Certains citadins s’y aventurent malgré tout, armés de quelques outils, mais surtout pas mal de ténacité. Ils ont une manière de lutter, en marchant, contre la dissolution de l’expérience urbaine. Contre cette expérience par écran interposé, ou sur des sites propres et sursécurisés, où le nez n’est plus en l’air, mais sur le smartphone.
Vers une agriculture urbaine de situation
Leurs armes sont des outils de jardinage. Jardiner la ville est opportuniste par nature. Comme l’art peut être un sujet de dérive situationniste1 avec une agriculture urbaine de situation, le glaneur peut se faire flâneur et vice versa. L’acte du jardinage suscite la dérive urbaine, l’aléatoire, l’inattendu, la sérendipité2. Ce hasard heureux qui nécessite des espaces pour se déployer, ou de l’interaction, tant avec les gens qu’avec la nature. Cette dérive se cultive. Henri Lefebvre, marqué par les situationnistes, souligne le besoin de spontanéité et la découverte de la quotidienneté comme lieu de combat. Pour lui, la ville a un rôle de médiatrice, entre le global et le privatif.
Il s’agit de faire face à une variété de situations : l’être humain souhaite le calme et le bruit, être seul ou avec les autres, être à la fois en ville et à la campagne. Il s’agit de répondre à diverses volontés, sans niveler vers un milieu sans saveur, trop fade, qui, finalement, ne conviendrait au goût d’aucuns. Les situationnistes défendent un urbanisme unitaire, créateur d’espace social, permettant l’aventure : un espace ouvert, sans règlement. Lesquels n’ont, de toute façon, pas les moyens d’être appliqués.
Sortir la nature de ses enclos
Jardiner nos rues est une manière de faire sortir la nature de ces enclos que sont les jardins partagés, squares, parcs… et passer à l’acte pour investir la rue, les places, ou plus largement la ville. Par une action qui relie directement les individus entre eux et à leur environnement. Une action qui permet de combiner la pratique avec la théorie, par des moments de partage de savoir-faire où les différences culturelles de langage sont reconfigurées en atout. Car au-delà de la barrière du langage et des différences sociales, une connexion physique s’établit et donne lieu à une expérience collective qui permet un changement de regard sur son quartier, un changement de comportement.
C’est ce qui pourrait s’appeler « mettre en commun » (en référence à l’anglais « commoning »). Ce concept ne peut pas être mis en pratique sans un processus actif de réappropriation des habitants.
Cet acte est au cœur d’un mouvement contradictoire, entre, d’une part, ce que beaucoup considèrent comme un retour ou une renaissance des communs et, d’autre part, un retour des enclosures, l’accélération du phénomène de privatisation des espaces collectifs ou publics. L’agriculture urbaine, dans la foulée des jardins partagés, contribue fortement à une redécouverte des communs, en permettant de transformer radicalement le paysage, pour en faire des espaces accessibles à tous, producteurs de services communs, alimentaires entre autres. C’est aussi de nouvelles manières de gérer le territoire qui sont redécouvertes et font l’objet de multiples expériences d’implications citoyennes. Car face au manque de maîtrise de la collectivité, certains citoyens s’auto-organisent alors pour impulser, faire pression ou mettre en place, avec ou sans la participation de la ville.
Espaces de frictions et préfiguration
Différentes luttes locales et expériences sociales participent à l’émergence des communs. Ce sont parfois des pratiques préfiguratives, ou utopies concrètes. Un nouveau récit d’émancipation, post croissance, qui peut fédérer les initiatives. Un foisonnement, une ligne de fuite ou de contournement.
Certaines formes d’agriculture urbaine sont les héritières des luttes paysannes qui se sont développées au moyen âge, par la dynamique de réappropriation des terres.
En ville cette fois, elles s’inscrivent dans l’histoire des mouvements sociaux avec les diggers3 ou indirectement et plus récemment, avec les mouvements des places tels que OWS (Occupy Wall Street) ou Madrid – 15-M Puerta del sol4. La green guerilla a ensuite pris la relève en tant que mouvement de récupération d’espaces délaissés, soumis à la spéculation immobilière. Le jardinage de rue est une première expérience avec les communs, ouvrant vers d’autres champs et vers la notion de partage.
Reconquérir les rues, 10 ans après
Cela fait bientôt dix années qu’a été écrit l’ouvrage « Reconquérir les rues5 », par Nicolas Soulier. Ouvrage à charge contre la stérilisation des rues et l’emprise consacrée à l’automobile. Des rues sans vie, cernées de hautes clôtures, murs aveugles, fenêtres en forme de meurtrières, matraquées à coups de barreaux et dispositifs anti stationnement. Régies par des règlements et normes contribuant à dénuer les espaces communs de toute vie par diverses interdictions. Interdiction de sécher son linge, de marcher sur la pelouse, de laisser trainer des objets personnels partagés (tel que des jardinières devant chez soi). L’idée des « frontages », autrement dit les pas de porte, est de laisser se développer une troisième catégorie d’espace, un « entre-deux » ni complètement privatif, ni complètement public. Un peu des deux, une interface, entre les deux sphères, entre l’intime et le public, entre l’intérieur et le dehors. Un espace qui ne soit pas qu’un lieu de circulation ou de stationnement. Il peut aussi bien accueillir la vie du quartier que sa vie personnelle. Des petits riens qui font beaucoup pour la vie de la rue, pour donner envie d’y flâner, développer le plaisir de la marche ou juste se poser.
Malgré cela, aujourd’hui, les habitudes perdurent lors des projets de requalification de l’espace public : goudron, absence de retrait entre le trottoir et la façade. Et quand ils existent, ils n’invitent pas à s’y attarder, mais juste à passer, d’un pas rapide, sans regarder. Ces dispositifs se concrétisent par une grille opaque et sécuritaire, le panneau « attention chien méchant » et une haie peu champêtre.
La création de Vergers urbains, pour créer des espaces communs
La création de l’association Vergers Urbains. en 2012 est le fruit de toute cette histoire, tous ces mouvements. Avec comme idée principale ce souhait d’intervenir, partout où cela est possible pour développer des dynamiques collectives autour du nourricier, du végétal. Avec la création d’espaces du troisième type, situés entre le jardinage récréatif, et le maraîchage (bio) intensif. L’association intervient avec une posture de médiation entre les dynamiques informelles et les logiques institutionnelles ou économiques, entre revendications et approches consensuelles.
Car l’espace public est indispensable à l’émergence de la civilité, de l’urbanité, du vivre ensemble, à la formation d’une conscience politique. S’il a parfois perdu la capacité à générer du lien social, comme une zone qui appartient à tout le monde et à personne à la fois il reste par nature un espace à partager avec d’autres, une sorte de commun qu’il faut gérer. Il est donc aujourd’hui le terrain d’action privilégiée de l’association Vergers Urbains.
Le projet des Fermiers Généreux
Le projet des Fermiers Généreux, en cours de développement sur le Boulevard de La Chapelle, à l’interface entre les 18ème, 10e et 19e arrondissements de Paris, fait suite à un appel à projets lancé par la ville dans le cadre de Parisculteurs6. Il est le premier à être lancé sur un espace public.
Cet espace public cumule divers enjeux, au cœur de ce qui doit devenir une promenade urbaine, située entre Barbès et Stalingrad, sous les voies de la ligne 2 du métro, au-dessus du faisceau ferré de la gare de l’Est et entre les 2 voies du boulevard de La Chapelle.
L’enjeu pour l’association et ses partenaires est de faire de ce lieu un espace inclusif et de définir le rôle que peut jouer un tel projet d’agriculture urbaine face aux tensions persistantes qui se concentrent sur cet espace public, où se percutent les problématiques sociales, environnementales, politiques, paysagères et sécuritaires. C’est l’occasion d’explorer et d’expérimenter de nouvelles manières de gérer les communs, de nouvelles façons d’impliquer les habitants à travers des activités tournées vers des cultures nourricières. Le projet vise à créer une sorte de tiers-lieu dédié à l’agriculture urbaine, un espace ressources, comportant entre autres la création d’une pépinière de quartier, un espace de fabrication et une cuisine partagée.
Institutionnalisation versus spontanéité
De manière générale l’agriculture urbaine peut permettre de retrouver ce rapport à la rue, redonner sens à l’espace public, ce que l’urbanisme moderne a supprimé, réduit à un simple lieu de circulation où tout élément perturbant ces flux est éliminé, par des éléments de canalisation : potelets, barrières…
Face à la stérilisation, les mauvaises herbes usent de formes de résistance dont pourraient bien s’inspirer les humains en lutte pour leur droit à s’exprimer, à s’approprier l’espace en mettant à profit les ressources du lieu.
L’évolution culturelle et réglementaire tarde à se mettre en place, mais des outils se multiplient pour permettre ce type d’usage : zones de rencontre, la rue aux enfants, les permis de végétaliser. Le partage de la rue est remis en question, notamment la place de la voiture, celle du piéton, et surtout celle des riverains, qui habitent cette rue.
De nombreuses villes ont répondu à cette demande citoyenne, en mettant en place des outils incitatifs inspirés du permis de végétaliser lancé par la ville Paris. Vergers Urbains a accompagné les premières opérations de végétalisation participative à Paris, en même temps que l’émergence du mouvement des Incroyables comestibles7 et un peu après les premières initiatives de guerilla gardening8.
Nous avons ainsi pu témoigner de l’évolution des enjeux, des projets, des ambitions, avec notamment le début des projets de débitumage parisiens, comme une nouvelle perspective de végétalisation permettant de rompre avec les projets hors sol, aller plus en profondeur et gagner en pérennité.
Le cas des « gens de Cottin »
Les motivations pour la végétalisation sont diverses : amener la nature en ville, créer du lien social, améliorer son cadre de vie, ou gérer des conflits d’usages…
Le cas des « Gens de Cottin » est représentatif de ces divers enjeux et constitue le premier projet accompagné par Vergers Urbains. Né en 2014, rue Jean Cottin, à Paris 18e, de la volonté d’habitants isolés, d’embellir leur rue, tout en luttant contre des dépôts sauvages. Ce projet qui partait de la volonté de poser 3 bacs dans un recoin s’est vite transformé en 10 modules, comportant treilles, bancs, coffre à outils, réserve d’eau, composteur, le tout construit lors d’un chantier d’insertion sociale et avec les habitants.
Chaque année, avec l’appui de la mairie du 18e, le projet s’est étendu avec l’implantation de nouvelles jardinières (36 aujourd’hui), de systèmes de récupération d’eau… Le collectif s’est élargi, en se constituant en association, et porte de nombreux projets au sein du quartier. Ainsi, il a commencé par organiser des fêtes de quartier en fermant la rue à la circulation et s’implique dorénavant dans l’organisation de la Bonne Tambouille à proximité, tous les premiers samedis du mois, qui rassemble de nombreuses associations locales sur les questions alimentaires.
D’autres projets sont parfois moins inclusifs et visent principalement à lutter contre les mésusages et à exclure par le végétal certaines populations ou à décaler loin des fenêtres certains problèmes.
Depuis 2015, plus de 2500 permis de végétaliser ont été déposés. Une soixantaine de projets ont été accompagnés par l’association, dont une trentaine dans le 18e arrondissement.
Les intervenants sur la végétalisation de l’espace public deviennent multiples, chacun avec ses propres méthodes ou attentes, parfois divergentes, qu’il faut concilier ou accompagner. Entre aspiration au sauvage et aspiration à la propreté, entre dynamique collective et dynamique privative. C’est une politique à double face, qui permet d’inciter les habitants à se lancer, à investir l’espace public, tout en signifiant aux réfractaires à l’administration, à la technocratie qu’il convient qu’ils se conforment aux règles. Le permis de végétaliser a parfois cassé la spontanéité qui prévalait, faite de bon sens et de confiance.
La question de la pérennité
C’est dorénavant l’accompagnement de ces projets qui est en jeu : pour leur donner plus d’ampleur, tout en confortant les dynamiques collectives. C’est dans ce cadre que Vergers Urbains est sollicité, pour accompagner la végétalisation de l’espace public (pour les arrondissements parisiens), ou des espaces collectifs au sein du patrimoine des bailleurs sociaux. Nous agissons en interface entre l’institution et l’habitant, via des activités de sensibilisation, mobilisation, co-conception, chantiers participatifs ou par l’animation d’ateliers.
Il est judicieux de se demander si ces initiatives participent toujours au développement des communs urbains. C’est le cas lorsqu’ils sont effectivement portés par un collectif d’acteurs ayant pour volonté de développer un espace commun. La procédure du permis n’impose pas et n’incite pas non plus à un portage et une gestion commune, ni à une démarche de co-construction. Cela peut aussi générer une tragédie du non-commun (Dardot et Laval). Certains y voient une déliquescence du paysage, un appauvrissement esthétique de l’espace public et appellent à une reprise en main par la ville, face à ces initiatives qualifiées de « bobos ». La question du beau et du bon goût met rarement tout le monde d’accord. La pérennité est, en effet, la principale problématique.
Certains citoyens spectateurs, consommateurs de l’espace, s’offusquent parfois de ces initiatives dérangeantes, jugées trop anarchiques, hors cadre, pour défendre un ordre social prédéfini comme seul légitime, porteur d’un intérêt général « prémâché ».
C’est à la condition d’arriver à faire germer la dynamique du Commun que les espaces végétalisés pourront incarner autre chose que notre incapacité collective à prendre soin de ce qui nous est proche.
1.L’Internationale situationniste est née d’un rapprochementde différents mouvements d’avant-garde à la fois politique et culturel, cofondé par Guy Debord en 1957, remettant en cause la société marchande (et la « société du spectacle ») et pronant une révolution de la vie quotidienne par une réappropriation du réel, une autogestion généralisée,
2. C’est-à-dire ce don, grâce à une observation surprenante de faire des trouvailles et la faculté de découvrir, d’inventer ou de créer ce qui n’était pas recherché.
3.Les Diggers est un collectif contre-culturel basé à San Francisco actif dans les années soixante. Il s’est inspiré d’un mouvement anglais né en 1649, précurseur de l’anarchisme moderne et en lutte contre les enclosures (c’est-à-dire l’appropriation privée des terres communales).
4.Mouvements politique, inspirés par les Indignés
5.Reconquérir les rues, de Nicolas Soulier, Paru en Avril 2012 aux éditions Ulmer.
6.Parisculteurs est un appel à projet lancé par la ville de Paris chaque année depuis 2016 qui vise à mettre à disposition des espaces dédiés à des projets d’agriculture urbaine.
7.Mouvement citoyen né à Todmorden en Angleterre, en 2008 visant à développer une nourriture en libre accès dans l’espace public,
8.Le guerrillagardening ou guérilla jardinière est un mouvement utilisant le jardinage comme moyen d’action direct, pour défendre les espaces communs et une plus grande présence du végétal en ville