« Si un jour on m’aurait dit que j’aillais faire pâturer des brebis en ville j’aurais répondu à cette personne, « mais t’es pas fou toi jamais de la vie ! » et pourtant… » Carnet de terrain – le 22.05.19
Lundi 03 juin
Mise en place d’un parc de jour en sous-bois dans le parc Rozin. Déplacement à pied au parc de nuit de Panoramis en fin de journée.
On doit passer par la route. On a demandé à Bradley, un jeune avec qui on a sympathisé, d’avertir et d’arrêter les voitures sur la route jusqu’au parc de nuit. Il a 30 ans.
« Ah Miguel, comme t’es habillé là ça fait montagnard, berger de montagne ! » C’est Martine, une voisine. Elle vit à côté du parc de nuit. On a déjà discuté ensemble. Et fait connaissance.
Eyten est triste de nous voir partir de Rozin. Elle habite ici et vient de Turquie. Ses parents avaient des brebis là-bas. Elle nous a ramené des cerises. Des voisins intrigués par le déplacement nous regardent derrière les fenêtres. Les gens sont tristes de nous voir partir. Ils ont pris l’habitude de nous voir ici.
Je suis rentré chez moi. Il est 21h.
Mardi 04 juin
Installation des filets mobiles et déplacement des brebis dans le parc de Panoramis.
Nouvelle rencontre. La première dans ce parc.
Je la surnomme « Mamie écolo gépéto militanto ». Elle est venue parce qu’elle était intriguée, elle aussi. Comme beaucoup de personnes. Elle a peur que le troupeau change ses habitudes dans le parc. Peur aussi du comportement de ses chiens vis-à-vis des brebis. Elle m’a dit qu’elle était chimiste de formation. Les moutons lui rappellent des souvenirs. Elle est périgourdine de naissance. Là-bas, elle faisait de la garde de moutons.
Mercredi 05 juin. Pluie
Il flotte. Réfugiés dans le camion de Rachel. Aucun abri à part sous un arbre. Avec cette pluie, il n’y a personne qui passe dans le parc.
Je m’aperçois que les gens n’ont pas conscience de notre métier ni de celui du chien. Pour eux, le chien est un animal de compagnie. Ils ne connaissent pas le chien de conduite, le temps qu’il faut pour qu’il apprenne à s’arrêter, qu’il connaisse le stop, se placer à midi, encerclé le troupeau.
16h20. Rachel est partie pour un rendez-vous. Je m’abrite sous un arbre. Je suis accroupi sous ma cape et un parapluie. Ça mouille. Il fait froid. J’attends. Rachel est revenue avec une surprise. Ce sont des sushis !
Jeudi 06 juin
Les bêtes n’aiment pas les hautes herbes. Ni la gestion différenciée qui favorise la pousse de l’herbe, la montée en graine des graminées. C’est trop raide et rugueux. Pas très appétent. Elles préfèrent ce qui est tendre. Les feuilles des arbres sont pour elle une prairie végétale à la verticale. L’herbe est trop haute, elles la couchent. Plus de 70% de la matière végétale est perdue. Le piétinement entraîne la dispersion et la perte des graines de graminées. Et puis nous dans les hautes herbes on se trempe !
Les deux chiens de la « mamie écolo gépéto militanto » sont rentrés dans le parc des brebis. Le courant ne passe pas partout à cause des hautes herbes. Elles provoquent des courts-circuits, des interférences. Mais plus de peur que de mal. J’ai réussi à les faire partir.
Vendredi 07 juin
Grosse bourrasque de vent. Un arbre est tombé à deux pas de nous. C’est un tilleul. Les brebis savent où s’abriter. Elles ressentent des choses. Il faut les suivre. Avec l’arbre par terre c’est plus simple pour faire la récolte des fleurs de tilleul.
Samedi 08 juin
Les gens viennent nous voir dès qu’on est assis par terre ou dans le camion. Pour discuter en pensant qu’on ne fait rien ou qu’on attend. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est notre métier. Ils ne nous voient pas immédiatement comme ceux qui gardent le troupeau. Même avec Oyat la chienne de Rachel. C’est un Beauceron. Parfois nous n’avons pas envie de discuter. C’est normal, 10 – 20 personnes qui vous parlent dans la journée, c’est fatigant… J’aime le contact humain, mais j’aime aussi la solitude. Être posé au calme et dans mes pensées. Ou ne penser à rien. Juste observer les brebis.
J’ai parfois ce sentiment de faire du folklore comme si j’étais dans un zoo.
19h, deux coureurs : « Ah c’est social, c’est pédagogique ».
Le « macadam berger », rock n’roll !
Mardi 11 juin
À 17h j’ai fait plusieurs tours dans le parc. Je n’ai vu personne.
Je suis allé discuter avec deux voisins. Ils voient les brebis depuis leur jardin. Les brebis ne les dérangent pas. Au contraire : « ça change et ça fait de la vie ». L’un d’eux trouve même que « ça épouse la vue ». Il est venu habiter ici pour le calme et la tranquillité. En famille. L’autre a eu des brebis quand il était plus jeune.
L’un d’eux a bien voulu me remplir mes jerricans d’eau : « C’est normal si je peux aider ». Lui je l’ai appelé M. Slip. Presque tous les jours il est dans son jardin en slip et torse nu.
Rozin est enclavé dans une zone résidentielle. Panoramis est surélevé. C’est un parc plus grand. D’un côté une zone résidentielle. De l’autre les usines portuaires. Titanesques. Il y a plein de camions de marchandises qui circulent. C’est ce que j’observe.
Mercredi 12 juin
Je suis berger urbain. Je dois trouver la meilleure ressource fourragère possible pour les brebis. Quand il fait chaud parquer les brebis aux endroits avec un couvert de ligneux pour trouver l’ombre et la fraîcheur. Quand il fait humide, froid et venteux, trouver des endroits secs et abrités. Les haies brisent le vent, bloquent le chaud et apportent le frais.
Je m’interroge. Être berger en ville c’est un peu un paradoxe. Est-ce que j’aimerais continuer à faire ça ? À être un macadam berger ?
Aimer la ville, accepter ses contraintes. La pollution, les bouchons, la densité de bâtiment. Ses rythmes. Ça va toujours vite. Pas de repos. Se confronter à l’aspect social. Aux usages des parcs. Affronter les stéréotypes de la ville. Le fantasme de la nature. Les propos déplacés, parfois racistes. Être berger en ville, avoir l’impression d’être hors case. On est observé, dévisagé, contemplé, admiré, envié, rejeté et aimé.
Rachel veut faire une semaine complète de surveillance nuit et jour à Carriet. Elle a peur du vol. Du relais médiatique et que les gens de la cité soient ciblés. On va rester là-bas jour et nuit pour éviter les risques. Tout se passera bien quand même.
Jeudi 13 juin
L’engouement médiatique pour tout ce projet est important. Un peu trop je trouve.
En ville il y a des avantages. Les commerces, les services, les bars, la boulangerie qui sont partout. À la campagne c’est surtout la nature, l’agricole. En Montagne, l’estive a son usage. Les brebis sont chez elles. Les touristes et randonneurs s’y intègrent. En ville, les parcs ont une identité. Je m’en rends compte, les usagers se sont approprié l’espace. C’est le troupeau et le berger qui doivent s’y intégrer, pas l’inverse.
Vendredi 14 juin
Premier bivouac. Je suis plus proche des zones de pâturages. Je suis heureux. Un peu anxieux. Partagé. Encore hors case.
Dimanche 16 juin, soleil et forte température
Les brebis sont parquées à l’écart du chemin. On l’a fait exprès. Peu de personnes passent par ici. On est cachés. Et plus tranquilles.
Le maire est venu nous voir aujourd’hui. Il n’était pas favorable au projet de pâturage itinérant au départ. Il constate que les ronces poussent partout. « Le milieu se ferme ici, il y a trop de laisser-aller ».
Plus tard, c’est un voisin qui nous raconte un bout d’histoire du parc. « C’était un ancien verger, une ancienne ferme qui appartenait à Maurice T., un bourgeois. La commune a racheté ce terrain pour en faire un parc public. »
Mardi 18 juin
J’ai dormi sur place 4 jours d’affilés à Panoramis. Je ne sais si je peux installer mon campement, ma tente, mon bivouac ici. Peut-être qu’en tant que berger je peux dépasser des interdits ?
À partir d’aujourd’hui on rentre dans les vrais parcs urbains. Ceux qui sont très utilisés, avec des infrastructures. Entourés de bâtiments. Dans lesquels il y aura beaucoup plus de monde. À Palmer par exemple. Mise en place des parcs dès 5h ou 6h du matin pour être tranquilles. On y pense. Il y aura beaucoup d’usagers. Et avec tout un tas de pratiques. Randonnée, course, musculation, pique-nique. Des personnes qui squattent le parc et qui restent toute la nuit. Il y a aussi la salle de concert à côté.
Arrivée à la cité Carriet. La population semble contente. Visite de riverains et des enfants.
« Moi je connais les moutons. J’en ai eu au Bénin mais pas mes enfants c’est bien pour eux ».
Le parc est entouré de bâtisses et de blocs d’immeubles. Depuis les fenêtres on nous regarde, par curiosité. Le parc de jour est à côté du jardin partagé de l’oasis.
Le panneau d’information sur le pâturage itinérant qu’on a planté avec Rachel a été volé. Peut-être planqué par des jeunes ? Un autre jeté sur le filet mobile.
Une dame depuis sa fenêtre d’immeuble nous a donné deux canettes de coca. Je n’aime pas ça mais c’est très gentil de sa part. Il fait chaud. Elle a connu les blocs d’immeubles avant. Elle a 60 ans. Ça fait 30 ans qu’elle est là. « Avant il y avait des prairies, des près, rien. Mes parents avaient une maison derrière et j’allais à l’école là-haut, puis j’ai vu le bloc se construire et depuis j’y suis ».
Des jeunes de la cité m’aident à replier quelques filets mobiles. Ils n’ont pas plus de 15 ans.
20h30. Des familles sont venues avec les enfants pour voir les moutons. Certains ont pris des photos.
Mercredi 19 juin
Je n’ai pas bien dormi. Réveillé à minuit par l’orage. J’ai pris l’eau. Je suis trempé. Je me suis réfugié sous la terrasse de la cabane des jardins partagés de l’Oasis. J’ai dormi sur le banc.
Aujourd’hui c’est jour de tonte. Thibaut un tondeur pro’ est là. C’est un ami de Rachel. Jeanne du Conservatoire des Races d’Aquitaine est là aussi. Et Benjamin à l’origine du projet. Pour prêter main-forte. Il y a eu beaucoup de monde de la cité. Thibaut a réussi à se placer au bon endroit. Sur un terrain plat, à l’abri du soleil et du chaud. Et visible de tous.
À Carriet, Jacky nous a aussi donné de l’eau et des gâteaux.
Samedi 22 juin
Avant-hier, le 20, Rachel a passé beaucoup de temps avec Mickael. Il est à la rue avec des soucis psychologiques et mentaux.
Arrivée la veille, nous sommes sur un autre espace de la cité Carriet. Derrière la piscine de Lormont. On a déplacé le troupeau à pied. Il y a moins d’un kilomètre. Il a fallu anticiper le parcours. Voir le chemin, défricher et nettoyer. Benjamin et un responsable des espaces verts nous ont filé un coup de main. Surtout pour stopper les voitures ou les bus sur la route.
Partout on est bien accueillis. Même acceptés. Les gens nous font une place. À chaque fois. À l’Oasis on a pu installer notre réchaud et manger sur la terrasse. À la piscine de Lormont on a pris des douches. À Rozin, c’est Alain le gardien du cimetière qui nous a ouvert les locaux pour ranger du matériel et utiliser l’eau.
Je ne pensais pas rencontrer autant de monde avec ce projet.
Kader, Theo et Mohammed. 12 ans. Ils viennent de balancer une bouteille d’eau vide sur les brebis. Ils ne nous ont pas vus. Rachel va leur parler et leur expliquer.
Rachida et Khader sont employés à la piscine. Aujourd’hui ils nous ont fait du thé et des biscuits tunisiens.
Une femme qui se balade : « Merci de nous avoir mis un peu de… euh de ferme en ville ».
Fin de journée.
Dimanche 23 juin
Parc Carriet près de la piscine. Un grand espace. Des arbres. Une cabane dans un arbre aménagée par des jeunes. Il y a une balançoire aussi. Plus loin, dans le bois une vieille voiture brûlée. Très peu de passage. Peu fréquenté. Ce matin entre 7h et 8h quelqu’un est venu promener son chien. 2 ou 3 autres de temps en temps durant l’après-midi.
Khader et Rachida discutent : « l’agneau est trop maigre, j’en voudrais pas » ; « Moi justement il y a pas de gras j’aime bien ».
Mickael est revenu nous voir derrière la piscine. Il a fait plus de 200 mètres tout seul. Il est pieds nus. Malgré ses troubles, il a une belle force intérieure et il travaille sur lui. C’est ce qu’il nous dit. Avant ses soucis il a beaucoup voyagé, de bateau en bateau d’Afrique en Chine et en Europe. Surprenant !
Mickael me pose toujours la même question. « Et il est quelle heure là ? » Je lui donne l’heure. Puis il me repose la même question. Ça peut durer 30 minutes. Quand il ne demande pas l’heure, il se met à marmonner, faire un pas en avant, puis un autre en arrière.
Il commence à avoir mal aux pieds. Il veut qu’on le raccompagne. Il campe à la cité. On n’a pas que ça à faire. Je lui passe mes sandales. À mon tour je suis pieds nus.
Lundi 24 juin
Arrivée à l’Ermitage. Transport des brebis en bétaillère
Agenda. Jeudi 13 juillet. Midi. L’Amap Les Gourmand-dignes organise une balade. Ils vont venir à notre rencontre.
Mardi 25 juin
Parc de l’Ermitage. L’impression d’une jungle urbaine. Au milieu un lac urbain. Paradisiaque ? Une ancienne carrière. Beaucoup de relief. Sentiment d’être en montagne . Comment les brebis landaises vont faire ici ? Elles ne sont pas habitués au relief. Elles s’adapteront j’espère. On verra.
On pâture dans une pente. Avant il y avait des arbres. La commune a décidé de les abattre pour dégager la vue.
Au loin, on entend les camions qui déchargent des marchandises dans les usines ou les docks. Le train qui passe. Surtout les oiseaux qui chantent.
Des promeneurs : « Oh des chèvres » ; « Salut les bébêtes » ; « Oh un veau ».
Panneau enlevé. Le gars ne nous a pas vus surveiller le troupeau. « C’est moi le chef ici ! ». Nous n’avons pas réagi, ni répondu.
Fin de journée. Face à face avec un jeune chiot sur le chemin du retour avec le troupeau en route vers le parc de nuit. C’est un Kangal, un berger d’Anatolie. Chiot mais déjà bien grand. Son maître a eu le bon réflexe. Le troupeau ne s’est pas trop affolé.
Samedi 29 juin
Une personne est surprise par l’installation des clôtures électrifiées pour parquer les brebis. « Oh les pauvres ».
« Vous n’allez pas les manger quand même ? »
« Vous allez faire du lait ? » ; « …du fromage ? » ; « …de la viande ? »
Ce travail a été réalisé en collaboration avec Olivier Bories & Corinne Eychenne
Cet article est le second épisode d’une série de trois articles.
Épisode 2/3.
Quelques pistes de lectures :
Catherine et Rapahel Larrère. Le contrat domestique. In : Courrier de l’Environnement de L’INRA, n°30,1997
Bethemont Jacques. Roger A, Court traité du paysage. In: Revue de géographie de Lyon, vol. 73, n°4, 1998. Les paysages des cours d’eau. p. 337.
Dupré Lucie, Lasseur Jacques, Poccard-Chapuis René. Pâturage. Nourrir ses bêtes et habiter le territoire. Paris : EHESS, 301 p. (Techniques et culture, 63). 2015
Aspir, Maison du Berger. Petit manuel du berger d’alpage. Cardère, collection Hors les Drailles. p. 236. 2015
Jiddu Krishnamurti. La révolution du silence. Stock, p. 220. 1992
Quelques musiques qui m’ont accompagné :
John Butler, Oceans, (12’04). Album : John Butler. 1998
Jacques Brel, Les berger (2’44). Album : Ces gens là. 1966
Matmatah, Les moutons (3’48). Album : La Ouache. 1988
Paco de Lucia, Zyryab (6’15). Album : Zyryab. 1990
Estrella Morente – A Pastora (Sevillanas) (4’05). Album : My Song and a Poem. 2001