Ce texte est issu des actes du colloque du 12 juin 20231, dans une version légèrement corrigée.
L’entrée du Paysage au ministère
La loi Paysage a été portée politiquement mais elle s’est aussi heurtée à une certaine hostilité administrative. Pour comprendre comment la loi Paysage est apparue, il faut se souvenir des évènements et des actions qui l’ont fait naître comme des oppositions rencontrées. Le paysage qu’on croyait oublié et remisé au passé est revenu en force dans le courant des années 70. On voit alors apparaître des émissions de télévision comme « la France défigurée » écho assez lointain « de la guerre aux démolisseurs » qui avait mobilisé les grands écrivains du 19e.
La section du paysage de l’École de Versailles disparaît au milieu des années 70, mais le CNERP, le centre National d’études et de recherches du paysage, dont plus personne ne se souvient aujourd’hui, est créé en 1972 pour former des paysagistes d’Aménagement dans le cadre d’un 4e cycle universitaire. Après une intervention à la chambre des députés, l’équipe du CNERP va être intégrée en 1979 à la Direction de l’Urbanisme et des Paysages, nouvellement créé dans le grand ministère de la Qualité de la Vie. Deux des diplômés du CNERP vont être choisis, Yves Luginbuhl et moi-même pour monter la Mission du Paysage, et surtout pour rédiger la première communication au gouvernement sur le Paysage en 1979. La Mission du Paysage est alors directement rattachée au Directeur. Entre temps, en 1976, l’École nationale supérieure de paysage de Versailles est réapparue.
Autour du Directeur, l’inspecteur des Finances, Jean-Eudes Rouillier, qui avait belle allure, on trouvaient des ingénieurs des Ponts et Chaussés. Eux aussi, avaient grande allure. Ils apparaissaient comme de véritables seigneurs. Ils dirigeaient de très importants services avec une grande compétence et une formidable autorité. Durant les trente glorieuses, ils avaient apporté au pays le confort, la richesse, et la modernité. Tous ceux qui travaillaient pour eux au sein de l’administration ne cherchaient qu’à leur faire plaisir. Nous nous avions le sentiment étrange que tous ces gens, le personnel administratif, étaient un peu comme leurs serfs. Tout se situait dans un cadre hiérarchique strict… Les ingénieurs des Ponts et Chaussés avait su tirer une toute puissance sur le Ministère.
Leur travail qui orientait les politiques publiques permettait de régler, de satisfaire les fonctions du territoire : la circulation des flux de toute sorte, les autoroutes, les routes, l’habitat, etc…, mais il aboutissait aussi à une certaine fragmentation, une juxtaposition d’espaces discontinus, même si au niveau rural, dans le milieu des années 70, les POS ont permis de contenir, en partie, l’étalement urbain.
Le paysage, lui, n’est pas une science exacte, il ne recourt pas à une règle rigoureuse, mais c’est en revanche une discipline de synthèse, qui permet la vue d’ensemble. Vue d’ensemble qui pouvait se situer, le cas échéant au-dessus de la science des ingénieurs. Ils étaient donc un peu débordés par un sujet qu’ils ne maîtrisaient pas et par des gens qui leur paraissaient beaucoup trop libres, sans doute aussi, trop rebelles et surtout difficiles à faire fonctionner dans la hiérarchie qui était la leur.
La prise en compte du paysage, dans le cadre administratif, leur paraissait comme un romantisme à la fois tourné vers le passé, contraire à leur exigence de modernité et fondée sur l’exploitation des plus misérables, une vision qui se redéveloppe aujourd’hui. Pour bien comprendre l’état d’esprit qui existait, lorsque la Direction de l’Urbanisme et des Paysages est apparue, j’ai plusieurs fois entendu dire : « La Direction de l’Urbanisme et des Paysages et Pourquoi pas, tant que vous y êtes, la direction des Nuages ? »
Une des difficultés de la prise en compte du Paysage dans l’administration reste lié au fait que le paysage n’a pu être porté par une profession reconnue et nombreuse, et que les avancées développées par cette cavalerie légère, je parle de la petite équipe intégrée dans les années 1970-1993, n’ont pas été reprises comme elles auraient dû l’être. Le trop petit nombre de paysagistes ou de spécialistes du paysage les a fait passer pour des originaux isolés. Mais surtout leur absence de statut, qu’il s’agisse des gens de terrain, des chargés de mission ou des inspecteurs généraux ne leur a pas permis d’être entendus, ne leur pas donné suffisamment droit de cité au sein du service public. Les approches paysagères qui caractérisaient le cadre de vie à la Française ont été remisées comme une des contraintes de l’aménagement et elles se sont diluées, perdues parmi d’autres.
Le grand apport de la loi Paysage fut, à mon sens, d’offrir, dans son texte de présentation2, lu à l’Assemblée nationale le 3 décembre 1992, une définition du paysage montrant qu’il n’est en rien un domaine subjectif, mais bien au contraire, une réalité et une réalité sensible. « C’est à la fois l’histoire et la géographie, c’est l’histoire dont les hommes ont aménagé la géographie pour y vivre. Le paysage est un espace-temps, le temps historique dans lequel l’homme s’est approprié l’espace, a fait de la géographie son histoire. Il est attaché à un territoire réel et contient autant le paysage urbain que rural, autant la mer que la montagne. Le paysage est une discipline propre au projet du vivant ».
Cette discipline appelle l’enquête, la synthèse, la création.
La loi invite à ne pas considérer que la beauté visuelle et à ne pas avoir pour le paysage qu’une conception de consommateur. Le paysage français est en effet issu des mots dérivés du latin pagesius et pagus désignant un rapport à la réalité, alors que le terme anglo-saxon l’allemand landschaft ou l’anglais landscape se réfère à la vue. A travers le génie du lieu, c’est l’histoire des hommes des montagnes ou celle des plaines, des rivières ou des mers qui nous émeut. Par-là, la loi retient ainsi que le paysage est attaché au réel mais se fonde aussi sur le principe qu’il constitue un bien collectif. En ce sens, il n’est pas seulement un objet, mais la matière sensible du développement durable.
Le paysage est à la fois poétique, poïétique, et politique.
– Poétique parce qu’il fait appel à tous nos sens en éveil, au génie du vivant, par essence toujours tourné vers l’avenir.
– Poïétique parce qu’il est une œuvre, une création, la fabrication d’un projet sur l’espace.
– Politique parce que c’est le politique qui lui donne droit de cité et la Loi a donné droit de cité à la profession.
Ce qu’il faudrait faire aujourd’hui
Je voudrai aujourd’hui faire un vœu, une demande, qui s’adresse aussi à tous les responsables du paysage : Maintenir et revaloriser le dessin dans l’enseignement du paysage.
La forme, chacun le sait, est une intelligence, et le moindre trait sur la feuille est une pensée, qui, contrairement à l’écriture, n’a jamais été codifiée. Le geste qui, de la tête à la main, s’imprime sur la feuille, exprime un rapport sensible, mobilise tous nos sens : l’œil pour regarder et discerner, le corps pour ressentir et mener l’enquête de terrain.
Le dessin favorise un regard approfondi sur le site et il permet de prendre le temps, de mesurer les hauteurs et les distances. Le dessin est un regard ordonné sur le monde réel, sur la compréhension du vivant. Le dessin est un engagement car il confère la possibilité de sélectionner, de repérer les enjeux, d’évaluer les partis à prendre sur l’espace de proximité et au lointain, c’est à dire de pratiquer la manipulation d’échelle allant du proche à l’infini.
Parce qu’il traverse et assemble des choses diverses, autant les époques que des domaines ou les échelles d’espaces, le dessin, ouvre les portes de l’imaginaire et nous ne devons pas en faire l’économie parce qu’il organise la créativité.
Souvenons-nous de Michel Corajoud, qui avait en son temps remonté l’enseignement du Paysage de l’École de Versailles et qui disait, très fort, en 2013 à l’occasion du colloque sur Le Nôtre « je suis celui qui a le plus dessiné ».
Rendons aussi hommage à notre ascendant Le Nôtre, à qui nous devons l’excellence française en héritage et dont les contemporains disaient que lorsqu’on le rencontrait, le sol était jonché de dessins.
Reste un dernier point à préciser. Le paysage demeure la carte d’identité de la France et donc, il est convoité par certains partis politiques en mal d’image. Le paysage est parfois ressenti comme un romantisme tourné vers le passé mais surtout comme un espace réservé aux riches et basé sur l’exploitation des misérables.
La réalité est tout le contraire. Car l’exceptionnelle diversité des paysages, qui selon Fernand Braudel « change toutes les dizaines de kilomètres » n’existe nulle ailleurs au monde, cette diversité a été édifiée par les misérables (au sens, cette fois, de Victor Hugo), par l’intelligence des communautés rurales. Il faut se souvenir que le Roi de France disait « mes peuples ».
Et que, ce sont les communautés rurales qui, partout, ont magnifié, avec une formidable créativité, le pays blanc des marais salants de Guérande, qui a plus de mille ans, les mirabelliers des côtes de Lorraine ou encore les terrasses de Beaume de Venise dues à l’initiative d’un viticulteur éclairé et que nous avons vu apparaître à l’époque de Loi.
Le paysage est offert aux plus démunis parce qu’ils y retrouvent non seulement grand-père et grand-mère, c’est-à-dire leur histoire familiale et sociale mais aussi leur histoire nationale. Cette histoire est basée sur la rencontre de la diversité de cultures.
Et c’est précisément cela qui fait que sa contemplation élève chacun d’entre nous.
Diversité et rencontre incarnent l’idée politique de la France, ses valeurs et ses principes qui donnent corps au projet républicain opposé aux chants de l’exclusion.
1.Journée des 30 ans de la loi Paysage et de l’APCE du 12 juin 2023, organisée par le Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des territoires en lien avec la l’Association des Paysagistes Conseils de l’État. Accéder au vidéo de la journée
2. La loi Paysage présente des articles techniques, elle est précédée comme toutes les lois, d’un exposé des motifs qui explique le sens de la loi. Il fut présenté aux élus du peuple à l’Assemblée Nationale lors de la séance du 3 décembre 1992. C’est cette présentation, à laquelle la Ministre accordait la plus grande importance, qui offre la définition du paysage, et qui n’a ensuite pas été suffisamment reprise, pour ne pas dire dévoyée.
Compte rendu intégrale des débats Assemblée Nationale- séance du 3 décembre 1992 . Exposé des motifs en p.6499-6503 .
—–
Image en page d’accueil :
Vignoble en terrasses sur le terroir de Beaumes-de-Venise, October 14, 2011, otbeaumes, Creative Commons Attribution 2.0
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?search=terrasse+beaume+venise&title=Special:MediaSearch&go=Go&type=image