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Les paysages du passage

Voyage dans un territoire en mouvement : le Pays basque français, terre de migrations

Des collines à n’en plus finir aux falaises qui plongent dans l’océan, des villes balnéaires aux villages rouges et blancs, je navigue d’un paysage à l’autre dans cette terre historique imprégnée de traditions. Un pays dans le pays. Territoire charnière. Terre d’accueil et de passage. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qui traverse aujourd’hui ces paysages ? Qu’est-ce qu’un paysage de passage ?

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Définir le passage ici

Autour de moi des langues incomprises et des pas qui se pressent, viennent pour aller. Où donc ? Qu’est-ce qu’il reste de leur passage ici ? Et qu’ont-ils emporté avec eux ? Ils foulent ce même sol sur lequel je suis et je questionne la manière dont chacun de nous vit cet instant. J’ai la sensation que nous sommes capables de créer des nids un peu partout.
L’hyper-mobilité à laquelle nous avons accès aujourd’hui réduit l’espace mondial dans notre poche. Quand on a les pieds ancrés quelque part, on fait nôtre l’espace que l’on fréquente au quotidien ; l’apprivoise, le transforme, le politise. Dans notre sédentarité établie, des formes de passage teintent toujours les espaces de leur trace, et mettent souvent mal à l’aise les décideurs de la ville, les habitants ; comment appréhender une population de gens du voyage ? Comment est-ce possible de vivre ensemble sans créer d’attaches spatiales ?
L’espace public demeure pour tous. Les itinérances me fascinent et me donnent le vertige. Dans mon diplôme, j’ai voulu montrer les liens entre paysage et migration que recèle le territoire basque. 

Un dictionnaire pour commencer l’exploration © Louise Pinsard

623 km de frontière franco-espagnole scindent en deux cette entité transnationale. Les montagnes y couvrent 80% de sa surface. Le Pays basque est naturellement un espace à franchir : France-Espagne, océan Atlantique, Pyrénées, plaines et collines. Cette géomorphologie faite d’interfaces contribue à provoquer la notion de passage.
L’histoire riche de ce bout de territoire a toujours été alimentée par ses passants. Une terre choyée par ses habitants d’un jour ou de mille, bâtissant les sentiers d’un accueil chaleureux et inconditionnel. Le Pays basque est en effet une terre de passage par la force des choses, et une terre d’accueil par les dispositions civiles qui y sont prises. 

Des itinérances historiques à l’échelle du Pays basque, collage © Louise Pinsard

Sur ce terreau d’accueil, je viens planter mon étude. J’y convoque les oiseaux migrateurs, les migrants d’Afrique subsaharienne, les bergers transhumants et les randonneurs.
Eux tous car ils foulent ou survolent aujourd’hui ce vaste socle pour des raisons diverses, à des rythmes propres, dans des conditions difficilement comparables. Je les associe par leur mobilité et donc, par leur lien aux paysages. Je plonge alors dans des rouages géopolitiques, sociologiques, économiques, écologiques, qui font atterrir toutes ces itinérances dans l’espace. 

Extrait du carnet de terrain, fragments de passages © Louise Pinsard

L’espace collecte les passages des uns et des autres pour fabriquer l’histoire d’un lieu. Le Pays basque est notamment situé sur des couloirs de migration d’importance, à la fois pour la faune marine et aviaire. À ce titre, il dispose d’une responsabilité forte dans la conservation des espèces migratrices, et donc naturellement dans le soin des paysages qui les accueille. Si l’on transpose cette pensée aux migrations humaines, la théorie reste vraie. Ces migrations humaines sont complexes au sein du Pays basque, exposé à des mouvements de masse. Aujourd’hui en première place, le tourisme ne cesse d’aller tambour battant. Le contexte politico-économique lui confère du mouvement, le pousse à la réinvention pour faire cohabiter traditions agricoles, attractivité littorale, économie compétitive. Des activités toujours plus nombreuses et complexes au prisme d’enjeux contemporains mêlant économie, environnement, développement social et autres grandes réjouissances.
De nombreuses visions de ce territoire se mêlent alors, et le développement du territoire aborde timidement l’angle de l’espace accueillant comme un potentiel levier de projet. Pourtant aujourd’hui, la migration fait partie d’une réalité étouffée du territoire et est accompagnée surtout par des faits privés, ou sous le motif de l’urgence. En retraçant les histoires égrainées sur la route, on arrive parfois à des chevilles où les chemins convergent.

Cartographie des passages ©Louise Pinsard

Cette carte des passages nous montre que les migrations sillonnent le Pays basque sur de très vastes espaces. Les passages empruntent des formes diffuses : le couloir ou la voie relèvent d’un sentiment naturel de l’orientation, l’espace de migration semble délimité par raison et observation du terrain aérien, la route et le chemin répondent à une nécessité de relier des points. La cartographie du mouvement se heurte à l’impossible objectivité et exhaustivité du sujet étudié. Elle permet ici d’imaginer des formes de paysage en fonction de la nature de la route empruntée et montre une forme d’occupation plus ou moins prégnante du mouvement dans le territoire.

Des flux qui façonnent le paysage, des paysages qui façonnent les flux

Les sédentaires participent chaque jour à l’identité et à la forme des espaces, les entretenant, les construisant, les conduisant. Dans le Pays basque les formes de mobilité ont, à travers l’histoire, découlé de situations d’urgence et/ou du contexte géomorphologique. Elles ont elles aussi, je crois, participé à ce qui pourrait être nommé identité et ce qui fait qu’on distingue ce territoire comme une « région naturelle » ; l’exemple des traités des lies et faceries1 autorisant le passage de la frontière, concept absurde dans une vallée pastorale, illustre cette appellation. Parfois, ce sont donc les flux qui façonnent le paysage, et parfois c’est l’inverse.

Carte sensible du paysage du passage des migrants à Hendaye © Louise Pinsard

 

Les flux des migrants, passages légalement inacceptés sont contraints par un paysage faits de structures (matérielles ou humaines) de répression et d’infra-expériences de la ville ; fuite, dissimulation, attraction par les réseaux civils d’entraide. On le voit à Hendaye particulièrement, où le passage de la frontière demeure un paysage particulièrement délicat fait de successions de couches urbaines et naturelles mêlées.
Les routes des oiseaux sont à l’inverse plutôt façonnées par la morphologie perçue depuis le ciel, par les courants d’air, par la configuration de vallées, par la proximité de bois pour s’arrêter ou de zones humides pour se ravitailler. Là, c’est alors le passage qui influence le territoire, avec l’exemple des chalets d’Iraty qui ont trouvé de l’intérêt à se construire à proximité du site d’observation des migrations d’Organbidexka.

 Il me semble que les paysages du passage peuvent être décrits comme des paysages relationnels, entre individus « sédentaires » et individus « nomades ». Aucun des individus concernés par mon écriture n’est fondamentalement de l’une ou de l’autre de ces catégories ; ils ne s’y assimilent que dans un espace-temps défini. Et dans cet espace-temps, le paysage de la traversée est personnel, recomposable ou interprétable mais simplement unique. Chacun transporte son pays mental dans le pays traversé, et je crois en les espaces de halte pour permettre de les mêler.

La question de la cohabitation entre sédentaires et passants se pense alors dans une relation spatiale, car le socle demeure et le paysage nous lie tous, que l’on y soit né ou que l’on y passe. Un passant peut ne rien laisser dans le paysage : un simple randonneur sera simplement occupant de l’espace pendant un instant et ne fera que le traverser. Mais il suffit que cet individu soit multiplié et ce sont alors de véritables voies qui se définissent ; ainsi des chemins de Compostelle, des chemins pastoraux ou de ce qu’on peut appeler les routes migratoires – terme relativement englobant.

Les paysages du passage peuvent aussi être matériellement vécus ; franchir un col, une rivière, transhumer d’une vallée à l’autre implique des mouvements spécifiques et créé des tableaux d’infrastructures dans le paysage : pont, gare, voie ferrée… Le passage pourrait être une succession de panoramas qui en appelle toujours de nouveaux.

Les paysages du passage pourraient être des ensembles d’éléments à franchir, ou bien un plan séquence du déplacement ; alors chaque espace traversé, qu’il soit plus ou moins accueillant, plus ou moins complexe, n’a qu’une prise relative sur l’individu. Dans le Pays basque, les multiples passages historiques sont singuliers et ont contribué à fabriquer un paysage immatériel, histoire qui perdure aujourd’hui. Que ce soient des ensembles de grand paysage traversés par les brebis ou des tracés de route irriguant les villes, les formes prises dans ce territoire participent à une sorte de théâtre vivant.

Un projet spatial pour accueillir l’itinérance

Axonométrie de projet © Louise Pinsard

Pour aller vers le projet de paysage, il me faut appréhender concrètement ces paysages traversés et choisir des cadrages précis. Quatre d’entre eux ont fait l’objet d’une étude plus approfondie, où convergent des routes pour décortiquer l’accueil à travers le même prisme.

Partout où l’urgence et/ou le désintérêt prennent le dessus sur l’aménagement de l’espace subviennent des formes non désirables de l’accueil : camps de réfugiés, internement, segmentation/spécialisation des espaces. Marc Augé les nommerait les non-lieux2, des effets directs dans le paysage de la mondialisation qui ruisselle jusque dans les pavés. Par une anticipation et une pensée de l’espace conjointement à des volontés politiques, il est possible de les éviter. Le monde en mouvement perpétuel plutôt qu’en territoires compartimentés est échantillonné ici. Mon étude souhaite tirer parti de cette confrontation spatiale à l’altérité3 en agissant sur ces paysages de passage pour les lier par un projet de réseau d’accueil.

Si je ne peux agir sur les causes bien souvent politiques, ou économiques, qui entravent le passage ou l’accueil, je peux redessiner des espaces publics qui soient voués à accueillir, dans l’articulation d’espaces privés où les fameux « sédentaires » mènent leur vie localement. Je peux imaginer des espaces qui incitent à des dynamiques plus justes pour les vivants, et pas uniquement pour les humains.

La condition d’être vivant est ce qui fait essence commune sur la route : se nourrir, se reposer, être abrité, en sécurité, en contact avec son environnement et ses congénères. Prendre soin des lieux alors, c’est prendre soin des individus ; un territoire fertile et ouvert, capable de donner ce qu’il a à offrir et de laisser passer. Aujourd’hui c’est surtout la volonté de quelques personnes qui s’engagent et contribuent à faire perdurer un équilibre ; des dynamiques politiques propres au territoire.

Le défi du paysagiste serait alors de provoquer et d’influencer la forme des espaces d’accueil où ce dénominateur commun fait de besoins rudimentaires s’exprimerait.

Cela nécessite de détourner le regard d’un développement uniquement économique en invitant ses aménageurs et décideurs à prendre en compte ses passants comme apparaissant pleinement à l’agenda politique ; comme une grille de lecture récurrente, systématique, à adopter dans les couloirs décideurs et dans les rues, sans pour autant aller à l’encontre des objectifs fixés par la collectivité d’agglomération.
Un regard qui anticiperait des flux à venir : le territoire doit être prêt à accueillir des flux plus importants dans les années à venir, et donc modelé pour cela. Si la migration est un phénomène multiscalaire, son traitement dans un espace défini par une maîtrise d’ouvrage et sa réponse par un. e paysagiste, peut participer à l’activation de liens entre individus passants et individus sédentaires, dans un espace-temps défini.

La suite de l’étude m’a permis de réfléchir à un projet pilote expérimental dans l’idée de célébrer les différentes formes de passage, du paysage rural au paysage urbain. J’ai choisi la ville de Bayonne qui présente de solides bases (terreau accueillant, amorce de projet d’accueil avec le centre Pausa par la ville…). Bayonne se situe (entre autres !) sur la route des oiseaux migrateurs, des migrants et des randonneurs. Elle est une cheville où pourtant, les passants ne passent pas si simplement : le transit un peu caché des migrants, l’Adour à franchir, le port industriel qui hache la ville et déconnecte le fleuve de ses rives… Tandis que la ville est sujette à une urbanisation haletante et que les politiques foncières s’orientent vers une course aux équipements, je propose de considérer la ville comme un refuge accueillant pour ses passants et d’orienter alors autrement ses aménagements, posant ainsi cette question : demain, comment habiter Bayonne en mouvement ?

Sur toute la rive droite de l’Adour, entre le pont Saint-Esprit et son embouchure, mon projet de paysage s’est attelé à redessiner autour des lieux d’accueil existants mais mal assumés, des espaces sains et vivables qui font lien avec le paysage urbain et permettent de passer, de s’arrêter, s’abriter, se ressourcer : lieux de promenade, abris, pôle restauration et ressourcerie à tout faire (matériel, aide administrative…). Le lien au sol et au jardin devient le fil conducteur de la balade rouverte sur toute la rive droite : arbres, fruitiers, prairies, zones délimitées où la végétation colonisera librement l’espace afin de privilégier des refuges pour la faune.

En allant vers l’estuaire, le projet évolue en une séquence plus naturelle pour rendre de vastes espaces à la faune des milieux aquatiques, notamment les oiseaux qui migrent par ici. La zone recèle de nombreux sols pollués par un lourd passé d’exploitation industrielle. Le projet cherche aussi à répondre aux enjeux de dépollution et de désimperméabilisation des berges en délimitant les espaces à soigner dans un temps long pour qu’ils retrouvent, à terme, leur potentiel d’accueil pour tous les vivants. 

L’étude du passage dans ce grand territoire basque m’a donc permis d’aller travailler jusqu’à l’échelle d’une ville, d’une rive à soigner. Un projet fictif qui permet de continuer à chercher et révéler, dans ce territoire, ce que le paysage fait aux migrations et ce que les migrations font au paysage.

 

 

 

Note / Bibliographie :

 

1 : Lies et faceries ou lies et passeries : Apparues dès le Moyen-Age, bien avant l’existence du tracé de la frontière France-Espagne, les lies et faceries étaient des accords qui règlementaient l’usage des terres dans les vallées pyrénéennes. Grâce à ces conventions, les pâturages d’altitude appartiennent à tout le monde et personne en particulier : ce sont des terres indivises. Leur usage agricole est ainsi le bien de tous. Aujourd’hui encore, ce système d’indivision des terres perdure dans les montagnes basques.

2 : Non-lieux, une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé.

3 : La fabrique de l’espace public. Ville, paysage et démocratie, Denis Delbaere.

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Pour référencer cet article :

Louise Pinsard, Les paysages du passage, Openfield numéro 20, Février 2023