Nous ne sommes qu’au début de la démarche et l’objectif de cet article est de jeter quelques bases de réflexion, en prenant le temps de comprendre comment un paysage si caractéristique a pu se construire.
Si des fouilles archéologiques ont révélé, en Grande-Bretagne, en Irlande et en France, des structures agraires s’apparentant au bocage (avec des talus ou des murs de pierres sèches) datant de l’Âge du Bronze (entre 2200 et 750 av. J.-C.), il est admis que le système bocager tel que nous le connaissons aujourd’hui s’est constitué au fil des siècles et de différentes manières selon les régions. Il a constitué, et constitue toujours, une construction paysagère forte, liée aux pratiques agricoles et, à ce titre, sujette à ses évolutions.
Ainsi, entre le XIIe et le XIVe siècle, le Nord et l’Ouest de la France et de la Belgique voient apparaître d’importants noyaux bocagers (prairies de formes irrégulières et de tailles variées, entourées de haies vives) dans les vallées. Les champs ouverts subsistent sur les plateaux. C’est alors le développement de l’élevage, du négoce du fromage et du beurre, ainsi que la consommation accrue de viande dans les villes, qui modifie profondément les paysages, les adaptant à de nouveaux usages. Les terres labourables sont alors converties en pâtures et clôturées. « Les troupeaux étant devenus des propriétés individuelles à la fin du XIVe siècle, les haies servent de barrière aux animaux et les empêchent de provoquer des dégâts dans les cultures des voisins ; c’est la justification donnée dans un acte datant de 1335 » .1
À une époque où la représentation picturale devient de plus en plus réaliste, les enluminures des Très Riches Heures du Duc de Berry témoignent, mois par mois, des travaux des champs, décrivant avec précision la vie et le labeur des paysans. Pour celle du mois de juillet (figure 2), le champ moissonné est représenté ceinturé d’une haie basse et d’arbres menés en têtards. Tout indique donc ici une pratique déjà bien ancrée, toujours en usage dans certaines régions bocagères.
De même, Konrad Wirth, pour son retable La pêche miraculeuse (figure 3), représente la scène, au bord du Lac Léman, avec en arrière-plan le mont Salève couvert d’un bocage s’étendant dans la vallée et sur les hauteurs.
Le bocage entre alors dans l’imaginaire collectif, sous différents noms selon les régions et les terroirs, devenant un motif paysager au même titre que la forêt, la lande ou l’openfield.
Toutefois, c’est aux XVIIIe et XIXe siècles que le système bocager fait un véritable bond.
En France, le XVIIIe siècle est surnommé « le siècle de l’individualisme agraire », phénomène dû à la Révolution française où l’aristocratie et le clergé perdent la propriété de nombreuses terres. Les paysans se partagent alors le foncier en édifiant des talus sur lesquels sont plantés, ou poussent spontanément, arbres et arbustes. Cela se développe également sur les communaux, dessinant alors une nouvelle campagne, modifiant parfois le tracé des chemins, épousant souvent les caractéristiques morphologiques du terrain, tentant de s’en affranchir parfois. Le spectre de la famine pousse les paysans à produire avant tout de quoi faire du pain : blé tendre, méteil et seigle. Sur les sols plus acides, ils entretiennent des plantations de châtaigniers appelés « gorces », mot qu’on retrouve souvent dans la toponymie creusoise.
Selon les lieux, le bocage s’est constitué par plantation d’arbres et d’arbustes en limite de parcelle, par conservation d’une lisière arborée, lors de défrichements, ou bien de semis naturels et de leur sélection lorsqu’un talus ou un muret de pierres sèches avaient été construits. Au gré des héritages, la division des terres resserrait davantage la maille bocagère.
Dans la Creuse comme dans bon nombre de régions bocagères, les haies évoquent un habitat dispersé, fait de hameaux et de villages, de fermes isolées. Toutefois, ils sont tous raccordés entre eux par un très important réseau de chemins, irriguant toute la campagne, rompant tout isolement. Au-delà de l’individualisme évoqué, c’est aussi une société solidaire qui façonne ces paysages.
Le mouvement de plantation s’est poursuivi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le bocage creusois est ainsi décrit, en 19392 : « La haie est un genre de clôture extrêmement employée dans la campagne creusoise où on lui donne généralement le nom de “bouchure”. Les fossés sont assez rares ; les murs en pierre sèche dits “en dentelle” n’existent que dans certaines régions, où ils voisinent avec les haies qui, ailleurs, règnent presque exclusivement.
La façon dont les haies creusoises sont faites présente beaucoup de variétés. Il y a la haie morte constituée par des “épines” et autres branches sèches. Il y a la haie vive, ici formée surtout “d’épines” blanches ou noires, là, de plants de saules. Mais aux “épines” se mêlent bien d’autres arbustes, des houx, des noisetiers notamment, de jeunes plants de châtaigniers. Des arbres, chênes, charmes principalement, dont les élagages répétés ont fait des “têtards”, s’élèvent de loin en loin des haies. Celle-ci a donc un aspect très souvent complexe, irrégulier […].
Plusieurs usages existent pour la taille des haies qui appartiennent aux deux propriétaires des héritages qu’elles séparent.
L’un de ces usages donne à chaque propriétaire la taille sur moitié de la largeur de la haie et toute sa longueur. L’autre lui donne la taille toute la largeur de la haie et la moitié de sa longueur. […] Chaque propriétaire garde le produit de la taille qu’il a faite.
Il est admis partout que la taille doit être pratiquée seulement pendant le temps où “la sève ne coule plus”, c’est-à-dire qu’elle peut normalement avoir lieu dès novembre et ne doit pas être faite après la fin de mars. […] Dans les cantons de Boussac et de Châtelus-Malvaleix, la taille se fait en principe tous les trois ans, dans les cantons de Dun-le-Palleteau et La Souterraine, entre pré et terre, en principe tous les cinq à six ans. »
Depuis la fin du XIXe siècle, la Révolution agricole et le Code Napoléon, les parcelles bocagères sont pour la plupart « mise à l’herbe » : fétuque, ray-grass, trèfle et luzerne sont alors destinés à engraisser les bovins. C’est ainsi que la Brande de Lande, dans le bassin de Gouzon, reçoit un bocage à la maille rectiligne (figure 4), constitué de talus et de fossés, afin de rendre cultivables comme prairies artificielles ou pâtures, des terres qui ne l’étaient pas auparavant.
Le bocage s’abroge alors des contraintes du milieu. Les parcelles, bien souvent de grandes tailles, révèlent de grandes exploitations agricoles. Des arbres de haut jet accompagnent les haies basses.
Dès qu’un vallon se dessine, la maille se resserre et devient plus tortueuse, délimitant des prés plus étroits. C’est le cas de la région de La Souterraine et Le Grand-Bourg, même si ce bocage aujourd’hui se transforme très rapidement, de nombreuses haies disparaissant pour laisser la place à des parcelles plus grandes souvent mises en culture. Si la haie basse disparaît, les arbres de haut jet sont conservés. Ceci crée alors un nouveau paysage, qualifié de campagne-parc, à l’image des parcs à l’anglaise, mettant en valeur les courbes topographiques et le patrimoine bâti. Ce phénomène est actuellement en expansion dans tout le département.
Sur les plateaux du Haut-Limousin, de la Haute-Marche et de Bellegarde, si le bocage est aussi présent, il partage l’espace avec de petits bois ou des taillis de chênes, de châtaigniers, de bouleaux et de hêtres. Les haies se retrouvent alors dans les fonds de vallons, entourant des prairies permanentes. Sur la montagne de Toulx-Sainte-Croix, dans les monts de Guéret ou sur le Plateau de Millevaches, le bocage était essentiellement lithique, c’est-à-dire constitué de murets de pierres sèches qui pouvaient parfois se doubler d’une haie.
La déprise agricole et l’abandon de ces murets voient apparaître aujourd’hui une végétation plus abondante, voyant disparaître nombre de ces anciennes parcelles au profit de taillis et de petits bois.
« Dans le bocage, le visiteur apprécie le vert tendre qui peint les haies du printemps, les taches fleuries surpiquant le fond des prairies mouillées, le tronc rugueux d’un grand chêne, le parfum subtilement poivré de l’épine noire qu’il va respirer dans la fraîcheur d’un soir de Mars, et tant d’autres choses encore qui, prises isolément, semblent éternelles. À côté de ces traits ténus qui font la “campagne”, il goûte le silence qu’il rencontre à chaque pas. Mais, à vrai dire, ce silence marque et souligne l’absence de l’homme » .3
En effet, l’exode rural amorcé depuis la fin du XIXe siècle a petit à petit, jusqu’à aujourd’hui, dépeuplé les campagnes des forces vives qui les entretenaient. Deux guerres mondiales, l’apparition puis la généralisation du fil de fer barbelé, la mécanisation voyant apparaître des machines agricoles de plus en plus imposantes, ainsi que les politiques de remembrement ou d’échanges de terres, ont profondément remis en question la taille des parcelles, l’entretien et bien souvent le maintien même des haies bocagères. Bien souvent, la production de bois bocager, jugée fastidieuse et peu rentable, a été délaissée, tout comme bon nombre de gestes transmis qui, durant des siècles, ont façonné les paysages creusois.
Le bocage creusois est-il donc appelé à disparaître ?
Et aujourd’hui
« La réponse se trouve peut-être dans la rencontre de deux mondes, jusque là ignorants l’un de l’autre. Le paysage est appelé à sortir de la sphère agricole dans laquelle, trop longtemps, il fut tenu confiné. Peu à peu, il va s’éloigner de l’instant présent, essentiellement productif, pour se fondre dans un espace plus ouvert et devenir thème de discussion, élément de négociation avec le monde extérieur. […] Nous devons prendre conscience que ces traces de la longue durée, piliers du paysage d’aujourd’hui, et peut-être de demain, sont en train de s’effilocher ; qu’il ne faut pas les occulter mais au contraire les rechercher et, avec elles, chercher à bâtir un bocage contemporain qui sache mêler gestes paysans et regards citadins … Mais aussi regards paysans et gestes citadins car la réciproque est vrai » .4
Si la population rurale passée était constituée tout autant de paysans et d’artisans qui, en fonction des saisons, pouvaient passer d’une profession à une autre, l’un des principaux phénomènes sociaux actuels est autant la spécialisation d’une partie de la population dans les métiers de l’agriculture que la faible représentation de cette partie dans la population globale française. Environ un Creusois sur sept vit désormais dans une exploitation agricole.
Une grande majorité de la population, bien que vivant à la campagne ou dans des villes où une certaine proximité avec la campagne est maintenue, vit d’autres activités professionnelles. Notre rapport à la campagne et à la nature s’en trouve donc modifié. Elle est autant vue comme un espace de production, que comme un espace de promenade, d’observation de la faune et de la flore sauvages, un espace de villégiature ou un bien commun à préserver pour les générations futures.
Loin d’opposer les visions et les sensibilités au paysage, l’objectif est bien de composer avec cette richesse de points de vue afin que chacun-e puisse trouver sa place.
Pour cela, alors que les crises économique, énergétique, sociale, sanitaire et climatique remettent en question nos modes de vie, la structure bocagère de nos campagnes semble apporter des réponses adaptées aux enjeux environnementaux et d’aménagement du territoire, indispensables à notre propre survie.
« Les travaux d’historiens, d’archivistes, de spécialistes du paysage ont montré que la qualité des paysages ruraux était le fruit de projets de société qui avaient su incorporer une approche paysagère pour mieux résoudre leurs problèmes. Dans les périodes de remise en cause, durant les défrichements réalisés par les cisterciens au Moyen-Âge, lors de la Renaissance italienne ou de la Révolution française par exemple, la question du paysage a été intégrée aux débats portant sur les questions sociales, économiques, culturelles et a été portée à la fois par les artistes, les hommes politiques et les techniciens, notamment par les agronomes et les forestiers.
[…] Pourquoi notre époque ne serait-elle pas capable de projeter et de produire des paysages contemporains de qualité ?
[…] Depuis que la réforme de la politique agricole commune est devenue effective en 1992, une idée fait son chemin selon laquelle l’agriculture doit répondre à une triple fonction : production d’aliments et de matières premières, gestion de l’environnement, aménagement du milieu rural. […]
Quand on replace la question du paysage de façon dynamique comme une composante du nouveau contrat que l’agriculture va devoir passer avec la société surgissent des envies, des actions, une émulation, des débats. Il faut que l’agriculture définisse son propre projet sur le paysage et qu’elle le soumette à la société. Les différences de points de vue entre agriculteurs, ruraux, citadins pourront alors devenir des éléments de discussion pour améliorer la qualité technique et esthétique des projets et leur reconnaissance par le plus grand nombre » .5
La gestion des arbres et haies champêtres, par l’ensemble des gestionnaires, publics et privés, apparaît donc comme un enjeu fort pour le département de la Creuse, pour la qualité de ses paysages, mais aussi son attractivité, la qualité de son eau, sa biodiversité animale et végétale et les services rendus à son agriculture.
Il s’agit également de traduire localement la dynamique nationale en faveur de l’agroécologie, en ne passant pas nécessairement par la replantation de haies, mais surtout par une attention portée sur les haies existantes, en questionnant les pratiques de taille et les usages qui en découlent.
Dans le travail à accomplir, il s’agira certainement de se défaire d’une gestion devenue uniforme, par une taille à l’épareuse sur trois côtés, stérilisant une grande partie du maillage bocager, afin de retrouver une plus grande hétérogénéité de formes et de pratiques.
La nature déteste la simplification. Et l’on note bien souvent un appauvrissement de la diversité floristique des haies lorsqu’elles sont trop taillées. Les essences ligneuses ne supportant pas les tailles annuelles laissent alors la place à des espèces pionnières comme le genêt, la ronce et la fougère. En perdant sa fonctionnalité, la haie est encore davantage dépréciée et l’ultime étape consiste à conserver les arbres de haut jet en supprimant la strate arbustive. La haie devient alors un seul alignement d’arbres .
Comprendre le vivant, intégrer ses besoins essentiels, qui sont aussi les nôtres, permettra d’envisager le bocage dans toute sa complexité. Il sera alors possible de le valoriser pour l’ensemble de ses services rendus à l’agriculture et au paysage.
1. De la haie aux bocages, organisation, dynamique et gestion, Jacques Baudry, Agnès Jouin, Éditions INRA, 2003
2. Recueil des usages locaux du Département de la Creuse réunis par la Chambre d’Agriculture et rédigé par Louis Lacrocq. Imprimerie Lecante, 1939
3. Un autre regard sur le bocage du Boischaut in Territoire du Bocage, un paysage à lire, Élisabeth Trotignon, Triages A&L, 2002
4. Un autre regard sur le bocage du Boischaut in Territoire du Bocage, un paysage à lire, Élisabeth Trotignon, Triages A&L, 2002
5. Le projet de paysage, un atout pour l’agriculture in Territoire du Bocage, un paysage à lire, Régis Ambroise, Triages A&L, 2002