garé sur le parking. Partie se faire à manger. Face à elle, il y a un gars bizarre. Elle vient me dire ça. Je vais le voir. Lui faire comprendre que Rachel n’est pas seule, « Bonjour, vous cherchez quelque chose ? » ; « Oh non j’attends quelqu’un ». Il repart. On ne l’a pas revu. Rachel était inquiète et maintenant soulagée.

Lundi 08 juillet

08h30. Arrivée à Palmer. On nous a dit que c’était le parc de « fou ». LE PARC où tout le monde va. Se poser. Pique-niquer. Boire un coup. Faire un foot. Dormir. Courir. Il y a déjà du monde. Il n’est que 9h.
Elle. « Oh berger, la classe ! Et comment devient-on berger ? »
Lui. « C’est bien ça fait campagne »
Les gosses qui sont ici ne partent pas en vacances. Ils viennent voir les brebis. Ça les change.
Une dame voulait jeter des épluchures de carottes au brebis. Des carottes bio nous dit-elle. « Vous savez Madame, si tout le monde fait ça, il y a aura trop de choses à gérer. Alors c’est pas possible. Et puis ça perturberait le système digestif des brebis ».

Mardi 09 juillet

Un type court. Il est 7h30. Il nous lance : « C’est agréable ».
Une jeune qui balade son chien : « j’ai grandi dans ce parc, c’est super vous avez refait ma journée ! ».
Celui-là rappelle son chien. Il n’est pas tenu en laisse : « Viens on est plus chez nous. Les brebis ont rien à faire ici ! ».
Rachel répond : « Vous préférez voir des tours, du béton ? » ; « Ne me faites pas dire ce que j’ai pas dit. Leur place c’est à la montagne »
Une dame âgée. « Vous n’avez pas peur ? Vous savez ici il y a beaucoup de Maghrébins ».

Mercredi 10 juillet

Je sors le troupeau ce matin. Depuis le balcon d’un immeuble à côté. « Bravo ! »
Un jeune avec un Staff en laisse : « Mon chien ne connaît pas ça, il découvre ».
« Pourquoi les femmes qui portent le voile aiment pas les chiens ? » C’est la question que m’ont posée Rachid, Mustapha et Karim. Il paraît que dans la religion c’est le 2ème animal le plus sale, après le porc. Si les femmes touchent un chien, elles devront laver leurs affaires 7 fois.
Et une de leur remarque : « Tu sais c’est pas nous qui allons les voler, les vrais musulmans le font pas. C’est péché. On a du respect pour l’Aïd . On négocie. On achète au contraire ».
Pause de midi pour les jardiniers de Cenon. Ils sont venus voir les brebis. « Regarde celle-là c’est une élagueuse » ; « Et celle-là on dirait Fabien, là Ben, ici Saïd » ; « Regarde-les, elles travaillent comme des fonctionnaires ». Ils les comparent aux collègues, aux chefs de service. C’est drôle.
Palmer c’est surprenant. On pensait qu’il y aurait beaucoup de monde. On imaginait le pire. La folie. Pour le moment ce n’est pas le cas. Il y a des vagues de personnes qui déferlent. Des chiens sans laisse. Mais bon.

Vendredi 12 juillet

Un marcheur. Il est 10h. « C’est la campagne que vous nous faites ici, c’est super ! ».
Entre 6h et 10h il y a eu du monde. De 10h à 17h peu de passage. À partir de 17h – 18h ça reprend. C’est le rythme du parc, son souffle et ses battements
De la part d’une dame âgée :« C’est une pierre à sel là ? Ça me fait penser au film de Fernandel qui se faisait ronger les pieds avec les chèvres, il y avait du sel dessus ».
« Un couple ne vient plus parce qu’ils ont peur avec leur border ». Me dit un autre.
Celui avec qui Rachel « s’est pris le chou » la dernière fois ne passe plus à l’endroit où pâturent les brebis. Il va plus loin. Quand il nous voit maintenant il attache son chien.

Une dame. On discute ensemble des brebis. « Ah bah écoutez avec vous je vais devenir un spécialiste en mouton, brebis et bélier. Pourtant je suis de la campagne, il y avait une ferme à côté de chez moi ». Puis elle repart.
Une femme travaille dans un bâtiment à côté du parc de nuit. Elle vient de m’apporter 5 litres d’eau. Et du café. On ne se connaît pas. Mais on est voisins.

Lundi 15 juillet

« Vous n’avez pas eu de problèmes la nuit ? Non parce que vous savez on s’inquiète tous avec les jeunes qui, pardonnez mon expression, qui foutent la merde ! » Cet homme s’inquiète de notre sort ici et des brebis. Il nous fait part de ses inquiétudes aussi.
Je m’aperçois qu’avec la présence des animaux les habitudes des gens changent. Certains rattachent leur chien puis le relâchent un peu plus loin. Progressivement ils nous respectent. Et la réglementation d’attacher son chien dans les parcs un peu plus.
Je me demande si je ne cherche pas à éviter le contact avec les gens. Ce métier révèle-t-il un bout de ma personnalité ? Est-ce que je suis asocial ou est-ce les gens qui sont insupportables ?
C’est cet aspect social qui bouffe de l’énergie. Contradiction avec un métier solitaire où on a envie d’être seul. On répète souvent les mêmes choses. C’est pas facile. C’est usant.
Le temps s’arrête. Ça arrive parfois dans les parcs. Nous ne voyons personne. Les choses se figent. On contemple. On pense. J’aime ça dans ce métier. Aussi l’absence de chef et de routine. Le contact avec les animaux et la nature. Mais en ville…

Mercredi 17 juillet

Il n’y a pas fait une goutte depuis juin. Des pics à 35°C presque 40°C. On est à Palmer. C’est la canicule et il y a le souci de sécheresse. En 9 jours, la végétation qui sert de fourrage dans le parc de nuit a disparu. Il n’y a plus rien à manger. Les prairies aux alentours idem. C’est sec et l’herbe est haute.
Je crois que je ne pourrais pas faire ce métier dans une grande ville comme Bordeaux. Même si c’est « la classe » d’être berger ici. Le matin on installe les filets mobiles et on les désinstalle le soir. Ensuite on assure une surveillance constante des brebis tout en renseignant la population. Nous avons du temps pour discuter ensemble, avec les autres, se reposer, lire et penser tout en regardant les brebis. En montagne c’est pas tout à fait pareil. Le berger se déplace. Il marche. Il surveille pour la prédation. Il traite ses bêtes. Il s’isole. Il est au contact de la Nature. Dans les parcs urbains ce n’est pas le cas. On fantasme la figure du berger en ville. C’est un autre métier
Il est 21h. Je me prépare à vivre une nouvelle nuit dehors. À la belle étoile. J’adore ça. En plus le coucher de soleil est beau. Il fait chaud mais il y a beaucoup de vent et des nuages menaçants au loin.
Jeudi 18 juillet.

Déclenchement du plan canicule. On est obligés de partir avec les brebis au centre de loisir de Triboulet jusqu’au 26 juillet.
« À chaque fois que je passe devant les brebis je pense à cette bande dessinée, ça montre les brebis intelligentes, le chien, le berger ». Ce monsieur me parle de F’murr et du Génie des alpages. Une piste de lecture.
« Quand j’étais petite, un voisin paysan me faisait une farce avec les crottes de brebis : il entourait de sucre glace végétal, d’herbe, moi je ne le savais pas et je les mangeais » me dit cette vieille dame. Nous rigolons ensemble.
« Pour les enfants c’est bien, j’ai pas le temps de les emmener au zoo » me dit Marlène. On a beaucoup discuté ensemble. Elle vient souvent nous voir. Avec du café à partager.

Vendredi 19 juillet

Arrivée à Triboulet. On doit respecter les événements et le calendrier de pâturage. Parfois c’est chiant ce rythme à tenir.

J’écris pour poser des pensées, des ressentis, des observations et des écoutes dans cette itinérance. Comme l’écrit Sylvain Tesson (géographie de l’instant) : « Le bloc note c’est l’hommage que l’observation rend aux détails ». Mes idées sortent comme ça, sans ordre. Je les laisse dériver sur ces pages, ce carnet de route et de pâturage.

Il ne me reste que 14 jours avant de partir. C’est passé vite, très vite. J’ai passé beaucoup de mon temps dehors qu’il y ait du vent, de la pluie, ou un soleil écrasant. 60h par semaine, à garder les brebis, déplacer le troupeau, poser des filets mobiles et rencontrer du monde, beaucoup d monde.

Vendredi 26 juillet

7h30. On arrive à la cité de Beausite pour mettre en place le parc de jour.
Beaucoup de monde nous regardent par la fenêtre. Comme à chaque fois que l’on arrive quelque part. D’autres sortent et viennent nous voir. Des enfants sont là aussi.
Cet homme se rappelle. « Moi j’connais les moutons. À Palmer il y avait des étables avant, des chevaux, des moutons, un verger et de la vigne ». Pourtant il a la maladie d’Alzheimer.
« Les brebis ça change du quotidien ici » ; « Je viens d’emménager il y a 2 jours ici et le fait de voir des moutons ça fait plaisir. Ce serait bien qu’ils soient tout le temps-là, et ça fait moins de bruit que les tondeuses ou les jeunes ».
« Vous les vendez ? » Rachel répond à cet homme que non mais qu’elle connaît des éleveurs pas trop loin. Je me rappelle qu’à la cité Carriet des femmes nous l’avaient aussi demandé.
Avec Rachel on est inquiets. Ce soir on déplace les brebis à Cypressat, un autre parc. Le parc de nuit n’est pas installé. Le sol est trop sec. Les piquets ne s’enfoncent pas. Comment va-t-on faire ? Filets mobiles et batterie toute la nuit.. On espère qu’elle ne sera pas volée.
18h30. « Transhumance » vers Cypressat. C’est à un kilomètre d’ici. Il fait une pluie battante.
On est filmé par Moussa. Du service communication de la ville de Cenon. Il nous équipe de micro. Attention faut pas dire de conneries. Avec Rachel on rigole.
Deux brebis sont rentrées dans le jardin d’un particulier. J’y suis rentré aussi pour les faire sortir. Les habitants m’ont regardé interloqués.
20h30. Nous y sommes.

Samedi 27 juillet

C’est notre premier jour à Cypressat. Et déjà nos premiers échanges.
« Oh on se croirait dans les Pyrénées » ; « Ça me manque la campagne, le fait de les voir là c’est agréable ».

Dimanche 28 juillet

Deux personnes du quartier nous apportent à manger. Des tomates farcies dans un plat (encore chaud) et du gâteau. Nous sommes gâtés !

Mardi 30 juillet

Je trouve qu’avec les moutons, les espaces des parcs prennent une autre valeur. La gestion différenciée a plus de sens encore. Réflexion de l’instant.
Un jeune vient vers nous en courant. Il tient ses chaussons dans les mains. Il nous demande une clope. Il repart et rentre dans le centre pour personnes handicapées juste à côté. Nous avons été surpris. Et amusés de ce contact.

Mercredi 31 juillet

De 8h à 12h une équipe de jardiniers nous a rejoints. Les moutons leur permettent d’échapper à la routine et au quotidien, c’est ce que j’en déduis.
J’arrive à la fin. J’en ai marre. De la ville déconnectée, désaisonnalisée, polluée, dénaturalisée, puante, jamais éteinte. J’ai besoin de repartir dans la Nature et loin de tout, de me sentir plus libre et au grand air. J’ai besoin de revenir et de revoir l’Ariège.
Rachel va continuer seule. J’espère que ça va aller. Qu’elle aura pas trop d’ennuis. Qu’elle aura du temps pour elle. Se reposer. Être tranquille. Je ne me fais pas trop de soucis quand même, ça va aller.
On a passé de bons moments. Le petit déj du matin. Les repas improvisés le soir. Les rigolades. La petite bière de la débauche. On s’est entraidés et soutenus lors des moments compliqués. On forme une bonne équipe tous les deux. C’est bien plus qu’une collègue. Une personne de confiance. C’est devenu une amie dans l’itinérance du pâturage, en coteaux sur les bords de la Garonne.

 


Ce travail a été réalisé en collaboration avec Olivier Bories & Corinne Eychenne

Cet article est le dernier épisode d’une série de trois articles.
Épisode 3/3.

 

Note / Bibliographie :

Quelques pistes de lectures :

Catherine et Rapahel Larrère. Le contrat domestique. In : Courrier de l’Environnement de L’INRA, n°30,1997
Bethemont Jacques. Roger A, Court traité du paysage. In: Revue de géographie de Lyon, vol. 73, n°4, 1998. Les paysages des cours d’eau. p. 337.
Dupré Lucie, Lasseur Jacques, Poccard-Chapuis René. Pâturage.  Nourrir ses bêtes et habiter le territoire. Paris : EHESS, 301 p. (Techniques et culture, 63).  2015
Aspir, Maison du Berger. Petit manuel du berger d’alpage. Cardère, collection Hors les Drailles. p. 236.  2015
Jiddu Krishnamurti. La révolution du silence. Stock, p. 220. 1992

 

Quelques musiques qui m’ont accompagné :

John Butler, Oceans, (12’04). Album : John Butler. 1998
Jacques Brel, Les berger (2’44). Album : Ces gens là. 1966
Matmatah, Les moutons (3’48). Album : La Ouache. 1988
Paco de Lucia, Zyryab (6’15). Album : Zyryab. 1990
Estrella Morente – A Pastora (Sevillanas) (4’05). Album : My Song and a Poem. 2001

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Pour référencer cet article :

Miguel Rebelo, Carnet d’un berger urbain, épisode 3, Openfield , 1 février 2022

Parc de l’Ermitage , juillet 2019 © Miguel Rebelo

Parc de Palmer, juillet 2019 © Miguel Rebelo