« Les lieux abandonnés témoignent tous d’une histoire chargée de sens : autrefois habités, animés, ils sont aujourd’hui laissés pour ruines et à première vue, sans intérêts. Pourtant, chacun de ses lieux murmure comment il a pu exister au travers de cet esthétisme défriché. Un manoir bourgeois, un ancien hôpital, un lieu de culte : tous ont accueilli les émotions de leurs défunts hôtes. Aujourd’hui, c’est en captant ces anciennes émotions que l’on fait vibrer les nôtres, en ressentant ces énergies qui nous font écho que l’on vit ce qu’il s’est passé, c’est en se projetant dans l’histoire de ces vieilles pierres qu’on alimente cette merveilleuse sensation de découverte et d’exploration»
Extrait du site internet de Jéremy Chamot Rossi
Jérémy Roussel : Quel est le sujet principal de ton travail photographique ?
Jérémy Chamot Rossi : L’abandon. Je me considère comme photographe reporter. Je voyage beaucoup dans les pays où il y a eu des conflits, des catastrophes naturelles pour aller photographier les monuments à l’abandon, soit pour faire des reportages, des articles de journaux, de média ou des futurs livres. En parallèle, je fais de la photographie immobilière, et qui me permet de vivre de la photo.
La photographie liée à l’abandon est plutôt une passion alors ?
JCR : J’ai plusieurs passions. J’ai un fort rapport à l’image à travers la photographie que je pratique depuis plus de dix ans et après avoir pratiqué la vidéo, j’ai toujours aimé voyager et je suis passionné par l’histoire et la géopolitique. Ces trois dimensions se retrouvent plutôt bien aujourd’hui dans ce travail sur l’abandon, même si ce n’était pas une évidence au départ. J’ai travaillé pour joindre ces trois passions, et aujourd’hui elles vont très bien ensemble !
[Comme on évoque l’abandon, on va parler d’une pratique qui s’appelle l’urbex, de l’anglais urban exploration, et qui consiste à visiter des lieux délaissés ou abandonnés par l’homme, sans autorisation. Il est important de noter le caractère illégal, et parfois même dangereux de la pratique de l’urbex notamment à cause de l’état de délabrement avancé de certains lieux. L’article n’est pas là pour en faire la promotion, mais plutôt pour faire découvrir et expliquer cette pratique un peu particulière. Les pratiquants sont désignés comme urbexeur, et possèdent un véritable code de conduite visant à préserver les lieux et à les protéger au maximum, notamment en dissimulant les adresses des « spots » – surnom donné aux lieux abandonnés – afin d’éviter d’y attirer des casseurs ou des voleurs. Cette activité inclut la visite de lieux cachés ou difficiles d’accès, tels que des manoirs, des écoles, des entrepôts désaffectés, des hôpitaux ou sanatoriums. La pratique s’est très vite répandue avec l’émergence des réseaux sociaux et plates-formes vidéo. Aujourd’hui l’urbex se transforme dans certains lieux en « tourisme de ruine » où des voyagistes prennent en charge la visite de lieux abandonnés, à Berlin, Görlitz ou Détroit, mais également Prypiat, la ville proche de la centrale de Tchernobyl. La pratique est ancienne, mais elle prend de l’ampleur en particulier en Europe et aux États-Unis, avec les phénomènes de désindustrialisation, ou encore l’explosion du bloc communiste dans les années 1970-1990. Le terme Urbex est plus récent et ne se répand que dans les années 2000. Il est lié à la possibilité d’échanger et de diffuser par internet le fruit de ses visites, ce qui permet de constituer des communautés d’intérêts. Pour l’historien et urbexeur Nicolas Offenstadt, l’urbex permet de révéler les processus de (dé)valorisation des lieux et des mémoires dont ils sont porteurs.]
À travers ton approche photographique de l’abandon, te considères-tu comme un urbexeur ?
JCR : Oui en quelque sorte, mais je considère que je fais un urbex un peu plus poussé, pas uniquement pour prendre de l’adrénaline et faire de la photo. Je vais vraiment me renseigner sur l’endroit, construire un reportage dessus, pour aller plus loin dans la démarche. Je comprends les codes de l’urbex, un lieu doit rester secret pour être préservé, surtout des personnes mal intentionnées. Par rapport aux médias et réseaux sociaux, c’est à la fois une bonne et une mauvaise chose. Cela permet de démocratiser et de faire connaître une pratique et des lieux insolites, mais il y a souvent des indices qui permettent aussi de repérer ces lieux et de donner l’opportunité à des gens malintentionnés de s’y rendre. Il m’est déjà arrivé de croiser plusieurs personnes sur un site d’urbex, et de faire la queue pour une photo. C’est surtout vrai en France, dans d’autres pays, comme les Balkans ou le Caucase, le rapport à la pratique et à la question de sa légalité est différent. Ils ne connaissent pas l’urbex. Pour eux il s’agit juste de ruines, tout le monde y va, et ils sont souvent surpris de voir des personnes photographier ces lieux.
Donc au-delà de l’adrénaline, on retrouve surtout une recherche d’esthétique dans cet abandon ?
JCR : C’est ce que je recherche effectivement : essayer de retrouver de la beauté dans la laideur. Ce qui est important dans la photo, c’est la lumière, la couleur et la texture, si ces trois éléments sont là, on peut obtenir une belle photo d’un endroit qui ne l’est pas forcément. Certains lieux sont beaux par nature, des halls avec de belles moulures, de beaux plafonds, mais il faut savoir aussi sortir d’un certain confort pour aller chercher « La » photo dans des lieux qui ne sont pas photogéniques.
[le « Bouzloudja », aussi appelé « l’OVNI des Balkans » par les urbexeurs (ou « le Bouz » pour les intimes qui l’ont visité ), est un ancien centre des congrès du parti communiste bulgare, construit en commémoration des événements de 1891 ayant conduit à l’organisation du mouvement socialiste. Il est situé au sommet du mont Bouzloudja dans le massif des grands Balkans, à 1432 m d’altitude. Conçu par l’architecte Guéorguy Stoilov, inspiré du style brutaliste, vingt artistes et sculpteurs bulgares de renom ont participé aux décorations intérieures. Sa construction a débuté en 1974 pour se terminer en 1981. Le monument a été abandonné huit ans après avec la chute du communisme. NDLR : Voir aussi l’article Trois Panoramas de l’oubli de Baptiste Cogitore, Openfield n° 5]
Le Bouzloudja est un monument dont rêvent beaucoup d’urbexeurs, et que tu as eu la chance de visiter, comment c’était ?
JCR : Quand j’ai commencé à travailler sur l’abandon, c’est un des premiers monuments auquel je me suis intéressé. Je ne pensais pas le faire, mais un jour de février 2020, on s’est enfin décidé à y aller avec un ami. Le premier jour de notre arrivée sur les lieux, nous sommes allé en repérage pour voir comment y pénétrer et s’il y avait un gardien. Quelqu’un était bien présent pour le surveiller. On s’est donc lancé le lendemain matin à 4 h pour ne pas être surpris. On est parti du bas de la colline et on a fait la montée par -5 degrés, le monument était éclairé par la pleine lune, c’était magnifique ! On a escaladé un mur de quelques mètres de haut au grappin, pour atteindre une petite fenêtre et se retrouver enfin à l’intérieur, puis on a attendu discrètement que le jour se lève pour visiter et faire nos photos. On est resté deux heures à l’intérieur et on a pris beaucoup de précautions en sortant pour ne pas être repéré. Une fois sortis, nous avons vu un van arriver, c’était des français qui venaient pour visiter aussi !! Nous avons échangé un peu avec eux, autour d’un café vraiment bienvenu, nous avons alors aperçu le gardien arriver pour surveiller les lieux ! Nous avions pris beaucoup de précautions alors que personne n’était présent au moment de notre visite ! C’était vraiment une expérience particulière, il y avait le mélange du froid de l’hiver, l’essoufflement à cause de la montée et en même temps l’adrénaline que procure la visite. Cela restera comme un des plus beaux endroits que j’ai visités.
La société bulgare, politique et civile a un rapport particulier avec ce monument et peine à se réapproprier ce lieu, puisqu’il continue de représenter l’époque ou la Bulgarie était encore un pays « satellite » de l’URSS, une page de l’histoire que les Bulgares souhaitent tourner. Cependant, une démarche de conservation et de valorisation a vu le jour il y a quelques années.
JCR : En 2015, une fondation (Buzludzha Project) a été crée grâce à une jeune architecte, Dora Ivanova. Depuis 2018, le bâtiment est classé parmi les sept sites culturels européens en péril (Europa Nostra), et les mosaïques qu’il contient font l’objet d’une restauration depuis 2020. Il est prévu de l’ouvrir aux visites dans le courant de l’année 2023. Le bâtiment lui reste en l’état pour l’instant.
Il y a aussi plusieurs personnalités, architectes, philosophes, de différentes nationalités qui travaillent et écrivent sur ce monument, pour essayer de convaincre la société bulgare d’en faire un lieu de mémoire de l’histoire de la Bulgarie.
JCR : Effectivement, il y a beaucoup de discussion autour du Bouzloudja, sur ce qu’il représente et beaucoup de polémiques sur la conservation ou non de cette partie de la mémoire bulgare. À voir vers quoi mèneront ces échanges, et s’ils se concrétiseront ou non dans un projet de conservation et de valorisation.
J’avais découvert ce monument via la série « Urbex rouge », proposé par Arte il y a quelques années. J’ai beaucoup retrouvé ce monument par la suite, en suivant des comptes d’urbexeurs sur les réseaux sociaux. Est-ce que la communication autour de l’urbex et d’un site en particulier peut éveiller les consciences et créer un engouement pour la sauvegarde d’un bâtiment ?
JCR : Je pense que oui, plus un site est visible, plus la sensibilisation est forte. L’architecte à l’origine de la fondation a découvert ce lieu via internet et sa sensibilité d’architecte l’a poussé à intervenir. S’il n’y avait pas eu les réseaux sociaux, peut être que ce monument serait encore plus dégradé aujourd’hui, voir détruit. Mais les réseaux sociaux peuvent avoir l’effet inverse, en provoquant l’afflux de personnes sur un lieu, il peut y avoir des dégâts, et donc une accélération de sa dégradation. C’est à double tranchant.
Quel avenir souhaites-tu pour ce monument ?
JCR : Je trouve cela très bien qu’il soit ouvert au public, tout en « restant dans son jus ». C’est un peu égoïste de ma part, mais ce qui m’intéresse c’est l’abandon. Je trouve bien qu’il garde ce côté « abandonné », mais que cet abandon soit contrôlé. Cette forme d’entre-deux : ni complètement restauré, ni totalement abandonné me convient.
Du coup, on ne pourra plus parler d’Urbex ?
JCR : Faire de l’urbex, c’est faire quelque chose d’illégal ! À partir du moment où on fait quelque chose d’autorisé, ce n’est plus de l’urbex !
Nous allons parler d’autres sites que tu as pu visiter. Je pense notamment aux gares d’Abkhazie.
JCR : L’Abkhazie est une république qui réclame son indépendance depuis 1991, et qui appartient officiellement à la Géorgie. À l’époque de l’URSS, l’Abkhazie était réputée comme étant la « Côte d’Azur du Caucase », une région très riche et très touristique. Avec la chute de l’URSS, la Géorgie a obtenu son indépendance. L’Abkhazie l’a réclamée également, mais la Géorgie l’a refusée, ce qui a entrainé un premier conflit en 1991. En 2008 un second conflit éclate entre la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud qui réclame aussi son indépendance. De son côté la Russie voisine a reconnu l’Abkhazie comme pays, ce qui crée un contexte géopolitique particulier. Les frontières sont parfois fermées entre la Géorgie et l’Abkhazie, et j’ai dû passer par la Russie pour m’y rendre. J’ai fait un livre sur le sujet, dans lequel j’ai expliqué l’histoire de cette région à travers notamment les gares qui étaient des endroits stratégiques pendant la guerre. Aujourd’hui, la guerre est toujours sous-jacente, et depuis deux ans, on ne peut plus aller en Abkhazie.
Tu peux nous parler un peu plus de ces gares, qui ont une architecture assez intéressante.
JCR : Toutes ces gares sont à l’abandon. Les trains circulent encore sur une partie de la ligne et s’arrêtent ponctuellement, mais les bâtiments ne servent plus. Certains lieux restent des points de communication, puisque des bus s’y arrêtent, mais on a construit des bâtiments, souvent des préfabriqués, à côté des gares. Celles-ci ont un style architectural très intéressant, on y retrouve l’architecture « Stalinienne » de leur époque, et des influences dont a bénéficié la région, au carrefour de l’occident, de l’empire byzantin et mongol. Il y a beaucoup de richesses dans leur architecture.
Il y a un site particulier dont tu voudrais nous parler, parmi les plus marquants que tu as visités.
JCR : Je pense à l’aéroport de Nicosie au centre de l’île de Chypre. Il est aujourd’hui dans une zone devenue une base militaire contrôlée par l’ONU, suite au conflit entre la Grèce et la Turquie. Après avoir surveillé les rondes de l’ONU sur le tarmac pendant la journée, on est rentré de nuit et on y est resté pendant 24 h pour ressortir la nuit suivante. Si les photos sont belles, ce ne sont pas celles que j’ai préféré faire. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience, l’aventure que cette visite a procurée, notamment pour échapper à la surveillance des militaires en patrouille.
Pour conclure toutes ces visites et cet entretien, penses-tu que la pratique de l’urbex et de la photographie permettent de conserver la mémoire d’un lieu que l’on aurait « abandonné », « oublié » ?
JCR : Je pense que la photographie constitue le travail de mémoire, puisque cela permet de documenter le lieu, en parallèle de la pratique de l’urbex, et de le partager. L’image permet de constituer des archives de ces lieux qui ont traversé des époques révolues et de continuer à suivre les traces du passé qui s’effacent petit à petit.
Des projets ?
JCR : J’aimerai bien aller photographier les villages miniers abandonnés en Namibie, engloutis par le sable du désert du Namib (voir « Kolmanskop »). Je n’ai pas pu y aller l’an dernier à cause du covid, la frontière entre l’Afrique du Sud et la Namibie était fermée. Cela reste un projet que j’aimerais faire cette année.
Et puis j’ai d’autres projets, notamment un livre, mais qui est en cours de préparation, donc je garde un peu de mystère sur le sujet !!
Pour découvrir d’autres photographies et d’autres lieux, mais aussi se procurer l’ouvrage sur l’Abkhazie et ses gares.
https://www.jeremychamotrossi.com/#/
https://www.instagram.com/jcrphotoss/
Nous remercions également Thomas Jorion, photographe qui suit le travail de la fondation Buzludzha Project sur la restauration des mosaïques, et qui a accepté de nous fournir quelques images de ce chantier. Pour plus d’informations concernant le projet de restauration du Bouzloudja :
http://www.buzludzha-project.com/
Enfin le lien vers le précèdent article d’Openfield, évoquant l’histoire du Bouzloudja :
https://www.revue-openfield.net/2015/07/06/trois-panoramas-de-loubli/