« Un bassin-versant est quelque chose de merveilleux à prendre en compte : ce processus (pluie, cours d’eau, évaporation des océans) fait que chaque molécule d’eau sur terre fait le grand voyage tous les deux millions d’années. La surface de la Terre est sculptée en bassins-versants – une sorte de ramification familiale, une charte relationnelle et une définition des lieux. Le bassin-versant est la première et la dernière nation dont les limites, bien qu’elles se déplacent subtilement, sont indiscutables. […] Du plus petit des ruisseaux situés au sommet de l’arête jusqu’au tronc principal d’une rivière approchant les plaines, la rivière ne constitue qu’un seul lieu et qu’une seule terre. » Accéder au bassin-versant , Gary Snyder, 1992
Observer son bassin-versant, c’est sentir l’ensemble de cet hydromonde s’écouler dans ses veines, des multiples sources et ruisseaux jusqu’à son lit. C’est regarder la montagne comme une sœur, les insectes, les poissons, les arbres, comme des frères. C’est rouler gaiement comme un caillou, transporter les sédiments, effriter doucement les marnes et les calcaires, effleurer la roche-mère, accueillir la chaleur des sables, la douceur des argiles, jusqu’à l’exutoire. Un exutoire en forme d’acte d’amour – et de création.
C’est encore faire l’expérience du manque, éprouver sa sécheresse ; encourager les vivants qui se sont mis à l’écoute du changement ; régénération des sols, ré-ensauvagement des bras… C’est aussi parfois contempler, impuissant, la colère de la crue ; comme celle des vivants qui se disputent en son lit, déshydratés par la peur ou submergés par les flots de l’ignorance.
L’histoire d’une montagne
Photographies : Pierre-Yves Brunaud
Texte : extraits de la célèbre « Histoire d’une montagne », d’Elisée Reclus, 1880
« Du haut du superbe observatoire, on ne voit point cheminer les fleuves comme les nuages d’où ils sont sortis, mais leur mouvement se révèle par l’éclat brasillant de l’eau qui se montre de distance en distance, soit au sortir des glaciers brisés, soit dans les petits lacs et les cascades de la vallée, ou dans les méandres tranquilles des campagnes inférieures. À la vue des cirques, des ravins, des vallons, des gorges, on assiste, comme si tout d’un coup on était devenu immortel, au grand travail géologique des eaux creusant, évidant leurs lits dans toutes les directions autour du massif primitif de la montagne. On les voit, pour ainsi dire, sculpter incessamment la masse énorme pour en emporter les débris, en niveler la plaine, en combler une baie de la mer.
[…]
À la beauté des cimes et des saillies de toute espèce correspond celle des creux, plissements, vallons ou défilés. Entre le sommet de notre montagne et la pointe la plus voisine, la crête s’abaisse fortement et laisse un passage assez facile entre les deux versants opposés. C’est à cette dépression de l’arête que commence le premier sillon de la vallée serpentine ouverte entre les deux monts. À ce sillon s’en ajoutent d’autres, puis d’autres encore, qui rayent la surface des rochers et s’unissent en ravins convergeant eux-mêmes vers un cirque d’où, par une série de défilés et de bassins étagés, les neiges s’écoulent et les eaux descendent dans la vallée.
Là, sur un sol à peine incliné, se montrent déjà les prairies, les bouquets d’arbres domestiques, les groupes de maisons. De toutes parts des vallons, les uns gracieux, les autres sévères d’aspect, s’inclinent vers la vallée principale. Au delà d’un détour éloigné, le val disparaît au regard ; mais, si l’on cesse d’en voir le fond, on en devine du moins la forme générale et les contours par les lignes plus ou moins parallèles que dessinent les profils des contreforts. Dans son ensemble, la vallée, avec ses innombrables ramifications pénétrant de toutes parts dans l’épaisseur de la montagne, peut se comparer aux arbres dont les milliers de rameaux sont divisés et subdivisés en ramilles délicates. C’est par la forme de la vallée et de tout son réseau de vallons qu’on peut le mieux se rendre compte du véritable relief des montagnes qu’elle sépare.
[…]
Au milieu de ces ruines, il est facile d’observer ce qui fut encore tout récemment l’intérieur même de la roche ; j’en vois les cristaux dans tout leur éclat, le quartz blanc, le feldspath à la couleur d’un rose pâle, le mica qui semble une paillette d’argent. En d’autres parties de la montagne, le granit mis à nu présente un autre aspect : dans une roche, il est blanc comme le marbre et parsemé de petits points noirs ; ailleurs, il est bleuâtre et sombre. Presque partout il est d’une grande dureté, et les pierres qu’on pourrait y tailler serviraient à construire des monuments durables ; mais ailleurs il est tellement friable, les cristaux divers en sont si faiblement agrégés, qu’on peut les écraser entre ses doigts. Un ruisseau, qui prend sa source au pied d’un promontoire de ce grain peu cohérent, s’étale dans le ravin sur un lit de sable le plus fin tout brillanté de mica ; on croirait voir l’or et l’argent briller à travers, l’eau frémissante ; plus d’un rustre venu de la plaine s’y est trompé et s’est avidement précipité sur ces trésors qu’entraîne négligemment le ruisselet moqueur. »
Histoire d’une Montagne, Elisée Reclus, 1880
L’Eau et les Rêves, Gaston Bachelard, 1942
Dwellers in the Land [L’art d’habiter la Terre], Kirkpatrick Sale, 1985
H2O, les Eaux de l’Oubli, Ivan Illitch, 1985
Les Veines de la Terre, Marin Schaffner, Mathias Rollot et François Guerroué, 2021