Lorsqu’en 2004 je retourne dans le massif des Écrins (France) pour revoir le glacier Blanc, je constate stupéfait qu’il est très loin de l’endroit où il était une quinzaine d’années auparavant. Je vérifie alors un effet tangible du changement climatique, encore âprement discuté dans ces années-là. Ma stupéfaction repose alors sur au moins deux éléments. Le premier porte sur des conséquences écologiques évidentes liées à l’assèchement de la zone. Le deuxième est associé à des considérations esthétiques : le paysage de la haute montagne englacée, qui m’habite et dont je suis imprégné, est en train de disparaître. Je n’ose dire que la montagne est défigurée, mais elle change du moins de figure.
Je décide alors d’entamer un travail photographique pour représenter et témoigner du phénomène de déprise glaciaire. Je sais d’ores et déjà que ces images ne pourront pas reposer sur des codes visuels établis : une autre figure de la montagne impose une autre manière de la représenter, de la figurer. Aujourd’hui, je peux dire rétrospectivement que j’ai adopté une démarche photographique avec un regard proche du géomorphologue : prenant en compte les questions de mouvement, de dynamique, de transformation de la montagne, mais aussi d’échelle.
Nous qualifions d’anthropocène (d’aucuns rectifieraient de capitolocène) cette nouvelle ère géologique où l’humanité devient une force géologique. Ce terme exprime au moins très bien que l’humanité contemporaine a changé de proportion, d’échelle dans ses rapports aux éléments naturels en devenant une force géologique. J’inscris cette perturbation d’échelle dans mes photographies en ne représentant plus les humains dans l’immensité de la montagne, venant ainsi troubler une lecture stable et immuable des paysages alpins où l’humain y est souvent représenté minuscule : petit en proportion dans l’immensité de la montagne, ce rapport d’échelle souligne de cette manière son courage et son exceptionnalité. Dès les premières représentations de la haute montagne alpine au 18e siècle, l’humain y est figuré dans un paysage hostile, sauvage et rude, certainement une conséquence de l’esprit colonisateur, conquérant d’un homme blanc occidental dans sa pleine expression et expansion au 19e siècle. Une légende des Alpes se crée autour d’un paysage que l’on nomme alors les neiges éternelles. Il s’instaure alors une relation déconnectée entre la haute montagne alpine réputée stable, immuable, pure et une humanité instable inscrite dans des aléas parfois tragiques qu’elle est capable de s’infliger. Tout se passe comme si, dans cet apparent mouvement de sécularisation des sociétés occidentales contemporaine, doit perdurer un espace sacré, paradis sur terre, protégé, immuable, sur lequel l’humanité compte pour se régénérer1.
Cet imaginaire s’effondre avec les glaciers qui fondent et la montagne, qui s’écroule, patatra ! Nous faisons alors cette expérience étrange : avec la fragilité, la vulnérabilité des hautes montagnes, la disparition des glaciers, nous nous rendons compte que nous ne sommes pas si déconnectés avec les entités naturelles. Au contraire, nous y serions tellement associés que nous partagerions un destin commun : nos vies en dépendraient.
C’est certainement pour cela que je photographie la montagne pour elle-même, à hauteur de glacier : ce qu’elle est et ce qu’elle devient. En invisibilisant l’humain dans l’image et en empêchant le regardeur
de s’y identifier, l’être à regarder dans mes photographies, et sur lequel toute notre attention est portée, est le glacier. Je me focalise sur le corps du glacier : ses formes infinies, ses dynamiques, ses couleurs, etc. Je le considère comme une entité naturelle, sujet autre qu’humain. Dans ce processus de défiguration du paysage de montagne, je fais ce pari qu’une forme d’identification au glacier, au paysage, se réalise. En Suisse, mais certainement ailleurs, des personnes disent perdre un membre de la famille avec la fin des glaciers. Parole forte, qu’il s’agit de prendre au sérieux et qui indique le désarroi dans lequel se trouvent des populations alpines perdant le glacier comme élément central autour duquel s’est instauré une légende des Alpes : des traditions, des pratiques, des rapports sociaux, une économie, etc., etc., et finalement un dialogue muet, invisible avec les glaciers, la montagne.
Ma série d’images suit le cours du processus vers l’étiolement, l’empierrement, la dislocation, la fonte inexorable et finalement la disparition des glaciers. Vers la fin de la série, apparaît alors un paysage indésiré, non prévu, non envisagé. À la lettre, il n’a pas encore de visage. Il nous appartient alors de ré-envisager la montagne. Lui donner une autre figure. Avec la disparition des paysages englacés, apparaissent et s’ouvrent d’autres paysages : nous manquons de termes pour les décrire, de toponymes pour les nommer. Tout un vocabulaire doit s’inventer pour s’approprier une réalité nouvelle, travail qui s’inscrit dans de nombreux domaines tant scientifiques qu’artistiques.
Nous voilà embarqués dans des processus concomitants de défiguration, de perte, de deuil, mais aussi de réappropriation afin d’envisager à nouveau frais nos rapports avec la haute montagne alpine. Réactualiser un imaginaire prend du temps, comprendre, intérioriser et adopter des comportements adéquats avec le nouveau régime climatique2 se fera sur plusieurs années. Alors que la situation semble urgente, les processus de transformation, de mutations sont en marche avec des résistances énormes, des avancées et reculs inévitables, des doutes et des certitudes pourtant.