Il me semble qu’être paysagiste revient continuellement à faire des choix, pour prendre position à la fois en termes d’espace et de temps. Le paysagiste participe à la transformation de l’espace, pour cela il se doit de se nourrir des impressions des lieux à transformer. Puis, dans un exercice d’écoute et d’échanges, il faut aussi convaincre les élus et/ou habitants du bien-fondé du projet appliqué à ces espaces. Ceci, en tenant compte du passé, du présent et du futur, tout en s’appuyant sur les usages et problématiques actuelles pour les amener vers un avenir désirable. Pour cela, il faut mettre en récit le projet, le raconter, et fédérer ainsi autour d’un discours proposant une narration de ces espaces et de leurs transformations à venir. Le paysage, c’est aussi l’occasion de rencontres.
Ma première commande publique fut la possibilité pour moi de prendre position dans cet immense champ des possibles qu’offre le sujet de la mémoire et dans la façon d’appréhender le paysage au regard de celle-ci. Elle a consisté à l’élaboration d’un plan guide de « ménagement » et de gestion du secteur culminant de la commune de Saint-Quentin-sur Isère : les remarquables vestiges de « la Tour » (comme on dit ici). Véritable repère communal et phare au sein de la vallée de l’Isère, le site trône à 300 m d’altitude sur les ruines mystérieuses d’une motte castrale datant du Moyen Âge. Du fait de la richesse des lieux, une archéologue récemment mandatée par le département de l’Isère collaborait et cherchait à valoriser le travail d’une association de bénévoles impliqués dans la sauvegarde du patrimoine local (SPIA). Malgré la volonté de celle-ci, des fouilles archéologiques n’étaient pas envisageables du fait de leurs coûts trop importants, néanmoins tout le monde avait à cœur de valoriser autrement ces lieux fortement fréquentés et appréciés par les habitants.
Au regard du contexte et après plusieurs échanges avec le conseil municipal, l’archéologue et l’association, nous avons défini les attentes et les objectifs de cette commande. Une analyse de la végétation en place semblait nécessaire, car la déprise agricole des coteaux avait laissé place à un développement important de la forêt ne permettant plus de distinguer les éléments architecturaux tels que la tour, les murs de la citerne adjacente ou les vestiges des remparts. Mais le plus important nous semblait de travailler sur une proposition de réouverture d’un ancien sentier partant de la place de l’église du centre-bourg jusqu’au pied de la tour. Cet acte nous paraissait fondateur. Loin d’être anodine, cette action devait permettre de recréer un lien entre des lieux singuliers de la commune, tout en donnant à voir des éléments remarquables. Le premier jalon d’un projet qui se déclinerait en plusieurs actions à venir, depuis ce tracé.
Comprendre et situer
La clairière de la tour est perchée sur un éperon rocheux au pied du massif du Vercors, elle domine la plaine de l’Isère et propose des points vus remarquables par des effets de covisibilité naturels liés à l’établissement d’une place haute fortifiée. Riche de son histoire et de ses secrets, la tour est l’un des seuls vestiges importants du donjon qu’elle constituait. La forteresse est citée pour la première fois au 13e siècle. Du haut de ses 23 mètres, ce donjon composé d’une tour de guet d’au moins trois niveaux permettait de contrôler le passage de la rivière de l’Isère tout en verrouillant l’accès au massif du Vercors. Les trois remparts se déployant autour de la basse-cour ainsi que la citerne creusée adjacente au donjon – dont les vestiges sont toujours perceptibles aujourd’hui – témoignent de l’établissement d’une puissante forteresse abritant de nombreuses habitations. Durant les guerres de religion, vers 1562, le château est dévasté par François de Beaumont, Baron des Adrets et sa troupe de protestants. Aujourd’hui, les ruines de la tour dévoilent un socle composé de galets roulés sur lesquels un parement de qualité, en tuf taillé, est toujours intact. De par ses matériaux, la tour révèle aussi la géologie du sol local où les ressources étaient prélevées tantôt dans la rivière de l’Isère, tantôt dans les carrières de tuf alentour.
Les quelques fouilles et recherches documentaires menées sur le site permettent d’envisager la découverte et la mise en valeur d’autres édifices telles que d’anciennes fortifications et des fondations d’habitations. Ce promontoire présente une richesse patrimoniale, faunistique et floristique liée à la diversité des milieux qui le compose. Victime de déprise agricole, ses pentes sud ayant connues des vignes il y a un peu plus d’un demi-siècle se sont recouvertes d’une forêt dense mêlant des chênes, frênes, des faux acacias et des châtaigniers. Quelques prairies subsistent, bordées de rangs de vigne. Surplombant un hameau d’habitation qui a connu une urbanisation importante ces dernières années, la clairière de la tour est un espace important pour les riverains et les habitants. Elle est accessible par un chemin d’une largeur similaire à une piste forestière qui permet également l’accès aux engins agricoles nécessaires à l’entretien des prairies en contrebas de la clairière. Les usages y sont également variés, elle est à la fois une vaste aire de jeux pour les plus petits, un espace de pique-nique et de promenade, un lieu de méditation. On y pratique également la cueillette et la chasse. Quelques mésusages et dégradations sont également constatés, du fait de sa situation en marge.
Aucune médiation ou concertation n’étant prévus quant aux actions à venir, l’ouverture du sentier devait permettre de témoigner de l’intérêt de recréer du lien entre des espaces déconnectés tout en révélant des édifices remarquables. Cela, afin de ne pas bouleverser le cadre de vie quotidien des habitants malgré le bien-fondé des actions envisagées, notamment la taille ou l’abatage de certains sujets (parfois jugés dangereux) dans le but de révéler des ouvrages, permettre de créer des accès, voire de conserver les vues existantes.
Comme de nombreuses communes périurbaines, le sujet des espaces publics est important lorsque l’on regarde au-delà du jardin pavillonnaire. Le potentiel réside souvent dans le tissage de liens entre des zones d’habitation déconnectées de leur milieu et des espaces plus naturels ou agricoles, véritable potentiel du cadre de vie des habitants. De fait, la notion de mémoire s’est alors rapidement immiscée dans les discussions portant sur les actions à mener sur ces espaces au potentiel qualitatif important. Tout d’abord, la question de l’époque à laquelle on souhaitait se rattacher en intervenant, notamment pour justifier de telles actions.
Fallait-il chercher à pleinement retrouver certaines situations passées ? À titre d’exemple, certaines propositions prônaient la nécessité de recréer l’effet monumental offert par une prairie complètement ouverte où la tour trônerait sur une pelouse rase aux vues dégagées. Elle serait également beaucoup plus visible depuis la plaine et permettrait de retrouver une situation « préenfrichement ». Néanmoins, cela impliquerait de raser l’entièreté du cordon boisé qui l’enveloppe, si celui-ci se compose aujourd’hui de sujets remarquables, il crée aussi actuellement cet effet de clairière permettant une découverte progressive durant la promenade, tout en étant appréciée par les usagers. De même, la réserve foncière communale sur le site permettait d’envisager une mise en valeur par le retour d’une vocation productive de certaines parcelles. Dès lors, fallait-il opter pour un retour de la vigne ? À quelle fin ? Qu’en est-il de l’entretien et du maintien de certaines parcelles ou du danger d’opter pour des actions qui pourrait paraitre anecdotique quant à l’ampleur du site ? Enfin, concernant l’élément fondateur, le sentier, le tracé de celui-ci se heurtait avant tout aux réalités foncières, divers propriétaires se succèdent sur l’éventuel parcours. De plus, les fonds cartographiques faisaient état de tracés ayant des buts différents en fonction des époques. Pour certains ils semblaient correspondre à des chemins de ronde en lien avec des remparts, d’autres étaient plus d’ordre fonctionnel visant à relier le hameau au centre ancien. À cela s’ajoutaient les souvenirs des anciens de la commune qui se rappelaient avoir emprunté tel ou tel tronçon durant leur enfance afin de rejoindre la tour depuis le village. Il s’agissait donc de composer avec tous ces éléments, nous orientant vers des pistes toutes plus intéressantes les unes que les autres, ouvrant des portes à travers l’espace et le temps.
Arpenter et dessiner
Si l’arpentage du site me parait être un acte fondateur dans notre pratique de paysagiste, il prenait d’autant plus de sens dans le contexte de cette étude et avait parfois même l’allure de fouille archéologique. En effet, l’analyse de site s’est avérée être une hybridation stimulante entre le constat d’éléments importants sur lesquels s’appuyer, mais également les recherches et découvertes constantes de ruines et reliques, témoins des usages passés. Le travail du paysagiste et de l’archéologue est alors commun, les échanges constants avec l’archéologue départementale sont déterminants, les allers-retours sur le site sont nombreux, et les pistes de récits qui s’offrent à nous sont multiples. Il faut alors se resituer par rapport aux enjeux contemporains et aux besoins à venir afin de s’orienter dans le vaste champ des possibles révélés par la mémoire des lieux.
Rapidement, c’est la subjectivé de chacun qui se manifestait au travers de la notion d’esthétisme ou l’effet de sublime ressenti. Personne ne peut nier l’importance de la contemplation ! Ce fut une des clés de lecture qui pouvait conduire nos décisions sur les éléments retrouvés, lorsque ces effets étaient offerts par quelques situations et points de vue envisagés le long du parcours. Il se trouve que le paysage est avant tout subjectif et le sujet de l’esthétique de la ruine, par exemple, est également ancré dans nos mémoires. De mon côté, c’est par la pratique du dessin que je tentais d’alimenter les débats. Il permettait de témoigner du temps pris sur le site à dessiner les éléments remarquables qui interpelaient, les ouvertures possibles, et les cônes de vue à valoriser qui pouvait faire projet et orienter nos choix. En outre, il s’agissait aussi de joindre l’utile à l’agréable tout au long du parcours, ce qui pouvait rentrer en résonnance avec la recherche de tracés anciens qui avait une forme d’intelligence dans la recherche d’une inscription douce dans la topographie.
Nous nous sommes alors engagés à maintes reprises, dans les flancs abrupts des piémonts de la tour, à la recherche de traces et autres reliques de la mémoire des lieux. Chacun était équipé de ses indispensables outils. J’avais mon carnet à la main, gribouillant et notant chaque découverte, l’archéologue avait ses cartes anciennes, et des membres de l’association disposaient de GPS et de cartes récentes pour localiser nos trouvailles au regard du parcellaire. Si nous n’avons pas trouvé l’accès au mythique tunnel qui permettrait de traverser la vallée jusqu’à la commune voisine depuis une soi-disant porte secrète ou l’accès au donjon renfermant le mystérieux trésor du château – légendes locales nourrissant l’imaginaire des lieux – nos arpentages se sont chaque fois révélés d’une énorme richesse. Il s’agissait presque d’un jeu de piste, voire d’une traque, à la recherche de pierres de taille témoin des contreforts de remparts, jusqu’aux différents types de ciments, mortiers ou morceaux de verre qui permettait de localiser de possibles emplacements d’habitation et les époques correspondantes. Une mine d’informations se cachait derrière chaque objet.
Dans la recherche de la courbe agréable du sentier, quelques indices nous permettent de spéculer sur son tracé, on retrouve ici et là d’anciens dallages en pierre. Un écart m’emmène face à une trouée partielle dans les bois, la vallée se dévoile alors derrière l’église et son clocher qui trônent de profil, sur la terrasse inférieure. C’est avec un croquis que j’esquisse l’opportunité d’une halte en bordure du sentier.
Enfin, il nous semblait que le patrimoine naturel comptait autant que le patrimoine bâti. À ce titre, on a pu retrouver des arbres remarquables servant autrefois de repères comme nous l’indiquaient les souvenirs de certains : « on tourne à droite après le gros chêne » ou « le sentier débouche sous le gros châtaigner de limite de parcelle ». En suivant la ligne de crête retrouvée d’un second rempart, nous avons même pu déceler au sein d’une végétation dense un alignement de pruniers et quelques mirabelliers, témoins de l’établissement d’un ancien verger aujourd’hui oublié.
Raconter et ménager
Le travail ainsi effectué durant ces mois d’étude a en partie permis de répondre aux questionnements initiaux, abordant le thème de la mémoire de façon transversale. Le sentier a été inauguré un an après le rendu de l’étude, durant la journée du patrimoine 2022. Les travaux de défrichage, de réalisation d’ouvrages nécessaires et de balisage ont été réalisés grâce à l’implication importante de l’association locale à l’origine de la démarche (SPIA), avec le soutien du PNR du Vercors. Le tracé relie ainsi le centre du village à la clairière de la tour par un trajet mettant en valeur les éléments naturels et patrimoniaux retrouvés. Des haltes ponctuent le parcours, elles se caractérisent par un mobilier frugal, issu du chantier.
Le plan d’action du site, dont l’ouverture du « sentier des remparts » a été le premier jalon, continue son déroulement. Cet hiver, c’est le deuxième secteur de la « traversée du verger » qui fut réinvesti, permettant aux usagers de longer le nouveau verger communal aux abords de l’alignement d’anciens pruniers. Cette prairie, en partie défrichée, crée un nouvel espace commun en contrebas de la clairière de la tour. Elle se compose d’une vingtaine d’arbres servant de porte-greffe à des variétés anciennes de la vallée. En plus de tisser des liens avec d’autres associations locales qui œuvrent à la sauvegarde de la mémoire de la vallée (Les fruits retrouvés), cela offre une nouvelle dimension patrimoniale à ces lieux. Ce verger abritera des variétés locales qu’il s’agit de conserver et diffuser, mais se compose également d’espèces moins communes dans les vergers locaux comme le figuier ou l’amandier. Ils ravivent le caractère productif des lieux et renouent avec un usage communal par la mise en valeur des lieux via des actions au caractère intergénérationnel. En témoigne la participation des élèves de l’établissement scolaire communal à la plantation des fruitiers pendant deux jours, sous l’encadrement de l’association locale. L’occasion de sensibiliser les enfants au vivant tout en leur faisant découvrir des lieux d’espaces communs à la mémoire riche au sein de leur territoire.
Aujourd’hui, le site connait un nouveau souffle. Le sentier est bien fréquenté, il est parcouru et apprécié autant par les sportifs qui y voient un itinéraire supplémentaire que par les familles qui profitent d’une nouvelle promenade de proximité. Les chantiers associatifs suscitent de l’intérêt parmi les habitants, tout comme l’histoire des lieux mise en récit par les éléments remarquables découverts le long du trajet. Enfin, la mémoire se cultive aussi au travers de l’idée de transmission et d’attachement au lieu. On peut ainsi supposer que les enfants ayant participé à la réappropriation du verger puissent y développer un sentiment affectif, au-delà des connaissances qui ont pu être transmises.
Ce projet de paysage témoigne selon moi de l’importance du processus qui prévaut parfois sur l’image souhaitée que l’on nous demande de projeter sur un site. Cette expérience fut l’occasion d’un trajet aussi formateur que passionnant, au sein même de notre recherche du tracé idéal. Un voyage à travers l’espace et le temps.