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De la frontière à la lisière

Un manifeste pour l'éveil aux néo-paysages

Et si les neurosciences changeaient notre rapport à notre environnement et à nos territoires ? Cela vous semble un peu tiré par les cheveux ? C’est pourtant le fil que nous allons dérouler au cours de cet article. Aller chercher dans les neurosciences, cela a comme vertu de nous rappeler que nous devons sans cesse faire dialoguer les sciences ensemble, créer de l’interdisciplinarité, car les réponses ne sont pas toujours où on le croit, et elles sont surtout le fruit d’une hybridation des savoirs…

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La fin de l’être contre le monde

… Mais trêve de digression, depuis quelques années, une révolution s’opère dans les neurosciences, et cette révolution tend à démontrer que notre activité mentale ne dépend pas uniquement de notre cerveau, mais est sous l’influence des nombreux organismes présents dans nos organes. L’être humain, défini dans son singulier entier et total, est en réalité une machine plus complexe, c’est un microbiote. Mais c’est sale dirait l’autre ? Que nenni, l’être humain est simplement un macro organisme qui héberge des milliers d’organismes différents.

Ces différents travaux ont même poussé le chercheur Scott Gilbert1 à comparer l’Homme et le lichen. L’Homme lichen ? Nouveau concept pour une nouvelle manière de voir le monde ? Très certainement, le lichen qui est en réalité la symbiose d’un champignon et d’une algue. On l’aperçoit dans les endroits les plus inhospitaliers, dans les friches et les délaissés de la société humaine : les régions en déprise et autres cicatrices laissées par l’industrie.

Ainsi les dernières recherches en neurosciences nous approchent un peu plus du lichen, et nous éloignent de cet individu si « pur ». Cela nous invite à repenser en profondeur les frontières que l’on a posées entre notre corps et le reste du monde. Nous ne sommes pas un individu unique et total, et tout cela communique étroitement avec l’environnement qui nous entoure. Dès lors, où est le début de votre corps et où en est la fin ?

Penser « l’Homme lichen » nous invite à penser une symbiose possible avec notre environnement et à déconstruire la frontière (ou l’angle mort) qui nous a fait créer une césure entre notre humanité et le reste du monde. C’est donc cela que nous racontent les neurosciences ; penser l’humain comme un être à part entière projeté dans un monde est une idée qui a fondé nos sociétés, mais qui est fausse. La bonne nouvelle ? Il y a un travail à réaliser afin de mettre à jour la définition de corps humain, et ainsi changer notre rapport au monde et nos manières d’interagir avec ce dernier. C’est peut être dans les marges, dans les délaissés que nous trouverons le terreau fertile pour l’Homme lichen.

Un terril au loin, vue depuis une friche pétrochimique démantelée @Manon Bisson

L’être et son territoire

L’humanité, qui dans son corps social, politique et biologique s’est pensée comme indivisible a directement eu un impact sur la manière d’aménager et de penser le territoire. Le péché originel se situe déjà dans les premières cartes des villes sumériennes il y a 2500 ans : il y a la cité, le monde des humains, et puis il y a le dehors, le monde de la nature, le monde des bêtes sauvages. On a ainsi rapidement divisé le monde en deux, probablement depuis l’invention du feu. Le feu, contre l’épais brouillard de la nuit qui cache tous les maux du monde. On a fabriqué un cosmos, un univers compréhensible et appréhendable, qui s’opposait au chaos.

Contre le désordre du monde et pour mieux le comprendre, nous avons inventé les mathématiques, et c’est tout l’aménagement du territoire qui s’est vu ainsi transformé. Contre le désordre du monde, la sainte ligne droite, le sillon qui permit à Romulus et Rémus de fonder Rome. Rome, temple et révolution dans une humanité qui s’est abstraite de son environnement. Un empire qui a conçu ses cités comme des grilles rigides et régulières, reproductibles à l’infini, jusque dans les confins du royaume. Rome a eu des enfants, partout dans le monde, en Europe, dans les Amériques, en Asie. Partout la grille a déroulé son incessant combat contre l’obscure nature, propulsé par les quatre cylindres d’une Ford T, alimenté par ce qui nous fit des demi-dieux : le saint pétrole. Dans un imaginaire qualifié d’utopique par certains, et dystopique par d’autres, Archigram (mouvement architectural radical) proposera des visions du monde avec des territoires recouverts de gigantesques grilles de béton.

Le premier pas de l’Homme vers la nature, c’est dans un sens, dans l’art des jardins que nous allons le retrouver. Où les jardins servaient à imiter la nature, à capter ses symboles pour mieux la maîtriser. Encore une fois, cette histoire est entachée d’une pensée de l’Homme en dehors de son environnement. C’était là une manière de s’approprier le monde, où le buisson bien taillé représentait la forêt, la fontaine représentait la rivière, etc. C’était la métaphore de notre rapport à la nature et au vivant. C’était notre manière de représenter le monde.

Si nous militons dès lors pour un rapprochement de l’Homme avec son environnement, ou dit autrement pour la manifestation de l’Homme lichen, il faut trouver une nouvelle métaphore pour penser notre rapport au territoire. La première étape est de se détacher de l’imaginaire de l’art des jardins. Car la bascule de cette histoire réside dans l’éveil d’une nouvelle pensée paysagère. Et si cette difficulté à se représenter les paysages, issue de l’imaginaire de la nature était reliée à cette représentation fixe des paysages ordinaires. Quand nous entendons, clairière, prairie, bois, des clichés se matérialisent instantanément dans notre tête. En effet, ces entités paysagères sont issues de la gestion des hommes, d’une lutte contre l’enfrichement de nos paysages afin d’y faire résider nos besoins, notre sécurisation face à ce qu’on figure comme l’espace-chaos de la nature.

Voici peut-être le premier obstacle à cette difficulté à considérer les marges comme des typologies de paysage. Des franges mouvantes, qui révèlent l’inexistence d’un imaginaire commun sur ces terrains insaisissables, incertains, invisibles. Orientons donc notre regard sous un angle inexploré, celui des néo-paysages.

Ce récit nous raconte donc cette première expérience, celle d’une urgence à revenir aux origines de notre existence, de recréer une relation en tant qu’homme lichen avec notre milieu. Une prise de conscience qui est née d’un recul sur nos modes d’organisation depuis la révolution industrielle. Des activités qui ont fracturé en d’indivisibles morceaux notre environnement, devenu aujourd’hui, une mosaïque paysagère. Un morcellement qu’on observe à l’échelle de nos réseaux de déplacements et de ceux qui exploitaient autrefois les ressources de nos territoires. Un constat qui ne laisse qu’une seule opportunité : recoudre notre carte de vie. Mais pour démarrer ce processus, il faut accepter d’entrer dans les ruines du capitalisme, des terrains qu’ici nous nommons friches post-minières, post-industrielles voire lisières marginalisées.

Microcosme paysager, zoom sur l’habitat des mousses, un préalable à la reconquête du vivant @Manon Bisson

Un nouvel imaginaire sur les lisières marginalisées

Tout commence au détour de la départementale D917, où une limite nette, un panneau interdit a été franchi. Une première image qui marque la rencontre de notre être avec ces paysages paradoxaux, puisque pour faire leur connaissance, il faut accepter de transgresser et de disparaître temporairement de nos villes artificialisées et normées. Après notre entrée, se figurent au sol différentes textures, du béton craquelé, des tapis de mousse colorés, des chemins noirs, schisteux. Cet inventaire au fil de nos pas n’est autre que des fragments des activités d’exploitations passées. Des sentiers informels qui nous restituent les empreintes des voies ferrées et des infrastructures bâties aujourd’hui démantelées. Des traces mémorielles et symboliques des hauts fiefs miniers et pétrochimiques autrefois présents.

Un héritage que nous pouvons déceler également par l’observation des plantes dans ces milieux pionniers. Des paysages régénératifs où une nature ordinaire s’installe. Reseda jaunes, Molènes bouillons blancs, Vipérines communes, Epilobes, Coronilles bigarrées, ce relevé de plantes spontanées montre en réalité des plantes bio-indicatrices de la nature des sols, de ce qui est invisible en surface. Des terrains azotés, pollués que les processus biologiques et écologiques nous rétrocèdent par des clefs de lecture vivantes. Parcourir cette ancienne friche minière et post-industrielle, c’est se rendre compte de la richesse biologique qui jaillit des meurtrissures de la Terre. Une diversité représentée par la multiplicité d’habitats écologiques qui accueillent différentes formes de vie. Des paysages d’interstices peuplés de mousses et de petits oursons d’eau microscopiques. Des paysages prairiaux qui jouent un rôle majeur dans le maintien de la biodiversité, des lieux refuges pour une faune et une flore qui survit aux alentours. Des lisières arbustives et arborées qui permettent aux petits mammifères de se cacher, tels ces lapins qui détalent lorsqu’ils nous remarquent sur les lieux. Quant aux bosquets boisés, ils sont le territoire des oiseaux, qui alertent lorsqu’une présence inconnue est détectée. Une nature ordinaire à laquelle quelques individus menacés ou en voie de disparition se mélangent. C’est justement au carrefour d’un des sentiers, derrière un arbre que s’est manifesté une perdrix rouge, chassée illégalement sur ces sites. 

Cette reconnexion réside dans cet éveil à ces paysages néo naturels et à leurs valeurs patrimoniales passées, présentes et futures. Un patrimoine mémoriel, paysager et génétique. Notre homme lichen est ici une métaphore qui figure l’importance de renouer avec ces terrains et de les reconnecter au sein d’un maillage territorial. Des actions qui suggèrent à notre raison de délaisser une partie de ces sites comme de nouveaux fiefs écologiques, des lieux d’éducation à la nature et au vivant. Et si l’avenir de ces sites-territoires résidaient dans l’élaboration de programmes en faveur des services invisibles que peuvent nous restituer ces lieux ?  Tels que l’implantation de foyers de vie aux pollinisateurs, le stockage du carbone, mais encore la transformation de nos polluants et l’accueil du vivant face à son érosion.

Ce manifeste de l’Homme lichen est donc l’expression d’une pensée engagée, en symbiose, dont nous sommes les traducteurs. Il défend la préservation des ces paysages néo naturels et un accompagnement raisonné sur ces lieux, s’ils sont sujets à une transformation. Ainsi nous plaidoyons pour la protection de certains territoires devenus des réservoirs pour des vivants invisibles, et une métamorphose vertueuse par la mise en place de programmes orientés vers une revitalisation et un réaménagement qui ne compromettraient pas ces paysages néo-naturels et leurs évolutions futures. 

Ascension du terril, un paysage de coexistence entre formes humaines et animaux sauvages @Manon Bisson

Panser le paysage, penser la lisière. Une nouvelle gouvernance en faveur des néo-paysages

Et si cette prise de parole ouvrait la voie à une nouvelle manière de fabriquer le paysage ? Un travail en co-conception avec la nature où l’étude en amont des milieux nourrirait le processus de création des projets de néo-paysages. Pour se faire, il faut accepter de co-travailler et se saisir de nouveaux outils reliés à notre discipline, tels que la biogéographie, l’écologie du paysage, les sciences cognitives, etc. Car pour recoudre nos territoires, il faut s’ouvrir à un enrichissement de notre profession, une vision interdisciplinaire. Cette ouverture nous a permis d’accepter l’idée d’un renversement de nos méthodologies, en considérant les qualités mémorielles, paysagères et génétiques de ces marges comme des leviers d’actions pour concevoir des projets dans l’épaisseur du déjà là. Des lisières marginalisées qui deviendront un jour, de nouveaux laboratoires pour la réécriture de notre profession, des lieux de coexistence entre humains et non-humains.

C’est dans ce cadre que l’idée de créer une nouvelle gouvernance sur ces paysages néo-naturels est apparue. Ce dessein se matérialiserait sous la forme d’un outil prospectif dont l’ambition serait reliée à des objectifs de recherche et de paysage. Une projection entre théories et réalisations sur la valeur de ces délaissés dans nos territoires, leurs potentiels de transformations et d’évolutions. Un travail exploratoire dont les prémices se dessinent au cours de nos cartographies potentielles, des illustrations figuratives qui ouvrent une nouvelle page à la préservation et au réaménagement vertueux de ces aménités environnementales.

 

 

 

 

@ Manon Bisson et Valentin Kottelat

 

 

 

 

 

 

 

Glossaire :

 

 

Note / Bibliographie :

1.l’Homme lichen, concept écrit par Scott Gilbert dans son cours « We are all lichens » : https://bpb-us-e1.wpmucdn.com/sites.psu.edu/dist/3/34810/files/2015/10/Scott-Gilbert-Presentation.pdf

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Pour référencer cet article :

Manon Bisson & Valentin Kottelat, De la frontière à la lisière, Openfield numéro 24, Janvier 2025