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Anadrome, Haute Bléone

Pour rejoindre Digne-les-Bains, Amandine Maria a longé la Durance, puis la Bléone. Un temps durant lequel elle a observé les mutations d’un paysage sec et ouvert vers des ambiances de plus en plus humides, encadrées par un relief sans cesse plus acéré́. Les bords de la rivière témoignent de ces transformations : la végétation évolue selon l’altitude et accompagne la disparition de la Méditerranée pour laisser place à une flore alpine. Amandine s’est arrêtée pour dessiner sous chacun des ponts de la Haute Bléone depuis Marcoux jusqu’au village de Prads-Haute-Bléone. Vestiges d’un besoin de franchir le cours d’eau pour gagner les hauteurs lors de la transhumance, ces ponts sont aujourd’hui les témoins d’un rapport de l’homme à la rivière.

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Le projet Anadrome, série de cartographies sensibles élaborées à partir de ces lieux de passages enchevêtre des histoires de mer et de montagne, de rivière et de bords. Il est né d’une résidence courte engagée par Amandine Maria au Cairn centre d’art (Digne-les-Bains) à l’été 2021.
Julie Michel, qui a travaillé pour le Cairn entre 2019 et 2021 a proposé à Amandine Maria de prolonger cette résidence au travers d’un entretien qui permet – quelques années après sa réalisation – de croiser intentions, réflexions et dessins constitutifs de ce projet.

 

 

 

Anadrome : Marcoux, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine

Peux-tu revenir sur le projet que tu as mené près de Digne-les-Bains, aux abords de la rivière Bléone et de sa source et que tu as intitulé « Anadrome » : que signifie ce titre ? Quelles étaient tes intentions de départ ? Comment ta proposition est-elle née ?

« Anadrome » se dit d’un poisson qui remonte un cours d’eau pour y pondre ses œufs. Les espèces concernées (comme le saumon par exemple) migrent jusqu’à l’endroit où elles sont nées (grâce notamment à leur mémoire sensorielle).

Étant paysagiste conceptrice et artiste, je recherche la transversalité. Je m’intéresse à des notions puisées dans le domaine de l’écologie comme substance de recherche de mes travaux. Le milieu de la rivière m’est familier dans le sens où j’ai une connaissance précise des enjeux écologiques de conservation, de ses fonctions dans la nature en général. Avant de commencer ce travail, j’étais déjà en partie familière de la Durance (et de sa végétation) vivant relativement proche de ce cours d’eau. Je suis habituée à sa végétation, à ses problématiques de rivière en tresses1 (par endroit largement canalisée), alimentée par des vagues de galets qui roulent vers la mer Méditerranée. La Durance m’évoque la légèreté : c’est une rivière gorgée de soleil qui semble s’évaporer sous l’emprise minérale. Cette résidence fut l’occasion de remonter la Durance jusqu’à l’un de ses affluents. En parcourant la Bléone pour la première fois, je me suis tout de suite penchée sur ses ripisylves, fraiches forêts riveraines du cours d’eau. Tels des rideaux d’ombre, elles délimitent le lieu de la rivière. Lisières jaunes et vertes, elles séparent le monde de la rivière de celui de la montagne. Depuis de nombreuses années, je travaille sur l’idée du littoral, du bord, du rapport à l’eau, lieu de limite et de marge. J’ai voulu remonter la Bléone afin d’approcher la source de cette eau que je côtoyais des centaines de kilomètres plus bas vers le Sud. Cette trajectoire m’était aussi inspirée par la transhumance des troupeaux de brebis qui empruntent un chemin similaire.

Travailler sur la rivière fut pour moi une évidence, dès le commencement de la résidence. Lors de mes premières rencontres et marches au bord du cours d’eau, j’ai entamé un relevé de la végétation et observé les dynamiques végétales qu’impulsait ce milieu naturel. J’avais plusieurs questions en tête : y avait-il de la compétition entre différentes espèces d’arbres ? La rivière était-elle en train de se refermer ? Comment ce milieu était-il entretenu pour limiter le risque d’inondation qui me semblait s’accroître en même temps que la végétalisation spontanée du lit du cours d’eau progressait ? Ces questions ont pu trouver leurs réponses lors d’un échange avec des personnes travaillant pour le Syndicat Mixte Asse Bléone (SMAB)2. Rencontrer ces acteurs m’a permis de conforter une vision d’ordre technique que j’avais sur le milieu. Les conifères représentaient bien une pression sur la ripisylve installée au bord de la rivière. Cette frange qui porte en elle le maintien des berges du cours d’eau et qui absorbe l’eau en cas de crues était bel et bien en train de disparaitre face à l’expansion de pins sylvestres au caractère pionnier. Ma perception de cette dynamique végétale aux abords de la rivière a guidé le travail cartographique que j’ai réalisé. La ripisylve est un lieu en soi. Et c’est aussi un lieu de frontière qui marque une séparation entre un milieu en mouvement rapide (et en reconstruction perpétuelle), celui de la rivière, et un milieu inscrit dans le temps long, celui de la montagne façonnée par le (lent) processus de l’érosion.

Tracer cette forêt fine, le long de la rivière, qui creuse et qui « tient » ces deux mondes, tel serait mon projet.

La ripisylve n’est pas le seul élément qui cristallise la notion de lisière au sein de ta série. Pourrais-tu préciser les manières dont ton approche artistique expérimente et déploie cette notion ?

La lisière est une notion importante dans mon travail qui se retrouve à plusieurs niveaux. Au-delà de la représentation comme limite (d’une ripisylve, d’une forêt, etc.), la lisière est aussi reliée au passage de l’ombre à la lumière notamment dans mes dessins. Mes cartes sont des systèmes insulaires. C’est-à-dire qu’elles sont construites comme des mondes clos, au-delà desquels seul le blanc de la feuille persiste. Cette lisière du dessin est importante car elle matérialise concrètement l’ampleur de mes perceptions du lieu. Je représente un lieu à partir d’une expérience de terrain vécue. Lors de ce temps passé, le site est absorbé et « digéré » de manière sensible (via le visible, le tactile, l’audible, l’olfactif mais aussi via l’imaginaire, le souvenir, etc.). Ce sont ces limites perceptives qui se retrouvent aussi formalisées dans le dessin.

Anadrome : Mousteiret, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine
Anadrome : La Javie, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine

« La carte élimine les traces des pratiques qui l’ont produite, donnant l’impression que la structure de la carte découle directement de la structure du monde3 » : il semble que ton travail de cartographie s’oppose à cette pratique et s’attache justement à réhabiliter l’ensemble des traces et indices qui permettent de matérialiser un lieu. Cette idée rejoint la notion de « cartographie sensible » que tu emploies pour qualifier ton travail. Peux-tu revenir sur cette expression ?

La cartographie classique offre une vision dite objective d’un territoire. La carte sensible, au contraire, va permettre de comprendre un lieu par le vécu lors d’une expérience sur le site. Cette forme de cartographie prend appui sur l’éphémère, la fugacité d’un moment, l’instabilité d’un état. Cet exercice de captation du territoire par le corps se décline, comme je viens de le rappeler, selon différentes voies perceptives (son, odeur, vue, goût…). Mais les lieux sont aussi la caisse de résonance de nos expériences subjectives (des expériences qui restent bien sûr informées par notre culture et les traditions de pensées qui ont façonné notre manière d’appréhender les paysages). Ce qui m’intéresse c’est de comprendre ce qui se joue dans un territoire par l’exploration de ces données.

Je dirai que la pratique de la cartographie sensible s’inscrit principalement dans le courant de la géographie dite humaniste qui aborde le paysage sous le prisme de la dimension sensible issue de l’expérience humaine dans l’espace.

 

Anadrome : Champourcin, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine

Les points de vue de tes dessins sont difficiles à saisir, ils sont souvent diffus, multiples, superposés. Quels rôles ces perspectives enchevêtrées ont-elles dans tes cartographies et en quoi ce parti pris (une sorte d’éclatement de l’espace et de non-focalisation de l’attention en un point donné) te permet-il de mieux saisir ce qui se joue dans le lieu précis que tu t’attaches à décrire ?

Dans mon travail cartographique (entre le dessin et la carte), le point de vue aérien n’est plus respecté. On parlera ici de perspective multifocale. Le choix des différents points de vue se décide en fonction du vécu dans le lieu exploré. Chaque élément du milieu va être représenté en fonction de la « relation » que j’ai eue avec lui. Par exemple, un massif vu de face va être représenté dans le sens habituel, de haut en bas. Par contre, un alignement d’arbres placé derrière moi, sera positionné « tête en bas » sur la feuille. La carte est construite non plus avec ce point de vue aérien – dominant et surplombant –, mais de l’« intérieur », avec un point de vue en mouvement qui est celui du marcheur (qui fait lui-même partie constitutive de ce milieu, qui le façonne). Le dessin se fait en tournant la feuille, le sens de lecture n’a plus lieu d’être et la carte est non linéaire (elle peut se lire en tournant autour, lorsqu’elle est posée à plat). Ce type de représentation offre la possibilité d’évoquer le paysage comme un récit qui se déroule (peuplés d’acteurs) et non plus comme un espace dominé par l’humain et indépendant de lui. La notion de perspective se trouve elle aussi re-questionnée. Il ne s’agit plus de dessiner un paysage et sa profondeur depuis un point de vue unique et fixe. Ici, la notion même de plan devient caduque puisque tous ont la même importance et sont traités similairement. Les hiérarchies s’effondrent en partie. Il n’y a pas de profondeur, pas d’ombre ni de lumière. Tout est mis à plat, « déplié ». Cette reconfiguration permet d’atténuer l’importance donnée au visible et exprimée par la perceptive et permet de focaliser l’attention sur des éléments non visibles qui ont participé à l’expérience (et qui concernent d’autres voies sensorielles).

Ce que tu dis m’évoque la définition que donne l’écrivain et philosophe Tristan Garcia de l’abstraction comme étant : « l’exercice par lequel un corps sensible – en l’occurrence celui de l’espèce humaine – perçoit des variations ontologiques c’est-à-dire des variations de l’être des choses». Cette définition m’amène à la question suivante : quels rapports tes dessins entretiennent-ils avec le réel ?

Ils se veulent au plus proches du réel. Je poursuis cette idée selon laquelle c’est par l’analyse de la subjectivité que l’on peut se rapprocher du réel. En somme, ce sont justement toutes les déformations, les erreurs, les ajustements et arrangements qui vont me permettre d’aiguiser une description « réaliste ». Dans chaque dessin, j’explore et je formalise une relation entre un espace et ma perception. C’est cette relation qui m’intéresse et que je trouve porteuse de sens dans la compréhension d’un lieu et de ses enjeux.

L’idée de l’échelle a, par ailleurs, une importance majeure dans ce travail. Elle n’a plus le rôle d’indiquer des distances comme dans la cartographie classique. Dans ce travail de carte sensible, l’échelle est un lapsus à analyser et dévoile l’impact du paysage sur le dessinateur. Les éléments ont parfois une taille qui ne correspond pas à la réalité. Des arbres ont par exemple une taille démesurée car ils ont une forte présence sur le site… Les échelles de distance entre les éléments sont elles aussi repensées. Par exemple, un village peut être dessiné à grande échelle car sa présence sonore lui octroie une place plus importante dans le lieu et dans l’instant présent qu’un autre élément qui serait visuellement plus imposant…

J’aime beaucoup cette idée d’échelle comme lapsus : pourrais-tu développer ce que tu entends par là ?

Je porte un intérêt tout particulier à la notion de lapsus en dessin. C’est une tradition du moment où l’on apprend à dessiner, à « bien reproduire ». Je crois qu’au contraire, il est important de bien rater un dessin. Toutes les erreurs de proportions, erreurs de perspectives sont porteuses de sens. Ce qui m’intéresse c’est que le dessin soit autonome. Je trace les lignes d’une carte comme si elles savaient ce qu’elles devaient faire sans moi. C’est pour cela que je ne refais jamais une carte qui me semble mal commencée. Je ne recommence jamais un dessin qui ne correspond pourtant pas à mon attente. La question de l’échelle m’anime en ce sens. Les éléments du dessin ne s’organisent pas en fonction d’un unique point de vue, donc l’échelle va elle aussi pouvoir trouver sa multiplicité. Des éléments vont se trouver plus grands que d’autres, ces « erreurs » sont porteuses de sens et témoignent d’une relation entre le réel et l’individu (qu’il soit humain mais aussi non humain). C’est aussi ça qui est en jeu dans le paysage.

Anadrome : Blégiers, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine

Si tu es toujours à l’origine du regard posé sur ces situations (et sur le milieu), ton dessin semble pourtant échapper à ce point de vue central (celui que tu portes sur le paysage et que tu restitues). Cette  multifocalisation donne  l’impression que tes dessins adoptent (parfois simultanément d’ailleurs) le point de vue d’un arbre, d’un oiseau, du cours d’eau ou d’un autre élément du site et que le paysage se construit et se lit selon ces autres points d’accès (de vue, d’ouïe…) sur le milieu, depuis ces autres Umwelt5. Bien sûr cette tentative de restitution multifocale « inhumaine » n’est que fiction (malgré notre volonté et les outils dont nous disposons, il est difficile d’avoir entièrement accès aux mondes de ces autres qu’humains que sont les arbres, les oiseaux, les cours d’eau, etc.), mais cette tentative de multifocalisation des points de vue produit néanmoins une richesse perspectiviste… Cette manière d’envisager la multiplicité propre à ton travail de cartographie te semble-t-elle pertinente ? Comment réagis-tu à cette approche « plus qu’humaine » des perspectives multifocales que tu adoptes ? Penses-tu qu’il s’agirait d’une piste à explorer davantage ?  

Merci pour cette question qui, effectivement, vise juste quant à mes perspectives de déploiement de ce travail cartographique. Jusqu’à maintenant, mes cartes étaient surtout construites à partir de perceptions et impressions que j’avais lors de la marche. J’étais donc le point de vue central des écritures et dessins cartographiques. La question de l’Autre dans le sens de celui que je ne suis pas, qui existe là où je ne suis pas, cet Autre que je ne connais ni ne comprends, m’intéresse.
J’ai commencé récemment une nouvelle série de dessins qui poursuit le point de vue imaginaire de l’oiseau. Les oiseaux me fascinent car ils contiennent en eux une cartographie des espaces délimités par leurs besoins. Leurs mouvements, leurs habitudes, leurs déambulations dans les territoires me poussent à construire des cartes nourries d’éthologie et d’imaginaire.

L’idée est de se placer à la lisière entre une réalité que je peux observer et comprendre, et tout un monde auquel je n’aurai jamais accès.

Anadrome : Prads-Haute-Bléone, 2021 Encre de chine et aquarelle sur papier, 50x65cm © Maria Amandine

 

Glossaire :

1.Les rivières en tresses se caractérisent par leurs berges facilement érodables, par une charge abondante en sédiments grossiers, des variations de débit et un déplacement rapide de ses multiples chenaux. Ces rivières constituent des espaces précieux pour la biodiversité. Pour plus de détail, voir : Le guide des rivières en tresse édité par L’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. [Ressource électronique]. [Consultation le 20 septembre 2024]. France. Disponible sur : http://sosdurancevivante.org/index.php/sites-exemples/menu-1-1/guide-des-riviere-en-tresse

2.Créé en 2020, ce syndicat est chargé de l’aménagement et de l’entretien des berges des rivières Asse et Bléone.

3.C’est ce que rappelle l’anthropologue Tim Ingold en s’appuyant sur les propos de Michel de Certeau. Voir Tim INGOLG, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2013, p. 37.

4.Voir : YouTube. Tristan Garcia – La manufacture d’idées 2024. [Ressource électronique]. [Consultation le 1 septembre 2024]. France. Disponible sur : https://youtu.be/cmB-Ci0vw9I?si=1dF6KzYi5xxP6-bz

5.L’idée d’« Umwelt » a été théorisée par le biologiste et philosophe allemand Jakob von Uexküll pour désigner le milieu sensoriel auquel se rapporte chaque espèce ou chaque individu. Voir son ouvrage Milieu animal et milieu humain [1934], Rivages, 2010.

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Pour référencer cet article :

Amandine Maria et Julie Michel , Anadrome, Haute Bléone, Openfield numéro 24, Janvier 2025