…partir à l’assaut des reliefs, carte en main, appareil photo en bandoulière, ne faire plus qu’un avec les ressources du territoire et les retranscrire, fidèlement, sur notre dossier d’étude d’impact paysager. Ces cartographies se déploient sous kaléidoscope : PNR, MH, SPR, UP, ZPPAUP1… autant d’acronymes couchés sur papier, rattachés à des documents de protection, de mises en valeur, de découpage géographique, desquelles découle une suite logique de règlements relatifs à ce paysage, que l’on imagine parfois trop immuable. Ces abréviations seront notre point de départ. Un code à venir confronter à un paysage vécu. Une réalité de terrain qui mettra en perspective le projet éolien envisagé et ses possibles conséquences.
Ce matin, nous nous sommes levés pour une loi. Celle du 12 juillet 2010, dite « loi Grenelle II »2, qui décida de remettre sur le devant de la scène la lourde question de la préservation environnementale lors des aménagements, notamment lors de constructions d’énergies renouvelables, et de ce fait, celle de l’intégration de celles-ci au cœur de nos territoires. Le projet qui nous concerne a pour ambition de proposer un nouveau parc éolien, au sein d’une portion de Cantal encore peu coutumière de ce type d’installations. L’enjeu est de taille. De notre analyse dépend la préservation d’une harmonie, des lignes de force d’un paysage à l’identité marquée. Ouvrir les yeux au XXI° siècle ; voilà un drôle de métier. À la sensibilité se substitue la méthode, la rigueur de celui qui maîtrise le déchiffrage des lieux. État initial, Impacts, Mesures, Conclusions. Quatre volets itératifs du rapport, qui aiguilleront le développeur du projet mais aussi les services instructeurs de l’état sur les incidences potentielles.
10 h 20. L’appareil photo matraque en panoramas successifs les courtes fenêtres visuelles de la châtaigneraie cantalienne. A peine le temps de se tapisser les poumons d’une couche holorganique, que nous devons déjà grimper dans l’auto pour notre prochain point de halte : un chemin de randonnée calqué sur les circonvolutions de la Cère. Nous lorgnons sans cesse la zone d’implantation potentielle. À chaque pause, le paysagiste, être sachant, découvre finalement qu’il ne sait jamais trop bien. Les lieux s’acquittent toujours de quelques surprises, qui prennent souvent la forme de bosquets, d’accidents topographiques, de constructions absentes des cartes, de masques visuels ou de fenêtres ouvertes imprévues.
11 h 12. Bonheur concret s’il en est, nous tombons au détour d’un virage sur un écureuil roux, qui ne manque pas de cavaler aussi haut que la cime du frêne lui permet. Nous laisserons cette découverte au naturaliste dédié au dossier, indice d’une biodiversité bien ancrée. Les homologues sont nombreux sur ce type d’étude. Que ce soit l’ingénieur acousticien, le naturaliste, l’environnementaliste ; tous suivent cette ligne de conduite qui pose l’état des lieux réglementaire comme préalable à toute réflexion sérieuse d’aménagement.
Peu à peu, notre carte se fait parchemin. Chaque masse colorée reste à déchiffrer sous le prisme de la règle : ce boisement est-il suffisamment occultant pour masquer les structures ? Ce village possède-t-il des lisières ouvertes ou fermées vers le panorama ? Y a-t-il un belvédère à la vue imprenable au bout de ce sentier de randonnée ? Chaque halte est l’occasion de capturer ces fragments à la dynamique singulière. Rien ne doit être considéré comme inférieur. L’échelle du massif interagit avec l’échelle de la parcelle pâturée et donne à voir des situations précises, motrices de déductions. Nous le savons que trop bien, notre déambulation ne sera pas qu’une simple marche de découverte. Nous devons disparaître ; devenir habitant, pèlerin, agriculteur, amateur de trails, touriste, tout en restant l’expert à l’œil avisé, au diagnostic ficelé. De cette dissolution dans le paysage dépend la décision d’autorisation du projet. Notre subjectivité est à mettre en retrait. Ici compte le rapport concret entre les éléments de paysage en place et les futures structures du parc. Perchées à 180 m, les pales de l’éolienne provoqueront-elles un effet d’écrasement, une rupture de la ligne d’horizon ? Viendront-elles faire concurrence à la délicate silhouette de l’église classée dans ce panorama de plaine cultivée ? La saturation visuelle avec les parcs existants est-elle conséquente ? Chaque capture de percée ouverte sur les lointains sera le support des photo-simulations, preuve ultime de l’insertion de ces géants composites. Mais pourquoi alors s’esquinter à la description par l’écriture, s’embarrasser de mots, lorsqu’une simple photo suffit ? Qui sont ces gens qui continuent à décrire les paysages ? Parce que l’art descriptif, bien que passé de mode, sera le témoignage d’un potentiel, qui devra faire face aux allégations préconçues faites au projet. Le crayon file les linéaires rougeoyants de la carte. L’éthique s’abandonne tout entière à l’expertise des lieux.
12 h 48. L’appel de l’estomac aura eu raison de notre avancée. Nous profitons d’un morceau de berge bétonné le long de la Cère pour dégainer nos sandwichs sous film. Notre œil, loin de s’être abîmé au cours des haltes précédentes, se gorge des curiosités qui animent le fleuve. Une terrasse de brasserie, en front de ville, déborde jusqu’à la rive. Cinq minutes qui nous renflouent d’espoir sur le devenir de notre diagonal du vide. Le silence restera mot d’ordre. C’est notre manière à nous deux de présenter un rien de respect pour ces montagnes qui daignent nous accueillir. L’urticaire du mouvement nous reprend vite, il est temps de reprendre la route.
Après l’heure de l’inventaire viendra l’heure des mesures concrètes. Éviter/Réduire/Compenser. Un triptyque si souvent répété qu’il fut parfois vidé de son sens. Pourtant, c’est bien dans cette séquence que se structurera la clé de voute du projet éolien, ancré au génie du lieu. Toute en fuyant la standardisation, les zones sensibles seront contournées, les haies brise-vue renforcées. Les compensations ne se feront pas hors-sol, et permettront certainement de renforcer l’identité du terroir en place. Ainsi, le monument historique à proximité pourra se voir restaurer, les milieux pourront devenir support pédagogique. Les appuis réglementaires permettront de cadrer la mutation de ce territoire, mais aussi de veiller à l’amélioration de ses dynamiques propres.
14 h 20. Nos rondes motorisées attisent la curiosité des hommes du pays, qui nous voient quadriller ce village de fond de vallée. Il est certain que la dernière photo prise des façades de la ville remonte bien à quelques décennies. Mais qui peut bien avoir l’ambition de découvrir chaque recoin de ce paysage, de la lisière du hameau, au lit du cours d’eau ? Du regard, la sentence tombe : « ils sont louches ces deux là ». Un sourire accompagné d’un timide salut viendra balayer l’angoisse de la venue du conquérant en bulldozer, tant inscrite dans le regard de l’habitant au paysage endormi.
18 h 30. Le tressaillement du jour. Les dernières lueurs viennent de quitter le massif et emportent avec elles les possibles de notre jeu de piste. Demain, nous reprendrons la chorégraphie sur une autre aire d’étude, au plus proche de la zone d’implantation potentielle, avec cette même ambition ; celle d’ouvrir les yeux.
1.Lexique des abréviations :
PNR : Parc Naturel Régional
ZPPAUP : Zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager
SPR : Site patrimonial remarquable
UP : Unité paysagère
2.Loi Grenelle II : La loi portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle 2″, est promulguée le 12 juillet 2010. Ce texte permet de « décliner de manière concrète les orientations du “Grenelle 1″ (loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement) qui a déterminé les objectifs du gouvernement dans le domaine environnemental ».