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Recherche d’un point haut

Pour une vue d'oiseau

Je viens vous faire là le récit de l’une de ces visites de site qui amorce le démarrage d’un projet de paysage, ici dans un lieu particulièrement caractérisé par son entourage montagneux, renforcé par l’horizontalité des eaux calmes qui doublent par leur effet miroir la présence de ces reliefs. Mon exemple se situe sur l’un des principaux lacs Alpins, celui d’Annecy. L’agence dans laquelle je travaille est mandataire du projet de réaménagement d’une plage de son littoral lacustre, sur la commune de Talloires.

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Depuis le port confidentiel de Quœx, vue sur le lac d’Annecy et le massif des Bauges © Julie-Amadéa Pluriel

Un matin de janvier dépeuplé et tout entier figé dans sa gelée blanche, je me rends seule sur place. En sortant de la voiture, garée sur le terrain du Clos-du-Moine, immense dent creuse qui sert de parking en saison haute, et ne sert presqu’à rien aujourd’hui, je suis frappée par la présence massive contre laquelle se love le village : adossé sur les contreforts du massif des Bornes, non loin du sommet enneigé de la Tournette, haut de 2351 m. Là, au bord du lac, nous sommes à une altitude de 448 m. Pieds dans l’eau et dos contre la montagne, il est couronné des dents de Lanfon, une crête rocheuse singulièrement déchiquetée et reconnaissable de loin, dont la pointe centrale culmine à 1828 m.

J’abandonne vite mon projet de dessiner sur place car il fait si froid ce matin que mes doigts engourdis s’y refusent. Les cafés où j’aurais espéré pouvoir les réchauffer sont fermés pour congés annuels, profitant de la seule période d’accalmie touristique de la baie sur-fréquentée en été, dite « perle du lac ». Il s’agit pourtant de la seule saison de l’année, où, à l’abri des regards, elle se pare véritablement des teintes gris pâle et nacré qui lui ont sans doute données sont surnom. J’abandonne aussi mon plan, j’abandonne tout pour me laisser guider par le lieu, dans une presque-flânerie. Et si je prends quand même des photos, c’est sans y attacher d’importance, et pour ne pas revenir les mains vides.

Souvent, j’ai en mémoire l’expérience d’un ami paysagiste qui a été guide du jardin du Bois des Moutiers à Varengeville-sur-Mer, en Normandie : aux visiteurs, il demandait de ranger leur appareil photo le temps de la visite guidée, d’être eux-mêmes la surface sensible. De s’affranchir de l’obstacle de l’objet entre eux et le jardin qui viendrait ruiner le choc esthétique qui se produit dès lors que l’œil, dans la perspective guidée par les majestueux rhododendrons et renforcée par les voussures des grands arbres, décèle avec surprise dans le point de fuite la présence vibrante de l’horizon marin. La perception soudaine d’un jardin surplombant l’immensité de l’océan Atlantique, du haut de la falaise, et tout entier pensé pour jouer sur le contraste entre la masse pleine et généreuse des feuillages et le dénuement le plus entier de l’horizon. L’exercice de cette entièreté des sens face au paysage, je m’y exerce aujourd’hui encore, ici, à Talloires.

Je fais d’abord le constat de ce que je cherchais à vérifier sur place : par l’accès le plus spontané, on approche du lac sans voir qu’il s’y trouve une plage municipale, tant les entraves visuelles sont nombreuses. Grilles et haies opaques saucissonnent ce seuil comme un rôti, comme s’il y avait quelque-chose à cacher. Une maisonnette servant au club de plongée est précisément positionnée dans l’axe des silhouettes de la montagne d’Entrevernes et du Roc des Bœufs. Le relief est dissimulé, ignoré, caché par des présences anecdotiques. Comme si, en ouvrant la porte d’une maison, on tombait sur un porte manteau ou un meuble, qu’il faudrait contourner pour accéder au salon.

Je m’en tiens à cet état des lieux et je reviens sur mes pas pour approcher l’eau par un détour qui mène au port de Quœx, probablement le plus petit et confidentiel de l’ensemble du lac. J’entre dans un chemin étroit et vert de mousse jusqu’au sol, bordé de murets de pierre, qui me rappelle d’autres journées de terrain passées dans les dédales d’anciens sentiers agricoles, ceinturant les mazets des garrigues habitées de Nîmes1. Ce premier chemin muré m’amène à un autre. Il encadre entre ses pierres un morceau du lac, et, dans un effet d’ouverture visuelle saisissant, il s’ouvre enfin sur le petit port. Enfin le lac, sa surface frémissante. De là, je vois avec clarté les reliefs de la rive opposée, au pied desquels se détache le château de Duingt sur sa presqu’île. Ce matin, l’œil ne peut pas distinguer les plans suivants de l’horizon. La gelée blanche et les brumes matinales s’élevant du lac ne me laissent voir du massif des Bauges qu’une présence fantomatique évocatrice de la peinture chinoise ancienne.

J’ai besoin pour fixer ma compréhension du site de cette première accroche hors de son périmètre, ce point de vue au ras-de-l’eau. J’ai en tête de le circonscrire à son autre extrémité par la vision en hauteur que j’espère avoir depuis le Roc de Chère, à l’autre extrémité de la baie. Je quitte alors ce premier point d’appui, le clapotis de l’eau glaciale, la sérénité du lieu qui pourrait provoquer en moi, si je m’y attache, une molle du lac : cette mélancolie qui s’attraperait au bord des rivages hivernaux du Léman.

Plan schématique de la baie de Talloires © Julie-Amadéa Pluriel

Fille d’architecte, j’ai suivi mon père sur ses visites de site et rendez-vous de chantier dès l’âge de sept ans, y découvrant avec malice les passe-droits et libertés que peut se donner le concepteur, sous couvert de l’exercice de son métier : entrer dans des endroits interdits, oser l’incursion discrète sur un domaine privé, dans les chantiers « interdits au public ». J’y ai surtout développé la curiosité pour les lieux, l’esprit d’aventure qu’il y a à les explorer et les arpenter, et le réflexe de saisir la mémoire des premières perceptions et intuitions, par le dessin et les notes prises sur mes carnets de terrain.

Ici, j’imagine des approches originales qui me donneraient à voir ce territoire par d’autres angles. Je me vois observer le paysage par les lucarnes du sauna de l’abbaye de Talloires, situé dans ses anciens greniers vieux de mille ans. Ou encore participer à la GlaGla Race, une course de paddle organisée ici chaque mois de janvier, pour voir la plage depuis le lac en profitant de l’absence de feuilles qui ouvre des vues et crée des transparences. Ou encore : faire un vol de parapente au-dessus de la baie, depuis les aires de décollage situées juste au-dessus. Enfin, je rêve de retrouver les descendants du peintre Albert Besnard2 pour entendre de vive voix leur récit du coup de foudre de leur aïeul pour la beauté des lieux, où il s’installa et fit construire une Villa au bord de l’eau. 

Photo ancienne de Talloires

La rêverie me semble indispensable dans la rencontre avec un lieu, et la visite de site ne peut à mon sens se faire sans un certain détachement : face au programme, aux contraintes particulières, au budget, aux membres de l’équipe, au maître d’ouvrage. C’est l’écoute attentive du genius loci, un geste apparemment simple et que souvent on ne fait pas faute de temps. Peut-on se passer de la confrontation sensible? Doit-on refuser de s’engager sur un projet avant d’y avoir mis les pieds? Que perd un projet pour lequel le site n’a pas été arpenté? Que perd un concepteur qui ne goûte plus aux espaces sur lesquels il doit réfléchir et projeter?

Ici, la confrontation physique est aussi frappante que nécessaire : froid cinglant qui crispe mon visage, traces de neige éparses et clapotis des eaux hivernales à la couleur doucement instable, présence massive des reliefs, solitude du petit matin. Le regard s’aiguise sans cesse au frottement des lieux.

J’arpente enfin la plage au charme désuet, ouverte sur une belle largeur et plantée de grands arbres sur une pelouse penchant doucement vers l’eau. Je passe devant ses pontons, plongeoirs, puis devant l’exutoire du Nant de Craz, petit ruisseau de montagne canalisé, qui ne retrouve sa libre expansion qu’au dernier moment de son cours, lorsqu’il s’étale dans les galets et se jette dans le lac. Pour poursuivre mon repérage des espaces publics lacustres de Talloires, je dois contourner un luxueux hôtel-restaurant installé au plus près du rivage. Je longe ensuite le port désert aux cliquetis métalliques, la rampe de mise à l’eau et ses pontons de bois, avant de suivre la route dans toute sa courbe pour atteindre le pied du Roc de Chère, gros dos rocheux et boisé qui referme la baie de sa présence trapue. A mesure que le chemin se rétrécit et devient caillouteux, me revient l’image de l’une des cartes postales anciennes observées à l’agence : la vue plongeante sur le village depuis la grotte aux oiseaux. Je n’ai, dès lors, qu’une idée en tête : trouver cette grotte !  

Photo ancienne du Roc de Chère

Le bout du passage étroit est en impasse, je me retrouve dans une presque-plage, ou plutôt dans un repli de taillis qui glisse vers l’eau et y enfonce ses racines. Devant sa surface verte et turquoise se trouve un rouge-gorge, dont la touche de couleur chaude sur le poitrail forme avec les teintes du lac un contraste frappant. Je m’approche au plus près de lui, suffisamment près pour sentir le tremblement par lequel il lutte contre le froid, et les ébrouements soudains qui l’agitent et gonflent son plumage. Cette crique boisée et emmêlée de branchages est mon second point d’accroche à l’extérieur du site. Repensant au minuscule port de Quœx où je me trouvais plus tôt, j’ai là deux points pour fixer le filet que je lance à travers la baie, celui qui m’aidera à identifier ses richesses.

Vue de l’existant du sentier menant au Roc de Chère et projection d’un aménagement © Julie-Amadéa Pluriel pour ADP Dubois

Je grimpe le chemin boueux et glissant à flanc de falaise : me retournant, la vue est déjà tout entière et découverte, zébrée par un premier plan formé de troncs frêles et enneigés se découpant sur l’eau finement ridée en contrebas. Beauté des transparences hivernales.

J’erre un moment parmi les restes de neige et écoute le silence du sous-bois. Je ne trouverais pas la grotte désirée aujourd’hui, et reprends le chemin inverse pour permettre à mes yeux de mémoriser le contrechamp de mon précédent trajet.

Quelques jours plus tard, j’y retourne pour répondre aux deux manqués de ma première matinée sur place : dessiner in situ, et déceler l’emplacement de cette fameuse grotte. Après un long moment passé au port de Quoex pour laisser le temps à mon trait de parcourir tous les reliefs qui bordent le lac, cette fois-ci bien visibles, je longe à nouveau la plage et le port pour remonter sur le roc de Chère, découvrant avec facilité l’emplacement de la grotte, que j’avais dépassée sans la voir lors de ma précédente visite. Je peux faire l’expérience, en me plaçant accroupie à l’intérieur, de cette vue d’oiseau sur la baie, cadrée par la roche saillante, et en saisir l’esprit en un croquis rapide. Les arbres sont encore nus, dans leur état hivernal, zébrant la perspective sans la cacher. Il était temps, car dès lors qu’ils verdiront, la grotte ne laissera voir que l’opulence des feuillages printaniers, et la percée visuelle sur les lointains se refermera jusqu’à l’automne prochain.

Vue de la baie surmontée du sommet enneigé de la Tournette, depuis la grotte aux oiseaux, finalement trouvée.  © Julie-Amadéa Pluriel

 

 

Note / Bibliographie :

1. Jardins de garrigue, Véronique Mure, ed. EDISUD, 2007
2. Avec vue sur lac. Regards sur les lacs Alpins, ouvrage du musée-château d’Annecy, dirigé par Brigitte Liabeuf, Face éditions, 2009

Bibliographie

Avec vue sur lac. Regards sur les lacs Alpins, ouvrage du musée-château d’Annecy, dirigé par Brigitte Liabeuf, Face éditions, 2009
Le regard des sens, Juhani Pallasmaa, Editions du Linteau, 2010
La saveur du monde, Gil Jouanard, ed. Phébus, Paris, 2004
The Riverscape of the Yangzi’s Three Gorges : landscapes and the National Imaginary in the People’s Republic of China (1994-2014), thèse d’anthropologie de Marine Brossard, sous la direction de Gregory B. Lee, Lyon
Passagère du silence, Fabienne Verdier, ed. Albin Michel, 2003 – La saveur du monde, Gil Jouanard, ed. Phébus, Paris, 2004
Histoire d’une montagne, Elisée Reclus, ed. Actes Sud, 1998
A quoi tient la beauté des montagnes?, Franz Schrader, ed. Isolato, 2009
Jardins de garrigue, Véronique Mure, ed. EDISUD, 2007

Pour référencer cet article :

Julie-Amadéa Pluriel, Recherche d’un point haut, Openfield numéro 23, Juin 2024