Dans la ville, de nombreux panneaux indiquent sa direction, réaffirmant à chaque croisement le besoin des touristes d’être canalisés vers ce point d’attraction. Pour moi, cela fonctionne comme une déviation possible dans l’ordinaire. J’imagine que le futur s’expérimente là-bas, que la vie y prend de nouvelles formes. Inexploré, c’est un peu mon oasis.
Après avoir longuement reporté, je me décide à rejoindre les lieux. Je choisis le jour de ma promenade en fonction de la météo. Je la veux équivalente à celle de la carte postale, pour ne pas favoriser les écarts de perception. Essayer au maximum de ne pas faire mentir l’objet. Être fair-play.
Je prends le bus en direction du parc. Point de départ : le centre-ville de Poitiers dont les premières pierres ont été posées avant l’ère chrétienne. Point d’arrivée : le Futuroscope, imaginé en 1984 après Jésus-Christ. Douze kilomètres et deux mille ans d’histoire. Le bus, lui, se promène dans cet intervalle, traverse un méandre de quartiers résidentiels plus ou moins chics. À mesure que l’on s’éloigne du centre, les matériaux de construction se transforment et nous quittons l’âge de pierre.
Depuis le centre-ville, il faut un peu plus d’une demi-heure pour arriver sur la zone d’activités où se trouve le parc. Ce n’est pas la rase campagne, cela ressemble plutôt à une vaste zone commerciale à partir de laquelle s’élabore une ville nouvelle. Il y a de grandes étendues de verdures dont on ne comprend pas bien la fonction et tout un maillage de routes, ronds-points et parkings. Au milieu de ce réseau, des constructions aux allures extravagantes. Une pyramide de vitres teintées, une sphère de miroirs posée sur un socle large et vitré lui aussi. Ce n’est pas encore le parc. Le futur échappe, se replie toujours un peu plus loin derrière la vitre mais l’architecture fonctionne comme une amorce. Il y a des hôtels, ceux qui permettent aux visiteurs du parc de profiter de super-formule de deux jours à des prix imbattables, mais aussi des bureaux : ceux du CNED, le centre de formation des inspecteurs de l’éducation nationale, le campus de l’Université des Sciences de Poitiers. Toute une faune du secteur tertiaire évolue sur cette Zone d’Aménagement Concerté.
Ai-je manqué la porte vers le futur ? Descendue au terminus, je suis bien aux abords du parc mais pas exactement en phase avec le fléchage prévu pour les visiteurs. Il n’y a qu’un bâtiment, derrière lui s’étend la prairie. Je m’en approche et découvre l’entrée du Lycée Pilote Innovant International dont j’ignorai l’existence. Lui aussi a le droit à une architecture improbable, sorte de port d’attache pour navette spatiale en attente de décollage. L’architecte a dû penser que c’était une belle métaphore pour un lycée. De retour chez moi, une rapide recherche internet, m’apprendra que le lycée, ouvert il y a trente ans, combine plusieurs désirs d’innovation : expérimenter une nouvelle pédagogie (loin des systèmes de notation), proposer des formations aux nouvelles technologies ainsi qu’une ouverture sur l’étranger. Conçu pour former les penseurs et développeurs de l’avenir, le lycée fait figure de clef de voûte pour cette vaste zone futuriste.
À 300 mètres, j’aperçois le haut des structures du parc, c’est un amas de vitres et de miroirs qui sort des feuillages. Je reconnais quelques éléments de la carte postale et décide de marcher dans cette direction. Je trouverai bien un moyen d’entrer. Je passe un talus et avance tout droit. Après quelques minutes de marche dans les herbes hautes, je me retrouve face à de hauts grillages. Je comprends vite que je ne vais pas pouvoir aller très loin. Je reste un moment immobile en bordure. J’entends des cris d’enfants. Un vigile ne tarde pas à venir à ma rencontre. Suspicieux, il avance sans un mot jusqu’au pied du grillage. Il attend que je fasse une déclaration. Je lui demande la direction de l’entrée. Je vois bien, à l’expression de son visage, que cette question posée là, le nez presque collé sur la clôture, ne fait qu’augmenter ses soupçons. Il agite ses bras vers ma droite et m’explique un peu confus que l’entrée se trouve plus haut, enfin plus en direction des hôtels, enfin derrière ceux-là (il me désigne les bâtiments qui sont à côté de nous), enfin…Il n’a visiblement jamais eu à répondre à cette question. Habituellement le parcours est si fermement mené qu’aucun passager ne s’échappe. Un sas a dû être aménagé pour canaliser les corps depuis l’intérieur des véhicules jusqu’à l’intérieur du parc. Ma promenade en lisière est une irrégularité, une lézarde dans les tracés anticipés des architectes.
Je quitte le vigile balbutiant et marche pendant de longues minutes en gardant la clôture du parc sur ma gauche. Je voudrais rejoindre l’entrée. Arpenter le périmètre du parc dans une constante direction m’y conduira nécessairement. Ma promenade prend alors la forme d’une lente circonvolution parmi les plantains.
Je vois peu de choses. Le centre du parc me résiste, je n’arrive pas à rejoindre le futur. La clôture qui me sert de guide est un grillage ajouré mais elle est redoublée à l’intérieur par une palissade en claustras de bois qui, elle, forme un vrai barrage visuel. Entre ces deux ceintures, une route goudronnée sur laquelle passent et repassent des employés dans une voiturette de golf. Dans cet intervalle : des caisses à outils, des agents d’entretien, des camionnettes qui transportent des tracteurs-tondeuses, tout un ballet d’activités manuelles mais pas d’androïdes à l’horizon. Le redoublement de clôture attise la pulsion futuro-scopique. Jusque-là je n’aperçois que quelques fragments de l’arrière des architectures, des portes de service largement arborées, des salons de fortunes installés sur l’envers du futur pour que les employés puissent s’assoir le temps d’un café ; rien qu’une morne coulisse. J’avance, inlassablement à la lisière.
À ma droite, sur un promontoire, un bâtiment en forme de croissant de lune, régulièrement blanc avec une unique ligne horizontale de vitres dans sa moitié supérieure. Le bâtiment ne fait pas partie du parc mais a su profiter du lâcher-prise architectural autorisé dans la zone. Je m’approche de l’entrée. Sur le panneau : « UCPA. École des DJ. » Cela me laisse songeuse. Plus tard, un bref détour sur internet me confirmera qu’il s’agit bien d’une école pour Disc Jokeys. Il n’y en a que deux en France. La zone semble regorger d’écoles innovantes. Je profite du mont sur lequel repose le bâtiment pour m’offrir un peu de hauteur et un meilleur point de vue sur le parc qui se déplie devant moi. J’accède au cœur. Voilà le futur, bercé par une musique diffusée en continu. Les propositions sont éclectiques mais me transportent nettement vers les années 9O. Il y a peut-être eu, quelque part dans un cahier des charges pour la redynamisation du site, quelques lignes comme celles-ci : par l’univers sonore, reconnecter les spectateurs avec le présent de l’ouverture du parc. Ainsi, composer un passé musical à l’extérieur des bâtiments pour augmenter l’effet d’anticipation élaboré dans les divers intérieurs. Les élèves Disc Jokeys ont-ils été sollicités ?
Assise en surplomb, j’aperçois une partie du parc et quelques visiteurs. Il y a ce bâtiment aux allures de cristal de roche. Je ne sais pas bien quoi penser de cette forme hybride inspirée des profondeurs de la terre et entièrement recouverte de miroirs. Cette améthyste de verre devait être un geste de révérence envers la nature, un temple d’un nouveau genre. Je devine une intention architecturale grandiose largement recouverte par un effet rococo sans limites. À la droite du cristal émerge un gros triangle rouge sur lequel est posée une sphère ajourée blanche. L’intérieur de la sphère doit être entièrement recouvert d’écrans pour une fantastique expérience immersive. Un peu au-devant, une colonne de métal alvéolé à l’intérieur de laquelle monte et descend une soucoupe où est accrochée une nacelle avec des sièges. Je distingue des silhouettes assises en cercle, les pieds dirigés vers l’intérieur. Après un long moment immobile en haut de la colonne, la soucoupe vient se perdre dans les feuillages. Il y a sûrement un changement d’équipage. Dans le lointain, je devine aussi la pointe vitrée d’une autre architecture étonnante. Le parc à des allures de délire géométrique à grande échelle. Autour de tous ces bâtiments s’étendent et se croisent de nombreuses allées, toutes recouvertes d’une gomme orangée. Les traces des pas ne s’impriment plus au sol et les plantes ne poussent pas en dehors des plates-bandes. Dans le futur, la nature est cadrée et les passants y déambulent sur des chemins fléchés. Depuis le promontoire, le parc ressemble à ces décors reconstitués pour les parcours de mini-golf. De rares curieux cherchent à percer le décor. Deux jeunes adolescents osent marcher sur la pelouse pour avancer jusqu’aux claustras. Ils regardent à travers, essaient de voir par-dessus la clôture, sans succès. S’ils parvenaient à regarder plus loin que verraient-ils ? Par-delà le futur est-ce encore l’avenir ?
Je pourrais sans doute rester assise ici à regarder pendant des heures en espérant que le futur surgisse, mais ce panorama futuriste est proprement excentrique. Il offre la vision passéiste d’un avenir rêvé il y a plus de trente ans. Littéralement décalé de son centre. Depuis sa lisière, le parc a tout d’un futur claquemuré entre des œillères, en lutte pour ne pas désamorcer ses effets. En dehors de cette bulle de trente-cinq hectares, cet avenir n’aura jamais lieu.
La clôture indéfiniment à ma gauche, je décide de reprendre ma marche vers l’entrée. Sur ma route, des brèches dans les claustras. J’aperçois des panneaux de signalisation lumineux dont la flèche pivote sur l’axe du poteau. Elles changent de direction pour annoncer la route vers le prochain spectacle. Plus loin, un nouveau bâtiment m’apparaît et tranche avec les constructions géométriques d’inspiration minérales. C’est un agglomérat de très hauts tubes gris qui forment un orgue gigantesque et lumineux. Un peu plus loin, une nouvelle sphère semble, elle, être posée à même le sol. L’ensemble architectural formé par le parc est plutôt indéfinissable. Kitsch serait sûrement le mot le plus adapté. Difficile d’y trouver quelque chose de réjouissant. Ce futur initié dans les années quatre-vingt n’échappe pas à l’hyperconnectivité. Rien ne semble pouvoir prendre forme et perdurer sans une consommation gargantuesque d’énergie. Pas un toit n’est recouvert de panneaux solaires, il n’y a pas une éolienne à l’horizon, pas l’ombre d’un animal et pas une parcelle de terre cultivée. L’eau est canalisée et se contorsionne dans des fontaines. C’est un parc pour jouer sans trêve, avec une énergie fossile.
D’immenses panneaux publicitaires sont tendus sur des poteaux qui longent une route piétonne. Je suis très probablement entre les hôtels et l’entrée du parc. Des photos de familles, des visages d’enfants réjouis, des sourires de parents et, sur chaque photo, le slogan publicitaire incrusté en grosses lettres : « Vous n’imaginez pas ce qui vous attend ». Me voilà sur le chemin officiel. Les affiches promettent la surprise, l’étonnement mais tout cela s’est désamorcé sur le mont des DJ’s.
J’avance et n’échappe pas aux blocs anti-béliers qui empêchent les intrusions et que l’on retrouve désormais à l’entrée de tous les espaces publics. Les deux blocs ne sont pas en béton, ce sont deux véritables pierres, deux imposantes masses minérales formées sans aucune contribution humaine. « Hey, mais c’est un rocher qui date de la préhistoire ça ! » s’écrie un jeune garçon en direction des deux femmes qui l’accompagnent. Ils viennent de quitter le parc. Sur le chemin du retour, après une journée d’anticipation, la roche naturelle apparaît préhistorique.
L’entrée fait écran. Un large bandeau bleu souhaite la bienvenue à tous les visiteurs chanceux. Au-dessous, des portiques détecteurs de métaux, des caisses automatiques pour payer le parking et une grosse dizaine de distributeurs de billets. Je ne vois que les tourniquets en acier qui s’activent grâce aux tickets d’entrées pour formaliser le passage d’une frontière. Le sas vers le futur est en papier.
Je laisse l’entrée derrière moi et décide de continuer un peu plus loin pour reprendre un bus. Le grillage invariablement sur ma gauche, j’avance. À ma droite, se trouve une route, redoublée d’une piste cyclable continuellement vide. À l’avenir, les visiteurs viendront peut-être en vélo ? Comme retroussée, ce serait vers l’extérieur du parc que la surprise s’incarnerait. Pour le moment, à la lisière, c’est un méandre de ronds-points, des enseignes de grands commerces et des parkings où s’assemble une mosaïque de voitures. La musique du parc, elle, est toujours audible. J’entends aussi quelques cris d’enfants couverts par le bruit des moteurs d’une attraction de plein air. Je poursuis mon lent bornage faisant apparaître le parc depuis ces contours.
Un arrêt de bus apparaît au loin. Je marche pour le rejoindre. Ce n’est pas celui de mon arrivée. Je n’aurai donc pas tout à fait circonscrit le futur et cela me rassure. Je garde précieusement un espace vierge pour mes utopies, un espace affranchi de mots.
Un bus arrive, le conducteur m’explique que je ne suis pas au bon endroit. Il me dépose à l’arrêt suivant et m’indique la route à suivre pour trouver la ligne qui me ramènera vers le centre-ville et son actualité. Tout, ici, convoque le détour et le futur se dérobe invariablement.
Cinquante euros pour l’expérience, je n’ai pas pris de ticket, je n’ai pas les moyens et dans ce cas précis, j’aime mieux ne pas les avoir. Rien de ce que j’imagine pour l’avenir n’a pris forme derrière les claustras. Le décor a pris de l’âge. Tout est déjà dépassé. Le futur est sans cesse à remettre sur l’ouvrage des projections, il n’est jamais habitable. Les annonces sonores pour les prochains spectacles rabâchent un présent pur. Au cœur du parc, le futur ne résiste pas à l’attraction.