Terrasse de Vézelay, le 20 septembre 2017
J’avais déjà rencontré brièvement les paysages protégés du Vézelien au cours d’un stage auprès de la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement de l’Aménagement et du Logement) de Bourgogne–Franche-Comté en 2016. Et c’est avec enthousiasme que je retournais, deux ans plus tard, redécouvrir ce territoire situé à une heure au sud d’Auxerre, aux portes du Parc Naturel Régional du Morvan. C’est la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, construite au XIIe siècle, reconnue patrimoine mondial de l’humanité, qui a initié une reconnaissance internationale de ces lieux et une politique forte de protection et de valorisation de ses paysages. C’est avec l’intime volonté d’interroger, au regard du changement climatique et de l’émergence de nouvelles pratiques agricoles, que je visitais à nouveau ce territoire. En réalité, j’avais oublié la complexité des paysages du Vézelien. Bien entendu, je me rappelais l’imposant promontoire de la colline éternelle surplombée de sa basilique et de son village médiéval bordé de forêt et de vignes. Je ne me souvenais cependant pas de la diversité du paysage qui s’exprimait depuis le belvédère des terrasses de Vézelay. Ma mémoire avait conservé une image d’un paysage si simple à lire à une époque où ma sensibilité ne faisait certainement pas encore cas des différences dans les modes d’occupations des sols agricoles. Pourtant, pâtures, multiples champs céréaliers, prairies de fauches, friches, parcelles de vignes, bosquets, boisements de conifères ou de feuillus, pelouses calcaires et villages compacts semblaient se dérouler dans un capharnaüm paysager des plus voluptueux.
Tarapoto, San Martín, Pérou 6 mars 2018
Ici, dans la province de San Martín, au nord du Pérou, le paysage semble presque avoir été beaucoup plus dynamique ces dernières décennies qu’ailleurs. Dégradés par la déforestation, la généralisation des brûlis, l’érosion des sols, l’affaissement des crêtes, la culture intensive de maïs et plus largement le recul de la biodiversité ; le paysage dans lequel le projet tente de prendre racine est un paysage malmené. Au côté de la communauté native Ishishiwi, 80 ha de terrain déforestés seront reconvertis en un verger agroforestier de cacao. De nombreux hectares marqués par l’absence des grands arbres de la forêt tropicale ont laissé place à du pastos, de grandes prairies fourragères dédiées à la ganaderia, de l’élevage bovin majoritairement.
Ma première journée est marquée par un faux départ. Durant la nuit, la pluie intense a provoqué de nombreux éboulis sur la route. L’accélération de la déforestation ces dernières années a fortement modifié le climat, devenu très chaud, les pluies sont devenues plus rares, mais très intenses. Les sols dénudés en l’absence de racines ne peuvent absorber ces pluies. Ce changement climatique impacte directement la culture de cacao, l’humidité est beaucoup plus présente dans les parcelles et favorise l’apparition de maladies dans les cultures. Le lendemain, accompagné par les membres de la communauté native, je pars découvrir le « bosque de conservacion ». Un espace de forêt sous la protection des membres du village. Il faudra plus de 4 h de marche aller et 4 h retour pour atteindre l’entrée de la réserve. Durant notre avancée, plusieurs souches d’arbres abattus par les madereros, des exploitants forestiers illégaux sont visibles, jusqu’au cœur d’un espace « protégé ». Cela démontre à quel point la région est touchée par le phénomène de déforestation.
Cette expérience apparaît comme une première confrontation avec la réalité de la déforestation. Cette complexité de contexte s’exprime aussi par les premières prises de contact avec les acteurs du territoire : exploitants, coopérative agricole, autorités locales, porteurs de projets ou membres de l’ONG. Ces rencontres font émerger la difficulté des objectifs d’intégration sociale, indissociable à la réussite d’un projet agroforestier ici, au Pérou. Les populations locales ont été ébranlées par des programmes agricoles ou de reforestation nationaux et provinciaux brutalement abandonnés, parfois jamais commencés ou qui révèlent fréquemment des cas de corruptions. Sensibiliser et diffuser au sujet d’un modèle agroforestier durable apparait compliqué. En agroforesterie, l’engagement sur le long terme est primordial, mais les porteurs de projet souhaitent souvent une rentabilité économique à court ou moyen termes. Il me faudra plusieurs mois pour prendre la mesure du travail attendu face à un modèle d’agriculture intensive encore largement diffusé et incité par les coopératives agricoles locales.
Saint-Père-Sous-Vézelay, le 20 novembre 2017
Yoann D., un agriculteur-agronome rencontré fortuitement n’évolue pas dans un contexte à priori des plus favorables. Bien qu’animé par le souffle inconditionnel d’une pratique agricole plus environnementale et sociale, les conditions aussi bien pédoclimatiques qu’administratives rendent son exercice difficile. Le Vézelien, ce territoire à la renommée internationale, pour des raisons paysagères et patrimoniales qui semblent si évidentes pour tous, mais que très peu savent exprimer, possède des particularités complexes à l’exercice de son activité de polyculture-élevage. Ceci d’autant plus qu’elle cherche à tendre vers une agriculture entrepreneuse et innovante en matière d’adaptation au changement climatique.
Bien entendu, la législation relative au site classé qui valorise et protège ces paysages est une première raison. Les demandes d’autorisations de travaux auprès du ministère en charge des sites ou du préfet de département et les exigences sur les constructions et projets d’aménagement apparaissent fréquemment comme un frein aux dynamiques de projet, bien qu’elles soient garantes d’une cohérence paysagère et architecturale pour l’ensemble du site. Mais le contexte pédoclimatique est à lui seul une exigence pour la pratique d’une agriculture pauvre en intrants. Les plateaux argilo-calcaires sont les plus « propices » à la céréaliculture, mais ils sont pauvres et peu profonds et craignent ainsi les étés qui semblent chaque année de plus en plus chauds. Les coteaux argilo-calcaires les mieux exposés profitent bien à la viticulture, mais les gelées de printemps font de plus en plus leurs apparitions. Enfin, les coteaux marneux pâturés par les bovins subissent difficilement les excès d’eau en hiver et les carences en été. Seuls les sols alluvionnaires de fonds de vallée qui accueillent petit maraichage et pâtures semblent ne présenter aucune contrainte liée aux récents caprices du climat, hormis les crues de la Cure. L’agroforesterie semble être une option agronomiquement viable au regard de l’agriculteur-agronome. Mais le contexte évoqué, notamment au regard du site classé et de sa législation, pousse à une conception de projet qui dépasse l’unique efficacité agronomique et tend à faire preuve d’une réelle considération pour le paysage. Cette exigence pousse à l’invention d’une pratique agroforestière qui dépasse la répétition d’un motif unique initié par la seule largeur des outils de travail du sol, d’ensemencement ou de récolte.
Communauté native de Ishishiwi, Pérou, 7 février 2019
Après plusieurs semaines, lors de la visite d’une ferme, l’exploitant raconte l’immensité du travail accompli pour faire « tomber » la forêt qui existait sur son terrain afin d’y planter son pastos (prairies). Ces pastos, sont normalement destinés à la ganaderia, c’est-à-dire des petites et moyennes surfaces de pâturage pour l’élevage bovin principalement laitier destiné au marché local. J’essaye alors d’imaginer, non sans difficulté, ce grand terrain accidenté en une forêt. Le sol est encore calciné des incendies allumés pour venir à bout des arbres, arbustes et parfois même pour renouveler les cultures, les agriculteurs pratiquent ici la « tala y quema » ; l’agriculture sur brûlis. La forêt est défrichée par le feu pour y développer soit une agriculture dite « pérenne » de cacao, de café ou pour des cultures annuelles. La mosaïque de ces petites et moyennes parcelles dessine des lignes tangibles avec les espaces encore boisés. Je découvre ainsi un paysage de micro-fermes. Ici tout le monde ou presque possède son petit lopin de terre sur lequel le cacao, le maïs ou le pastos a remplacé la culture de la coca. Une agriculture à petite échelle marquée qui alterne avec de plus grandes concessions agricoles. Le rôle de ces exploitations dans le démantèlement des forêts d’Amazonie n’est plus à prouver tant il est évident. Il est néanmoins plus difficile de connaître le poids de la déforestation portée par la multiplication de ces petites et moyennes fermes depuis les années 90. La documentation disponible n’est que peu abondante ou actualisée.
Il faut notamment collecter les informations directement sur le terrain avec un GPS pour fabriquer de premiers outils cartographiques qui nous permettront avec les ingénieurs agronomes de dessiner les parcelles, mesurer le linéaire de haies et de mener les premiers inventaires faune et flore. Cette situation me poussera à fabriquer des documents simplifiés que nous partagerons avec l’ensemble des équipes lors de « capacitacion », des journées de formation habituellement organisées par l’ONG à raison d’une à deux formations par mois auprès du personnel.
Atelier de l’ENSAP Bordeaux, 8 décembre 2017
C’est ici que l’approche paysagiste prend le relais sur l’ingénierie agronomique. Les recherches dans l’histoire et la géographie des lieux s’accompagnent au dessin d’une spatialisation de cette pratique à priori contemporaine. En effet, l’insertion d’éléments ligneux au sein des cultures est loin d’être une pratique strictement moderne. L’histoire témoigne de la présence des fruitiers sur les sols argilo-calcaires : cerisiers, pommiers, poiriers et même noyers s’accoutumaient bien de ces sols pauvres et secs. Ils restituaient chaque hiver une précieuse litière enrichissant le sol de minéraux présents dans la roche mère et que les céréales ne pouvaient atteindre. Les coteaux marneux sont parcourus, avec plus de timidité qu’auparavant, de haies bocagères qui drainent les sols de leurs excès d’eau en hiver et restituent la précieuse ressource hydrique à l’été. Mais la taille sévère aujourd’hui largement pratiquée par les agriculteurs locaux a peu à peu impacté leur rôle ou même participé à la disparition d’un grand linéaire de haie.
Il s’agit donc de faire muter ce projet agroforestier en un projet de paysage qui puise ses fondements dans l’expression directe des synergies socio-environnementales et socio-économiques qui animent ce territoire. Les plateaux pourraient accueillir des fruitiers. Cerisiers, pommiers et poiriers prendraient la forme de vergers en intercalaires de deux ou trois lignes entrecoupées de céréales. Des noyers pourraient aussi accompagner les cultures céréalières des plateaux longées par des chemins de randonnée, offrant de l’ombre aux promeneurs et ne bloquant pas les magnifiques vues sur le grand paysage. Des fruitiers sur les coteaux viticoles viendraient border les parcelles de vignes aménagées en terrasses en offrant une protection pour les vignes lors des risques de gelées au soleil levant. Les fruits récoltés viendraient compléter l’offre en vente directe à la ferme, mais aussi celle proposée aux restaurateurs locaux et à la cantine de l’école du village. Les noix pourraient rejoindre le moulin à huile du voisin qui n’arrive pas à trouver de producteurs locaux. Les bovins pourraient, après extraction de l’huile, se délecter des tourteaux issus de la presse. Les coteaux marneux pourraient accueillir des haies plus denses et diversifiées accueillant de grands sujets (merisiers, chênes pédonculés, poiriers sauvages…). Bien sûr ces fûts, à long terme, rejoindraient la scierie du village voisin. Durant leur existence, ces haies offriraient un passage et un habitat des plus propices à la faune entre les différentes trames vertes et bleues aujourd’hui trop saccadées. Elles abriteraient aussi les bovins des vents hivernaux et printaniers tout en les protégeant à la saison estivale du soleil. La pâture, quant à elle, profiterait largement de la restitution de fraîcheur apportée par le linéaire boisé. Leur dessin permettrait aussi une segmentation des pâtures aujourd’hui très vastes, permettant la mise en place d’un pâturage tournant, mais aussi l’accueil de touristes venus découvrir les pratiques agricoles et déguster les produits de la ferme.
Ce projet vise certes un intérêt privé lié au développement d’une activité économique, mais il améliore également la qualité de vie du territoire et la qualité à court, moyen et long terme du paysage Vézelien. En effet, il s’agit ici de dépasser la simple initiative privée et de percevoir ce projet comme une amorce à une transition agroécologique garante de la préservation des paysages vézeliens par une dynamisation et une pérennisation de l’agriculture locale.
Communauté native de Ishishiwi, Pérou, 26 mai 2019
Le projet développé s’intéresse à une physiologie de paysage bien particulière : des parcelles malmenées par la déforestation et l’agriculture intensive au relief marqué par l’érosion du sol. Le cortège végétal choisi accompagne la culture raisonnée de cacao, il génère des cultures complémentaires, forme de nouveaux écosystèmes et des corridors écologiques visant à freiner la déforestation. La restauration du sol constitue la première étape d’un tel projet. Les sols des forêts amazoniennes étant très fragiles, une fois pelés de leur végétation, ils s’appauvrissent, se lixivient et l’érosion provoque de violents éboulis. Retrouver la richesse et la stabilité des premières couches du sol est donc le principal enjeu pour construire un verger de cacao sous un couvert forestier.
Une sélection d’essences légumineuses est semée pour apporter de nouveaux nutriments et décompacter le sol. Cette stratégie de reconquête du profil pédologique est jumelée au besoin d’ombre du cacao. La palette végétale fixatrice d’azote est stratifiée, composée d’arbres, d’arbustes et d’herbacées qui constitueront l’ombrage nécessaire durant les 6, 12 puis 36 premiers mois. En effet, capable de produire qu’au terme de sa 3e année d’existence, le cacaoyer aura besoin d’une certaine quantité d’ombre pour grandir, ce besoin augmentant notamment avec le changement climatique.
Le système agroforestier dessiné doit être propice à la croissance des cabosses de cacao, de la racine aux cimes. C’est un dispositif chronique, un travail d’observation minutieux qui demande de connaître les besoins et les risques d’un verger de cacaoyers pour fournir une réponse botanique adaptée. Toutefois l’association végétale choisie veillera à répondre tant au besoin de la culture pérenne que de garantir la sécurité alimentaire par la diversification des productions. Les végétaux plantés durant toute la première année viendront prendre naturellement leurs places et remplir leurs rôles. Les strates herbacées et arbustives permettent de préparer le sol et d’initier le retour des petits insectes, notamment des diptères, des pollinisateurs précieux pour le cacaoyer. Le bananier sera également l’un des premiers à sortir de terre pour fournir de l’ombre et une production non négligeable de bananes plantains pour la diversification des produits de ferme. Les premiers arbustes, d’ombrages tel que la guaba (Inga edulis), le shimbillo (Inga spp.) ou le pinon blanco (Jatropha curcas), atteignent leur taille définitive lors de la 2ème année. Leurs graines seront récoltées puis ressemées. Enfin les arbres forestiers, indigènes, formeront la canopée définitive. Choisis pour leur capacité de colonisation, ils fourniront des graines pour reconstituer un habitat offrant l’ombre utile à la culture du cacao. D’autres essences forestières comme le Tornillo (Cedrelinga catenaeformis), le noyer Maya (Brosimum alicastrum) le Wayruro (Ormosia coccinea), formeront les contours des parcelles, des haies pour dessiner les corridors de biodiversité fabriquant un bocage inexistant. La shapaja (Attalea phalerata) est un arbre qui retient et accumule l’eau, il sera planté autour de zones humides pour multiplier les écosystèmes au sein du projet. Des barreras vivas formées par des boutures de palo vivo (Erythrina spp) et vétiver (Vetiveria zizanoides) dont les profondes racines formeront rapidement des lignes pour protéger les sols de l’érosion du sol.
La stratégie végétale déployée fabrique un paysage stratifié, générateur d’une biodiversité perdue. Il ne s’agit pas de reconstituer des forêts. Il ne s’agit pas de renaturation ni de restauration, mais d’un projet de paysage en réponse au changement climatique, à l’adaptation de nos systèmes de production et de leurs environnements respectifs.
Il faudra du temps pour que ces projets agroforestiers s’expriment pleinement. Les temporalités liées à l’activité de la ferme, Vézelienne comme Péruvienne ne sont les mêmes que celles qui animent les projets d’aménagements urbains. Avant de résonner auprès d’autres agriculteurs et d’entamer de réelles mutations de paysages adaptés aux considérations climatiques contemporaines, il faudra du temps. Certainement plus de temps que celui nécessaire à la destruction d’une forêt primaire péruvienne et espérons-le, moins de temps que celui qu’il fallut à la mutation des paysages occidentaux lors de la révolution verte et de la mécanisation. Les systèmes agricoles sobres et résilients se créent et se réinventent rapidement, mais prennent un certain temps à exprimer pleinement leur efficacité, à une heure où le climat, lui, semble évoluer beaucoup plus vite.