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La mémoire du paysage

Cas du site de l’oppidum de Joeuvres

«  Si le paysage est complexe, c’est parce qu’il est chargé d’une forte mémoire. Mais cette mémoire est moins de l’histoire périodisée et sans cesse recommencée, qu’une recomposition incessante et discontinue d’héritages produisant dans les formes actuelles autant de plis ou de défaillances. Ce qui fait l’attachement des populations au paysage, c’est la richesse pérennisée de cette mémoire, c’est un pli jamais réellement déplié́. Si les conditions sont réunies, la lecture peut conduire vers la connaissance des états anciens, et l’on peut espérer écrire tel ou tel chapitre d’histoire des formes.1  »

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Le paysage est à première vue la portion visible d’un territoire « … /…, où s’inscrit une combinaison de faits et d’interactions dont on ne voit, à un moment donné, que le résultat global1» . Il est ainsi approché par les géographes comme la partie perceptible d’un espace géographique et de toutes les composantes sociales et naturelles qui le composent, « … /… Il ne saurait être réduit au visible : il contient l’ensemble des relations localisées et localisables, à la fois les rapports des lieux entre eux, et les rapports aux lieux qu’entretiennent les individus et les groupes 2». Il est souvent ainsi défini comme le « miroir des relations anciennes et actuelles entre l’homme et la nature qui l’environne 3». Apparence visible d’un lieu, il en est aussi la mémoire par les formes qui se sont fabriquées, ou estompées au fil du temps. À ce titre il est un lien entre histoire et géographie, entre espace et temps. Aussi est-il logique que la discipline récente de l’archéogéographie, néologisme évocateur de l’interdisciplinarité entre archéologie et géographie, se soit saisie de ces deux dimensions structurantes du paysage, avec une attention particulière portée à sa dimension mémorielle.

Cette lecture nécessite en premier lieu de faire le lien entre les formes perceptibles et les processus qui ont conduit à leur formation. « Le problème général qui est posé pour nous par le paysage est celui des relations entre les formes observées et l’activité qui est, en partie, à l’origine de ces formes et de leur évolution : c’est la question des va-et-vient entre le visuel et le fonctionnel »5. Elle implique également de chercher à les situer, lorsque c’est possible, dans une échelle temporelle en lien avec le contexte de l’époque correspondante.   « Les vestiges ne sont jamais représentatifs de ce que les choses ont été à un moment donné et arrêté de l’histoire, mais de ce que les choses sont devenues avec le temps. Nous croyons avoir affaire à une centuriation romaine, bien conservée, mais ce que nous en voyons, c’est ce que les habitants en ont fait depuis deux mille ans, et qui est une chose très différente.5 »

Dès lors il s’agit de faire la relation entre ce que l’on peut observer et percevoir du et dans le paysage, les interprétations que l’on peut en faire, avec les connaissances du lieu ou intuitions que l’on peut en avoir. Pour cela, des méthodologies complémentaires sont nécessaires. Par exemple, concernant des évolutions récentes du paysage, des dynamiques urbaines sont explicables par l’analyse des données démographiques du territoire. Pour des formes de périodes plus anciennes, les archives documentaires ou données archéologiques peuvent apporter des éléments d’explication et de datation.

situation géographique de Joeuvres, commune de St Jean St Maurice / Source : IGN carte au 1/100000.

Dans nos recherches6sur l’importance et le rôle qu’ont pu jouer les oppida en bord de Loire, nous nous sommes intéressés particulièrement à l’oppidum de Joeuvres. L’oppidum est un proto village fortifié de la fin de l’âge du fer, de conception celtique, établi sur une hauteur. Celui de Joeuvres est situé sur une péninsule en bord de Loire, au sud de Roanne. Il faisait partie du territoire des Ségusiaves qui recouvrait en grande partie l’étendue des départements actuels du Rhône et de la Loire. Sa situation en amont de la partie navigable du fleuve abonde dans le sens d’un rôle particulier qu’aurait pu jouer Joeuvres dans les flux commerciaux fluviaux.

vue aérienne de l’ensemble de l’oppidum © J-F Parrot, 2018

Notre objectif est de chercher à comprendre quelle a pu en être l’organisation en termes d’accès, d’habitats, de fortifications éventuelles qui révèleraient une importance pars a complexité ou ses dimensions. L’archéogéographie est apparue dès lors intéressante car elle permet de combiner des vues d’ensemble du site, à l’aide de lecture de paysage et de géomatique, avec des observations plus précises et plus localisées lors de prospections de surface. Le but est de caractériser les formes naturelles du site, liées à sa géomorphologie, et de mettre en évidence toute supposition d’artefacts (talus, murets, tas de pierres, excavations…) révélant une intervention humaine.

bourg de St Jean-St Maurice vu depuis Joeuvres © C. Janin, 2020

Trois types de formes sont à distinguer. Les premières sont directement visibles, parce que situées à la surface et couvertes au plus de végétation basse. Elles sont observables par des lectures d’ensemble du paysage et par des prospections plus localisées pour les caractériser (nature, dimensions…). En 1985 une mission d’archéologues7 a mis en évidence par des prospections de surface et l’observation de ruptures de pentes, de pierriers et de murets le tracé probable d’un rempart extérieur. Nous avons complété ces observations, en périphérie et à l’intérieur du site, par de nouvelles lectures de paysage et prospections de surface.

Exemple de restants d’un mur © Photo S Flandin, 2021

Les secondes sont perceptibles, mais masquées par d’autres éléments du paysage comme des boisements ou des friches. Elles peuvent être observables par des prospections locales en pénétrant les espaces qui les recouvrent, mais imperceptibles de loin par des méthodologies purement visuelles comme la lecture de paysage ou les photographies aériennes. Elles nécessitent dès lors des méthodologies comme la réalisation de modèles numériques de terrain (MNT)8, construits à partir de relevés LIDAR9. Cette méthodologie permet en effet de distinguer les couches de données de terrain minéral, de celles de végétations hautes ou basses qui les recouvrent. Dans le cas du site de Joeuvres, nous avons pu disposer du MNT de l’IGN (précision métrique), et avons réalisé un relevé par drone10 sur une partie du site où les propriétaires en étaient d’accord, soit une surface d’environ 15 hectares. Sa précision est de l’ordre de 10 cm.

Vue 3D du MNT relevé par LIDAR, mettant en évidence des talus, murets, chemins enfouis aujourd’hui sous la végétation (C Janin, N Robinet) / Source : données LIDAR société AIRD’ECO
Relevé d’observations d’artefacts potentiels vers l’entrée probable de l’oppidum, à l’Est du site (C Janin, N Robinet) / Source : données LIDAR société AIRD’ECO

Les troisièmes sont ensevelies sous l’eau. C’est une particularité de Joeuvres situé en bordure de la retenue d’eau du barrage de Villerest. Sa réalisation en 1985 a immergé toutes les parties basses de l’oppidum sur une hauteur en période de hautes eaux de près de 20 mètres. Particulièrement pour ce site, l’eau a immergé les piles d’un pont d’origine au moins médiévale. Permettait-il une traversée de la Loire ? À l’époque moderne, les piles s’arrêtaient au niveau d’une île au milieu du fleuve, comme on peut le voir sur les images anciennes ci-dessous.  En a-t-il toujours été ainsi et ce pont desservait-il une bâtisse tel un lieu de culte ou un poste de garde ? Ou traversait-il totalement le fleuve ? Aujourd’hui l’eau a noyé cet élément emblématique du paysage. Submergent seulement des restants de murs au sommet de l’île qui réapparaît temporairement aux très basses eaux.

Photo ancienne du pont, on retrouve l’île au milieu du fleuve
Carte postale du pont vers 1905 / collection Chemins du Passé
Photo du sommet de l’ancienne île aux basses eaux © C Janin, 2022

Pour chercher à comprendre la raison d’être et les origines de ce pont, seules des méthodes d’archéologie subaquatique pourraient permettre des investigations précises, mais elles sont conséquentes et coûteuses. En ce qui nous concerne, nous avons reconstitué le MNT par photogrammétrie à partir de photographies aériennes d’avant 1985. Cela permet, avec un Système d’Information Géographique en 3D, de retrouver quelle a pu être la silhouette d’ensemble du site et par zoom d’analyser les occupations du sol à différentes périodes.

Le site d’avant 1985 modélisé / Source : IGN photographies aériennes de 1979
Vue 3D du site tel qu’il est aujourd’hui :/ Source : IGN photographies aériennes de 2020

En ce qui concerne la mémoire enfouie (sous le sol) de l’oppidum, seules les fouilles archéologiques peuvent permettre de les retrouver. Parfois des opportunités et des conditions particulières font surgir des éléments invisibles au quotidien. Ainsi, un jour de neige, une habitante de la rive d’en face a remarqué un réseau de traits où la neige a fondu plus rapidement. Était-ce des murets, des fossés ? Seuls des sondages pourraient permettre de les analyser.

Le quadrillage apparu à la fonte de la neige © photo J. Viard

Dans ce domaine, depuis plus d’un siècle, des fouilles archéologiques (Perrichon, années 1960) ou des trouvailles fortuites par des habitants du lieu ont permis de révéler une petite partie des objets et d’argumenter pour une datation d’au moins un siècle avant notre ère : fragments d’amphores témoignant d’un commerce avec notamment la péninsule italique, monnaies ségusiaves mais aussi d’autres régions de la Gaule, fragments de céramiques…

Artefacts mis en évidence par la lecture de paysage et la géomatique. En fuchsia le rempart extérieur probable (Mission Vaginay), en vert les artefacts probables mis en évidence lors de nos travaux / Source : MNT 1 m IGN et MNT AIRD’ECO

Par les différentes méthodes utilisées, nous avons ainsi mis en évidence des artefacts probables importants et avons ainsi réveillé une partie de la mémoire du site. Ce sont des formes aujourd’hui peu ou pas utilisées, mais qui sont suffisamment conséquentes pour être inventoriées. Pour autant, cette approche paysagère de la mémoire du lieu reste de la pure observation de leur état actuel. Elles ne donnent que peu, ou pas, d’indications, sur leur datation, si ce n’est le style de construction pour les murs apparents. D’autres éléments peuvent permettre d’avancer des hypothèses. Ces formes ne sont pour la plupart pas présentes sur le cadastre de 1810 ou sur les suivants, ni en limite de parcelles, ni en constructions repérables. Elles sont donc certainement antérieures. De même, les archives médiévales (chartes et terriers) dans l’état actuel de nos connaissances, n’évoquent le hameau de Joeuvres que de manière anecdotique. Il y a donc peu de chances que des aménagements importants aient été faits durant cette période. Or les artefacts observés sont conséquents. Pour autant le cadastre de 1810 mentionne des surfaces importantes en vignes au début du dix-neuvième siècle, mais dont on ne connaît pas l’ancienneté. Certains murets ont donc pu avoir été construits en soutènement de ces parcelles viticoles ou être à vocation défensive…posant une interrogation de plus sur l’origine des artefacts observés et leur relation éventuelle à l’époque gauloise.

Par contre, l’analyse spatiale montre que ces formes (talus, pierriers, murets) ont des liens entre eux, pouvant apparaître comme des renforts ou compléments les uns des autres. Par exemple, des murs en formes ovales sont en avant du rempart extérieur probable. S’ils datent de l’époque gauloise, ils laissent penser que l’organisation du site, notamment par la complexité des dispositifs aménagés, a pu être relativement importante, ce qui est en cohérence avec sa surface de 70 ha, surface importante pour un oppidum. Ces observations et analyses suggèrent l’hypothèse d’un site ceint d’un rempart extérieur et d’un rempart plus intérieur, qui ont pu coexister ou se succéder dans le temps.

Dans l’état actuel de nos travaux, l’archéogéographie permet de mieux connaître l’organisation possible du site et d’émettre des pistes de travail, notamment en termes de stratégies de fouilles. Mais elle doit maintenant laisser la place à des investigations plus approfondies et plus classiques de l’archéologie.

 

 

Note / Bibliographie :

1.Chouquer  G, 2007, « Le paysage ou la mémoire des formes 15/054 6 Cosmopolitiques no 15 juin 2007 Esthétique et espace public

1.Deffontaines JP, 1985, « Etude de l’activité agricole et analyse du paysage »  p 35-37, Espace géographique, N°1 1985

2.Brunet R, Dolfuss O et al., 1990, « Mondes nouveaux » Paris Montpellier Hachette Reclus

3.Lizet B, De Ravignan F, 1987,  » Comprendre un paysage » INRA

5.Deffontaines JP, 1986,  » Un point de vue d’agronome sur le paysage – Une méthode d’analyse du paysage pour l’étude de l’activité agricole » – Paris, INRAP, Dijon, Ed Foucher 191 p

6.Les travaux conduits sur le site de l’oppidum de Joeuvres par le GRAL et l’association des Chemins du Passé, ainsi que l’UMR PACTE et en partenariat avec le Service Régional d’Archéologie de Lyon.

7. Mission conduite par Michel Vaginay

8.Un modèle numérique de terrain (MNT) est une représentation de la topographie (altimétrie) du sol.

9. Lidar : La télédétection par laser ou lidar, acronyme de l’expression en langue anglaise « light detection and ranging » ou « laser imaging detection and ranging » (soit en français « détection et estimation de la distance par la lumière » ou « par laser »), est une technique de mesure à distance fondée sur l’analyse des propriétés d’un faisceau de lumière renvoyé vers son émetteur. (Wikipedia 2023)

10.Opération financée par le SRA, Service Régional d’Archéologie de Lyon. Relevés réalisés par la société AIRD’ECO

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Pour référencer cet article :

Claude Janin , Jean-François Parrot , Sabrina Flandin & Nicolas Robinet, La mémoire du paysage, Openfield numéro 21, Juillet 2023