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Orthos Logos

Entretien avec Thomas Paturet

Dans le cadre de ce numéro Relief, Openfield s’est entretenu avec Thomas Paturet, architecte, éditeur et cartographe. Il évoque son parcours au sein duquel la carte et le relief prennent une place particulière. Son approche se tient en marge de cette société paradoxale dans laquelle notre usage massif de la carte et de la géolocalisation va de pair avec notre incapacité progressive à nous repérer et à nous situer.

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Vous avez une formation d’architecte, qu’est ce qui vous a amené à travailler sur la cartographie, médium qui, a priori, est plutôt l’outil des géographes ou des paysagistes ?

Thomas Paturet : À l’époque, lors de mes études à l’EPFL, l’École polytechnique fédérale de Lausanne, je cherchais à me faire quelques sous en plus. Il y avait un poste disponible pour travailler en tant qu’assistant-étudiant auprès d’un laboratoire ancré sur l’urbanisme. Je me suis lancé dans le SIG grâce à cela. J’ai tout appris sur le tas. Puis à force de bidouiller, ça a commencé à me plaire.

Vous dites qu’« il faudrait peut-être, avant de faire de l’architecture, savoir où l’on est » ? Est ce que votre travail de cartographe a modifié votre façon de faire de l’architecture ?

T P : Oui, ça me paraît être le b.a.-ba. Je ne peux compter le nombre de personnes que j’ai pu côtoyer à travers mon parcours universitaire, ou même professionnel, qui ne se souciaient absolument pas de leur environnement. C’est affligeant. C’est à peine s’ils connaissent le nom de la rue qui les mène à chez eux.

La cartographie force à l’observation. Du moins, lorsqu’on s’y dédie sincèrement ; c’est un art ingrat pour les personnes pleines d’illusions. Afin de cartographier le territoire qu’on cherche à représenter, il faut non seulement avoir parcouru les archives disponibles – s’imprégner de ce qui précède – mais il faut également l’adosser à un travail photographique récent. Si on peut se déplacer sur place, tant mieux. Mais l’essentiel, c’est de pouvoir cerner les caractéristiques uniques ; ceux qui permettent de différencier le territoire étudié d’un autre.

Mer Méditerranée, extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2023
Couvert Forestier Mondial, extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2023
Carte des phares de la façade Atlantique, extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2023

Vous dites aussi que si « nous façonnons le paysage, les paysages nous façonnent, que la carte dévoile ce façonnement ». Que raconte la carte de celui qui la fait ?

T P :  Une carte n’est jamais neutre. D’où la plus grande réticence de Platon vis-à-vis de l’imitation et de l’ensemble des arts qui touchent à la représentation. La carte ne présente pas une réalité, elle représente une idéalité — celle de son cartographe. Cet idéal, pendant de longues années, a toujours été lié à la manie que les Hommes ont de vouloir se trucider. La carte naît d’une volonté guerrière — de renseignements et de contrôles.

Aujourd’hui, elle sert à des fins surtout décoratives. De toute façon, les gens ne savent plus utiliser une carte. Tout est prémâché par les GAFAM — on n’utilise plus la carte, on vit la carte. L’absurde lubie de Mein Herr du Sylvie & Bruno de Lewis Carroll1 semble se concrétiser devant nos yeux :

« - Voilà une chose que nous avons apprise de votre pays, dit Mein Herr, faire des cartes. Mais nous l’avons poussée beaucoup plus loin que vous. A votre avis, quelle serait la plus grande échelle de carte utile ?
– Je dirais au cent millième, un centimètre au kilomètre.

– Seulement un centimètre ! s’exclama Mein Herr. Nous avons atteint cela très vite. Puis nous avons tenté dix mètres au kilomètre. Puis vint l’idée grandiose ! Nous avons réellement fabriqué une carte du pays, à l’échelle d’un kilomètre au kilomètre !

– Vous en êtes-vous beaucoup servi ? demandai-je.

– Elle n’a jamais encore été déroulée, dit Mein Herr ; les fermiers ont fait des objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien. »

Carte des châteaux de la Loire © orthos logos, éditeur & cartographe, 2023
Carte des viaducs en acier du Massif central, Extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2023

Lorsqu’une institution ou une personne vous commande une carte, quel est votre technique de travail ?

T P :  J’absorbe des références, en masse. Surtout des cartes existantes de la région concernée ainsi que des études géographiques. Puis je m’attaque à la collection des données ; tout ce qui touche à la matière première qu’on insert dans le logiciel, les fichiers SIG et autres supports numériques. La collection des données détermine grandement la qualité de la carte. Ensuite, je fais plusieurs essais, en aller-retour constant avec la clientèle, afin d’affiner le contenu et la forme.

carte pour un client privé © orthos logos, éditeur & cartographe 2022

La cartographie est l’une des disciplines au sein de votre projet Orthos Logos. Comment est né ce projet ?

T P :  La plateforme orthos logos naît d’un constat assez simple, que je peux d’ailleurs emprunter directement à La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y des hommes, et qui pensent. » En effet, tout est dit — mais personne n’écoute, personne ne lit. Les gens préfèrent bricoler des solutions temporaires, ancrées sur des tendances. Le passé n’est pas rentable, il faut donc constamment créer du nouveau pour noyer l’ancien, histoire de continuer à vendre.

L’objectif d’Orthos Logos c’est de donner l’envie, d’inciter les lectrices et les lecteurs à se jeter dans ce passé — celui qui regorge de sagesse. La plateforme repêche ce qui est constamment noyé. C’est une lutte : une grosse majorité des personnes viennent essentiellement pour se distraire devant des images, piocher des références iconographiques et passer vers un autre site ; l’espoir, c’est qu’elles restent parfois aussi pour le texte. Qui sait.

Au sein de cette plateforme multiple, on retrouve une sélection de cartes, allant de cartes géologiques en carte de pluviométrie, de plans urbains en carte de la Lune… Qu’est-ce qui guide vos choix ?

T P :  Initialement, au début de la plateforme, un jugement purement esthétique. Je privilégiais des cartes avec des topographies nettes et épurées. Depuis quelque temps je m’intéresse un peu moins à la forme et plus au contenu. Je cherche à les adosser à des lectures. Récemment, je terminais un ouvrage de Simone Weil sur la Grèce et je me suis donc penché sur la cartographie de cette région.

Vous vivez en Cerdagne ; la question du relief est très présente dans vos cartes et dans vos choix, avez-vous un rapport particulier à cette dimension et à sa représentation ?

T P :  J’adore ce passage de Lawrence Durrell dans Justine : « Nous sommes les enfants de notre paysage ; c’est lui qui nous impose notre conduite, et même nos pensées dans mesure où elles en sont le reflet, où elles s’harmonisent avec lui. Je ne conçois pas de meilleure identification. » Je me dissocie pleinement de cet être universel, le produit d’un paysage global et homogène, si brillamment ridiculisé dans le film Playtime de Jacques Tati. C’est mon pire cauchemar.

Le relief, c’est ce qui dicte la manière dont l’eau s’écoule. C’est cela qui forge nos bassins versants, puis la flore, la faune et toute la diversité qui en sortent. Le relief, c’est aussi un rappel des limites. L’Homme contemporain frôle quotidiennement avec l’ivresse démiurge. Il est obnubilé par les voyages, les activités, les loisirs, les plaisirs : il ne rêve que d’un monde sans limites. On sait où tout cela va finir, ça fait depuis la Grèce antique que l’on connaît les résultats de l’hybris.

Les Pyrénées catalanes – les Montanyas regaladas, comme on les nomme ici – encadrent ma vie. Elles m’ancrent dans une réalité finie, concrète et palpable. Elles forment un berceau ; elles m’isolent des âneries humaines. Rien de mieux que se sentir bercé par les montagnes.

Carte relief de l’île de Corse,extrait © orthos logos, éditeur & cartographe
2023
Carte des abbayes cisterciennes, extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2023
Relief France, extrait © orthos logos, éditeur & cartographe 2024

 

Note / Bibliographie :

1. Carroll, Lewis. Sylvie et Bruno. Seuil. Points. 1992. p. 357-358

Pour référencer cet article :

Thomas Paturet, Orthos Logos, Openfield numéro 23, Juin 2024