Cet article, signé PAP 24, a été publié en Septembre 2018 par le collectif Paysages de l’Après-Pétrole. Openfield a proposé au collectif et à l’auteur de le publier, dans une version mise à jour, dans le cadre de son numéro sur la Loi.
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Dans son article Signé PAP n°6, Régis Ambroise avait souligné les apports mais aussi les limites de la Convention européenne. La transition vers le développement durable y est selon lui un objectif insuffisamment explicite, puisque le seul « cadre de vie » qu’elle évoque peut être réduit à une intervention visant seulement l’habillage et non les finalités et le mode de conception même des opérations d’aménagement.
Il nous faut donc évaluer dans quelle mesure les pays européens utilisent effectivement l’approche paysagère pour mener la transition écologique. Cette utilisation pourrait en effet être riche d’enseignements pour nos propres politiques, dont le paysage est aujourd’hui trop absent alors même qu’il reste la méthode et l’objectif d’une harmonie sociale et écologique.
Définitions, connaissances et formations progressivement harmonisées à l’échelle du continent.
L’approche patrimoniale qui a longtemps prévalu en France comme chez nos voisins s’intéressait aux seuls paysages d’exception. Le premier point commun identifié dans les pays européens est la fin de ce monopole : les états ont tous commencé par protéger leurs paysages exceptionnels, mais ils en sont presque tous aujourd’hui à voir les choses plus largement.
Concernant les paysages du quotidien, il existe des convergences significatives dans le domaine des concepts : la définition du paysage, le primat de la connaissance pour susciter les aménagements nécessaires et la formation des professionnels sont envisagés de façon similaire chez nos voisins du continent.
La définition du paysage adoptée par les négociateurs de la Convention établit un équilibre entre l’objectivité du réel et la prise en compte des perceptions sociétales qui se l’approprient : l’adhésion à un tel compromis n’était pas acquise. Or cette définition est aujourd’hui adoptée presque mot pour mot dans des pays que leur très ancienne tradition culturelle paysagère aurait pu conduire à préférer une expression plus traditionnelle, qu’elle soit objective ou bien esthétique. Au Royaume-Uni, l’agence Natural England reprend textuellement la définition européenne dans plusieurs de ses guides pratiques. En Italie, le site internet du ministère des biens et activités culturelles consacre un onglet de première page à la définition donnée par la CEP. Aux Pays-Bas, l’Agenda Landschap publié par le gouvernement en 2008 répond à la question : « qu’est-ce que le paysage ? » par l’énoncé commenté de la définition européenne. Enfin, la Suisse, à la charnière des traditions latine et germanique, est passée d’une vision naturaliste du paysage (« Conception Paysage Suisse » de 1997) à une « stratégie paysage » publiée en 2003 et actualisée en 20201 qui indique que « Le paysage […] naît de l’interaction entre des processus naturels, des facteurs socio-culturels et notre perception personnelle ». Le paysage de tous et de chacun marque des points.
Le développement de la connaissance paysagère est le point de départ pour faire du paysage une référence culturelle partagée. Avec des méthodologies convergentes, différents pays ont ainsi adopté les notions d’unités paysagères, de structures et d’éléments de paysage pour décrire les strates géographiques et humaines du territoire et les représentations sociales de l’espace. Au Royaume-Uni, les Landscape Character Assesments (LCA), pierre angulaire des politiques du paysage, ont été mis en ligne en septembre 2014 : une carte nationale y décrit 159 ensembles paysagers (landscape areas). En Espagne, la communauté autonome catalane a fait établir par son opérateur l’ « Observatori català del paisatge » sept catàlegs « documents qui déterminent la typologie des paysages, identifient leurs valeurs et proposent les objectifs de qualité à atteindre ».
En ce qui concerne la formation des paysagistes, on observe de même une tendance partagée à l’affirmation de leur spécificité professionnelle avec un degré d’exigence académique accru. La formation en paysage est passée dans plusieurs états de trois à cinq années d’études supérieures : on y considère désormais le paysage comme un cursus académique de droit commun. Le tableau reste toutefois contrasté : l’Espagne ou l’Italie n’ont pas encore mis en place un parcours spécifique réellement dissocié de celui de l’architecture. Ces harmonisations conceptuelles ont entraîné une convergence des pratiques.
Énoncés stratégiques, initiatives locales, dimension obligée des politiques sectorielles
Cinq des pays étudiés par la mission d’inspection ont mis en place des stratégies nationales ou régionales qui articulent de façon explicite les objectifs, les priorités et les cibles de leur politique de paysage. Ces énoncés stratégiques ont pris la forme d’une loi régionale en Catalogne (2005), de déclarations gouvernementales en Suisse, où le Conseil Fédéral (gouvernement) a adopté en 2003 une résolution « Paysage 2020 ». Aux Pays-Bas, un « Agenda Landschap » est publié en 2008. L’Irlande se dote en 2015 d’une « National Landscape Strategy ».De même l’Italie a-t-elle publié en mars 2018 une « Carta nazionale del paesaggio » sous-titrée « éléments pour une stratégie » ; elle a été suivie en février 2020 par la Slovénie ( « Concept of the Landscape Policy of Slovenia », document de 68 qui décrit les enjeux de protection, gestion et aménagement du paysage et s’achève par un « plan d’action 2020-2025»2.
Dans chaque cas, on mobilise l’ensemble des ministères ou agences au profit d’une politique de qualité commune. En Irlande il est prévu d’identifier les politiques sectorielles nationales ayant des conséquences paysagères (Department specific landscape policy). La stratégie suisse liste la contribution de chacune des treize politiques concernées qui impliquent le tourisme comme la défense, l’énergie comme le patrimoine culturel ou l’agriculture. De la même façon, le premier axe de la nouvelle Carta italienne affirme que la dimension paysagère doit être prise en compte « par les différentes politiques sectorielles de gestion du territoire ».
Autre constat, dans les différents pays européens, l’initiative en matière de paysage relève de moins en moins du seul gouvernement central ou régional : les acteurs des territoires prennent l’initiative de projets dont la qualité paysagère est l’objet principal. En Catalogne, des « Cartas del Paisatge » d’échelle intercommunale et d’initiative locale sont élaborées et même signées par l’ensemble des acteurs publics comme privés. En Suisse, des démarches d’initiative territoriale prennent le relais d’une politique d’aménagement de l’espace jusque-là très hiérarchisée : dix-sept parcs naturels régionaux ou périurbains y ont ainsi été créés en moins de dix ans3.
Enfin, dans plusieurs états ou régions, le paysage est présenté comme une dimension facilitatrice de politiques sectorielles spécifiques. En matière d’agriculture, la Suisse a institué des subventions directes à des projets collectifs d’agriculteurs dénommés « projets de contribution à la qualité du paysage ». En Irlande, des politiques paysagères agricoles participatives ont été mises en place sur les 25 uplands que compte l’île.
Une liaison forte entre le paysage et la santé publique est établie dans au moins deux états : au Royaume-Uni, un document officiel, Public Health and Landscape, cite plusieurs exemples de réalisations paysagères ayant favorisé la qualité de l’air, la dépollution des sols et de l’eau, ou encore l’exercice physique. En Suisse, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) a publié une brochure grand public « Le paysage à votre santé ! » qui présente celui-ci « comme ressource pour le bien-être ».
Comme processus facilitateur des politiques sectorielles, le paysage dépasse ainsi le simple « supplément esthétique », ce « cadre de vie » dont Régis Ambroise craignait le caractère réducteur.
Les nouvelles pratiques précédemment décrites ne sont pas présentes partout et au même degré d’intensité. Mais ajoutées aux convergences conceptuelles précédemment notées, ces avancées témoignent de l’influence croissante de la CEP et des démarches transversales auxquelles ce texte a donné naissance.
L’absence d’approche paysagère dans le processus de transition énergétique : un phénomène européen ?
Cette influence va-t-elle jusqu’à faire du paysage un élément de la transition vers le développement durable, et plus particulièrement la transition énergétique ?
De toute évidence, ce n’est pas le cas en ce qui concerne cette dernière. À plusieurs reprises la mission a noté dans ce domaine – généralement réduit au thème des éoliennes, le plus prégnant sur le plan paysager – des difficultés d’appropriation sociétales très comparables à celles rencontrées en France.
En Suisse, la décision a été prise de sortir du nucléaire et de réorienter la production vers les sources renouvelables, décision confirmée le 21 mai 2017 par une « votation fédérale ». Pour l’éolien, un positionnement global de la confédération semblait donc nécessaire. L’Office fédéral de l’environnement a alors travaillé sur un projet de guide « Paysage et éoliennes », mais l’a très vite abandonné devant le « peu d’intérêt » qu’il suscitait de la part de l’Office fédéral de l’énergie comme de la « faîtière » (syndicat) des entreprises du secteur de l’éolien (« Swisseol »).
En matière de paysage, la confédération n’intervient donc que sur les inventaires fédéraux de paysages (sites exceptionnels) où les centrales éoliennes, jusque-là interdites, sont désormais soumises à une « pesée des intérêts » (étude d’impact). C’est donc le cas par cas cantonal (le canton de Zug, par exemple, refuse toute éolienne), et la conflictualité locale qui ont prévalu sur des lignes directrices fédérales à la contrainte desquelles, visiblement, les intérêts privés en cause préféraient les affrontements voire le passage en force des projets.
À une échelle plus locale, cette attitude a été également identifiée en Irlande. Dans le comté de Cork, le County Council avait établi un schéma directeur éolien qui comportait dans la baie de Cobh (l’ancienne Queenstown), à l’est de la cathédrale, un secteur prioritaire de développement avec une vingtaine de machines. Plusieurs usines pétro ou carbo-chimiques ont manifesté leur souhait de s’installer dans la baie, au sud-ouest du monument. La législation leur imposant une compensation de leur activité fortement émettrice de gaz à effet de serre, l’auto-production d’énergie renouvelable a été considérée comme une réponse adéquate. Comme il était plus simple de construire des éoliennes sur leur propre terrain plutôt que dans d’autres secteurs dont elles ne maîtrisaient pas la propriété, les entreprises ont obtenu l’accord du chief executive du comté4 pour cette solution qui, pourtant, contredisait le schéma directeur susmentionné. Ce cas de figure s’est renouvelé trois fois5.
La grande difficulté qu’on rencontre pour établir une planification paysagère de l’éolien se retrouve en Catalogne : la Llei del Paisatge n’y prévoit, pour les implantations d’infrastructures ou d’équipements, que des « études d’impact et d’intégration paysagères » sur lesquelles l’Observatori del paisatge est régulièrement consulté en vue d’arbitrages ponctuels internes au gouvernement. Pour sortir de cette situation aléatoire, l’Observatoire a proposé la mise en chantier de « lignes directrices » sur le thème de l’éolien : seul cas d’échec signalé en douze années d’activités, il a subi un rapide et cinglant désaveu.
L’absence, jusqu’à une date très récente, de l’approche paysagère dans la territorialisation de la transition énergétique n’était pas un phénomène purement français : des pays européens très avancés en matière d’intérêt pour leur paysage connaissent une carence méthodologique similaire.On espère que la mise en place par l’ADEME de « plans de paysage-transition énergétique » (19 démarches développées depuis 2018) fera durablement de notre pays une « exception positive » dans ce panorama européen un peu atone…
Le paysage facilite néanmoins les transitions dans plusieurs projets d’échelle locale
On note toutefois des initiatives et expériences intéressantes dans ces projets « bottom up » dont on a précédemment décrit l’émergence comme un phénomène qui s’observe sur l’ensemble du continent.
Toujours en Catalogne, à la fin des années 90, le Priorat, comarca montagneuse au sud-ouest de Barcelone, après un long déclin et un fort exode rural, s’est vue confrontée à un projet d’implantation d’éoliennes sur l’emblématique Serra de Montsant. Les habitants mobilisés lui opposent alors un contre-projet qui analyse combien le Priorat peut absorber de machines et où les implanter. Peu soucieux d’entamer un dialogue sur de telles bases, l’opérateur énergétique se retire, mais le mouvement est créé. Un renouveau concomitant de la viticulture fait alors penser aux acteurs locaux qu’ « il est tout de même possible d’habiter ici » en se prenant en charge, dans un territoire dont la rudesse et la singularité créent un sentiment d’appartenance et une sensibilité paysagère aiguë. La décision est prise dès 2004 d’une démarche de carta de paysage.
Celle-ci est signée en octobre 2012 par les communes et les acteurs économiques locaux. Le plan d’action prévoit même le montage d’un dossier de candidature au patrimoine mondial, afin de mobiliser les habitants sur un défi, « le chemin étant plus important que l’objectif ». L’inscription sur la « liste indicative » a été acquise dès 2014. La procédure d’instruction est en cours, mais le nombre de biens à labelliser en Europe est strictement contingenté pour éviter un déséquilibre excessif avec les pays du « Sud » mois bien pourvus, sinon en patrimoine, du moins en ingénierie pour établir les candidatures.
Des processus du même type existent aussi en Suisse : faute de lignes directrices confédérales en matière d’éolien, le canton de Vaud a fait figurer dans son plan directeur (dont le respect s’impose aux « plans de zonage » communaux) une cartographie précise, non seulement des zones d’exclusion, mais aussi, en positif, des zones où les implantations de parcs sont explicitement préconisées : « la concentration sur un nombre restreint de sites est indispensable pour atténuer le mitage et éviter la banalisation du paysage »6. Cette vision de l’éolien comme élément répétitif mérite d’être notée comme une dimension pertinente du débat d’ensemble sur le sujet.
À une échelle plus locale encore, l’étude commandée au Collectif Paysages de l’Après Pétrole par le ministère a permis d’identifier à Saint-Imier, une commune francophone du canton de Berne, un projet particulièrement original qui ne considère pas l’équipement éolien comme banalisant, mais au contraire comme un facteur d’attractivité touristique pour le territoire concerné. Les 15 éoliennes des sites de Mont-Soleil et Mont-Crosin sont ainsi devenues un but d’excursion avec centre d’interprétation et visites de sensibilisation aux enjeux climatiques7. Un véritable partenariat de projet au service du développement durable du territoire s’est ainsi établi entre l’opérateur énergétique local et la communauté habitante.
La dialectique de l’hirondelle et du printemps
Ces quelques cas prometteurs peuvent-ils induire une dynamique sociétale, ou bien être susceptibles de l’annoncer ? La valeur pédagogique de ces démarches prometteuses reste isolée et minoritaire tandis que, le plus souvent, le quotidien des transitions demeure marqué par les conflits et les blocages qu’induit en général la réglementation existante à l’échelle de la province, de la région ou de l’état. La transition vers l’après-pétrole par le paysage pourra à coup sûr se nourrir de ces bonnes pratiques locales mises en réseau. Telles des hirondelles, elles annoncent peut-être un « printemps du paysage » qui sera indispensable au sens politique du terme, composé de discours nationaux et d’actes législatifs les transcrivant dans le droit. Ceux-ci susciteront en retour des dynamiques locales nouvelles dont l’agrégation créera à son tour des avancées supplémentaires à l’échelon central. Cette dialectique du changement sociétal8 est favorisée par l’approche paysagère qui agrège les préoccupations sectorielles et facilite la participation citoyenne.
Parce qu’elle a enclenché un échange de pratiques et un rapprochement des méthodes en particulier en matière de participation des habitants et d’initiatives multiples issues des territoires, la Convention européenne du paysage a impulsé depuis près de vingt ans un mouvement qui, même s’il ne s’inscrit pas explicitement dans la dynamique de la transition écologique ou énergétique, travaille manifestement en sa faveur. L’énonciation de stratégies nationales ou régionales mentionnées ci-dessus, et les mobilisations locales remontantes sont à cet égard les expressions très positives de cette évolution.
Il est à présent nécessaire de donner à ces initiatives issues des territoires européens une visibilité suffisante pour que leur nombre et leur vertu pédagogique suscitent une modification des règles communes. En termes de réflexion et d’action, l’après- pétrole européen doit être désormais notre horizon !
1. Par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV)
2.https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/paysage/publications-etudes/publications/conception-paysage-suisse.html
3. Créés à partir de 2007 pour préserver et promouvoir les paysages, la biodiversité et les biens culturels d’un territoire rural ou périurbain, ils couvrent aujourd’hui 12 % du terri- toire suisse.
4. L’ équivalent de notre préfet d’avant 1983, dans cette république restée très centralisée.
5. L’implantation actuelle, limitée à quatre mâts à l’échelle de la baie, constitue une ponctuation plutôt heureuse dans un vaste panorama d’îles proches et des perspectives lointaines vers les rivages de l’océan, mais la prolifération des machines n’est pas à exclure, ce qui provoquerait rapidement une saturation visuelle.
6. Page 337 du plan directeur cantonal, dans sa version de 2015.
7.Téléchargement de l’article complet : Paysages et transitions, réponses à travers l’Europe : Mont-Soleil Mont-Crosin
8. Les « colibris », ces belles initiatives locales chères au regretté Pierre Rahbi, sont éminemment nécessaires, mais sûrement pas suffisantes pour enclencher le changement global de paradigme dont notre planète a un urgent besoin.