À vingt ans je n’avais pas conscience que je vivais les heures les plus exacerbées de la mondialisation, étudiante française de classe moyenne, je prenais l’avion pour visiter le monde. Travailler quelques jours sur un festival au sein d’une équipe de catering me permettait d’acheter un billet d’avion pour l’été suivant. Mes amis colombiens se moquaient de moi, une semaine à vendre des saucisses me disaient-ils, et tu peux venir nous rendre visite en Colombie ! Aujourd’hui ce sont eux qui parcourent le monde, architectes pour la plupart, ils viennent régulièrement en Europe. De mon côté, j’essaie, non sans pincement au cœur, de ne plus prendre l’avion. Nous prendrons le train, nous prendrons le bateau, nous marcherons. Je crois que si nous réduisons notre vitesse, nous devons pouvoir agrandir à nouveau le monde, que nous avons fini par rétrécir. Nous avons accroché les planisphères aux murs, et avec les enfants, on regarde en mangeant les continents, les frontières, les océans, les îles minuscules.
Maman où es-tu allée ?
Je suis allée en Suède.
J’ai habité deux mois au milieu d’un jardin botanique dans une chambre minuscule avec une grande laverie au sous-sol. Quand le parc fermait le soir, est-ce que j’étais toute seule ? Je ne me souviens pas. Mais je me souviens que les Suédois sont des durs à cuire, silencieux et taiseux, ils arrivent tôt le matin au travail et ne parlent pas beaucoup. Ils font une pause dans la matinée pour prendre un bol de muesli ou manger des Wasa. Tu te rends compte, ils mangent leur petit-déjeuner au travail !
J’ai encore 18 ans, c’est la première fois que je pars toute seule et j’apprends assez rapidement que je n’aime pas la solitude, qu’elle colore le paysage d’une sensation obscure de mélancolie qui pèse encore dans mon souvenir, les rendant presque douloureux. Dans mon carnet, tu vois, il y a beaucoup de rouge foncé, entre le pourpre et le lie de vin, et du vert de gris. Le vert du cuivre qui s’est oxydé. Ce sont les deux couleurs que je garde en souvenir de Göteborg. Le quartier de Klippan est celui que je préférais. J’ai rencontré là-bas un brocanteur français, qui jouait de la guitare et chantait la blanche Hermine, un potier suédois, un ancien maquettiste de chez Jean Nouvel qui semblait drogué ou très malade. Un autre Suédois Jonas, peut-être le plus normal ou le moins abimé d’entre eux. Ils étaient tous vieux comparés à moi, mais j’étais trop heureuse de pouvoir parler et d’entendre le son de ma propre voix, ils formaient un groupe d’hommes au milieu duquel je me glissais, on aurait dit des exilés même si certains n’en étaient pas.
Tu peux voir des dessins de maisons en bois de toutes les couleurs, en bord de mer, des couleurs saturées par une lumière incroyable qu’il est difficile de décrire. Des fouillis majestueux de phragmites. Je me souviens d’une très belle randonnée avec ma sœur, venue me rendre visite, au nord de la Suède du côté d’Östersund. Nous marchions sur des planches en bois au-dessus de la sphaigne tout imbibée. Et là encore c’est le souvenir lumineux du crépuscule, alors que nous dormions dans une cabane, que nous dégustions avec délice une mauvaise saucisse de supermarché. C’est là-bas, quelque part sur un flanc de montagne rase, que j’ai ramassé le bois de rennes qui est accroché au-dessus de la petite fenêtre.
Je suis allée au Chili
Je crois que j’ai choisi ce pays à cause de sa forme, elle m’avait toujours fasciné. À quoi peut ressembler un pays qui ne semble avoir de place que pour une seule et immense route. J’ai pris le bus depuis Santiago, trente heures passées à filer tout droit sur la panaméricaine avec d’un côté le rivage et de l’autre la montagne. Enfin c’est le souvenir que j’en ai. Et celles de minuscules cimetières qui soudainement apparaissaient derrière le vitrage, des petits groupes de tombes au milieu des sables, avec des croix en bois et des fleurs en tissus. Je me suis arrêté à la dernière ville au nord, à Arica. Les façades claires des quartiers résidentiels étaient couvertes de bougainvillées. C’était la première fois que j’en voyais, je les avais imaginés autrement que ces grappes aux couleurs violentes, rose, violet, orange, comme des fleurs de papier. Je ne sais pas pourquoi, alors que c’est peut-être le souvenir le plus précis que je garde d’Arica, ils ne sont pas dans mon carnet. J’ai vécu presque deux mois chez une dame, Erna, qui avait dû me prendre un peu en pitié. Son fils m’avait laissé sa chambre, il dormait par terre dans le salon. Je devais monter dans la montagne, au parc Lauca, mais je ne montais jamais, mes maîtres de stage semblaient m’avoir oublié et Erna chez qui je devais ne rester que quelques jours m’a laissé habiter chez elle tout ce temps de l’attente.
J’ai fini par monter. Nous avons fait une halte d’acclimatation dans un village car nous partions du niveau de la mer et nous montions à plus de 5000 mètres. Peut-être as-tu vu dans mon carnet un dessin et une peinture qui ne me ressemble pas. C’est un jeune peintre (mais plus vieux que moi à l’époque) du village qui me l’avait donné, il m’a aussi dessiné attablée devant une infusion de feuilles de coca (oui c’est bien moi, les cheveux courts et en bataille).
Je ne sais pas combien de temps je suis restée tout là-haut, j’y suis allée plusieurs fois. Je sais que l’on m’a déposé un soir en moto dans une cabane, que j’ai dormi là-bas. Infiniment seule au milieu de l’Altiplano. Des lacs et des flamants roses, la silhouette noire d’un volcan, une machine à écrire posée sur une table en bois. J’ai ramené de ce pays ce pull gris et blanc en laine d’Alpaca et les plats de terre noire ceux qui ont servi à faire les quelques pasteles de Choclo. Le plus grand est cassé, il est juste là sur la fenêtre de l’escalier, dans l’épaisseur du mur chaulé en blanc, plein de sable et de cactus.
Du chili il me reste :
le poids de cette solitude et la fierté d’avoir pu la supporter,
le souvenir de cette nuit en cabane,
l’image d’une plante incroyable, la llareta, qui dessinait d’énormes coussins verts au milieu d’un désert de rocher,
Le ridicule d’un rallye en 4×4 dans le désert d’Atacama du côté d’Iquique,
Moi mettant un épi de maïs doux dans le micro-onde chez Erna à l’heure de la Once,
Une nuit dans une chambre incroyable fraîche et blanche à Valparaiso, chez une autre dame qui m’avait hébergé alors que je me sentais épuisée,
Un arrêt sauvage au bord de la route pour découvrir les constructions de Ritoque.
Mes souvenirs du Chili sont comme des morceaux d’un rêve, je n’ai pas pu (ou presque) les partager alors j’ai peur qu’ils ne s’effacent. Il restera quoi ? Un pull et un tout petit saladier de terre noire. Une cassette audio d’une femme qui chantait dans la rue. Gracias à la vida.
Je suis allée au Mexique.
Beaucoup plus longuement. 6 mois. Mon carnet de croquis est ridiculement petit au regard de la durée du séjour. Là-bas je suis partie seule, mais dès le deuxième jour quatre Français en échange universitaire se sont retrouvés. S’ajoutèrent trois Colombiens et une Espagnole. Nous fîmes une équipe solide de fêtards. Dans mon carnet tu trouves des dessins au crayon à bille, nerveux, beaucoup de texte illisible et que je n’ai pas tellement envie de relire. Tu peux aussi trouver la photo en noir et blanc de la fenêtre de ma chambre à Tacubaya. Une grande artère bruyante de la ville, bardée de fils électriques, le souvenir du bruit incessant de la rue, des sirènes et des klaxons. Une chambre vide, avec un petit lit, un placard. Nous avions tiré les chambres au sort, j’étais plutôt mal tombée. Mais peu importe nous étions tout le temps dehors et parfois à l’université.
Mon cerveau, sans doute accaparé par la langue espagnole et par les mouvements de chacun, par ce quotidien d’étudiants enfiévrés, n’a pas mémorisé les lieux et les paysages. Je revois ma rue, Avenida Tacubaya, ma chambre, le toit-terrasse de la maison dont le sol, recouvert de gazon synthétique était couvert des crottes de chien (Lola) de notre colocataire Mexicain. La grande place de Mexico, el Zócalo. Dans une petite rue juste derrière, le club de La perla. Les pyramides de Teotihuacan, constructions au milieu de rien, sur un sol égal de sable et de petites pierres. Non je ne sais pas pourquoi je me rappelle surtout du sol et pas tellement des pyramides. Tout ça m’avait semblé étrangement sec, aride. Oui je me souviens de la fête des morts, et de ce cimetière de lumière, couvert de fleurs de soucis jaunes et oranges. De la nuit noire, au-delà des lueurs des bougies. De la musique et de la foule, le tout prit dans un flou au milieu duquel j’ai acheté ce châle brodé d’oiseaux, de fleurs, ce châle magnifique.
J’ai un souvenir précis du Mexique :
Je marche toute seule dans une rue, à Mexico. J’ai mon petit panier rouge et blanc en plastique, celui que je ne quittais pas et que j’ai ramené (il doit être quelque part, je vais le retrouver). Soudain, je sais que je suis là, au milieu de tous ces gens que je ne connais pas, je suis dans la rue, au Mexique, de l’autre côté de l’Atlantique, à des milliers de kilomètres de chez moi. J’ai le souvenir très net que je mets à sourire. En grand.
Je suis allée en Colombie
J’avais tellement aimé les Colombiens que je ne pouvais pas ne pas y aller, alors que tout le reste de l’équipe s’y retrouvait pour l’été. J’ai repris un avion. J’ai retraversé l’atlantique, j’ai atterri à Bogotá. J’ai retrouvé ma bande, tout le monde, moi y compris, avait grossi. Je me souviens d’errance dans les rues d’un quartier pavillonnaire de Bogotá, de l’ombre au bout de la rue, de mon ami Guillaume, silhouette franche et étirée, qui marchait d’un bon pas. Il était allé à Quito. Il arrivait ce soir à Bogotá. Nous vivions dans une réalité décalée.
Et nous sommes partis, nous avons dérivés en Colombie, de ville en village, de maison chic en maison chic de nos amis. Nous sommes arrivés sur une petite plage avec une minuscule maison blanche. Dans mon souvenir cela reste une maison sans vitrage, nos silhouettes se découpent en ombre chinoise sur le fond bleu des Caraïbes. Depuis ces jours passés là-bas, il me reste un doute un peu idiot : peut-on boire de l’alcool en mangeant de la pastèque ?
Mon carnet est plutôt petit, les pages sont brunes et le dessin au trait noir ou blanc. Ce carnet ne te dit rien des paysages, il faut plutôt que tu retrouves une série de photo en noir et blanc. De très hauts cocotiers s’y balancent sur des flancs de collines, la végétation compacte fait comme de petits moutons. Dire que je ne sais pas te dire le nom des arbres, le nom des plantes. Voici ce que je peux te dire : il y a sur une plage au nord, d’énormes rochers, un peu ronds, sur un rivage. Tu peux dormir là-bas, tout près de la plage dans des hamacs sous d’immenses cocotiers avec la crainte, toujours, de te faire assommer. Car des cocos jonchent le sable. À Villavicencio, je me suis promenée à cheval, moi qui ne sais pas monter. Dans mon souvenir le cheval s’est mis à galoper alors qu’il n’a sans doute fait que trotter. Des avions passaient en rase-motte, ils bombardaient de produit les cultures d’ananas ou de riz.
Si un jour c’est possible, en bateau, en dirigeable, va te droguer à l’énergie de Medellín, tu me diras si les enfants courent encore parmi les geysers d’eau sur les grandes places publiques. Il faudra que je te raconte, avant, les histoires de Sicarios, l’histoire de Pablo Escobar, celle de Rosario Tijeras, ces histoires que Juan et Tomas me racontaient alors que nous déambulions dans les pentes de la ville.