… Elle prenait tout le salon, qui n’est pas très grand. Les racines descendaient jusqu’au sol, elles couraient sur la plinthe, cela prenait la moitié de la pièce. J’avais un attachement particulier avec cette plante, je l’embrassais tous les jours, et je lui donnais une bouteille d’eau à la fin, comme le pot n’est pas grand, il fallait le faire quotidiennement. J’avais fait dessiner des enfants en atelier avec les feuilles de la Monstera, comme Henri Matisse, et les dessins étaient extraordinaires.
Mes plantes c’est ma cabane intérieure, c’est d’abord mon enfance. Ce sont des souvenirs qui précèdent l’école, avant mes 6 ans. Je viens d’Iran, on habitait en ville mais on avait un grand jardin. Et mon grand-père avait des terres, avec des montagnes, du côté nord-est de l’Iran. Je n’aime pas les grands espaces, je m’y perds et je ne suis plus moi. J’ai besoin d’un petit espace qui va venir m’habiller, comme une enveloppe qui est vivante. C’est mon lien avec la vie extérieure et c’est la partie qui bouge qui est en contact avec le monde, comme une frontière ou un passage. Les plantes c’est la partie vivante de ma forteresse. »
Parvine, habitante d’Aubervilliers, le 30 Septembre 21
Le salon de la plante
Mon parcours d’artiste et de pédagogue s’est construit en lien avec mon parcours géographique. Je viens de Valence et je garde un lien avec la Drôme et l’Ardèche. Aujourd’hui, je vis et travaille entre la banlieue parisienne, à Aubervilliers depuis dix ans, et la Haute-Loire depuis un an. Mes grands-parents paternels sont arrivés en France au moment de l’indépendance de l’Algérie et ont emménagé dans une cité HLM à Grenoble. L’histoire des périphéries urbaines et des populations qui y habitent prend une place importante dans ma recherche.
Mon intérêt s’est porté sur le rapport quotidien avec les plantes dans l’intérieur domestique : les emplacements de ces végétaux, près d’une fenêtre ou dans la pénombre, les gestes, les rituels d’arrosage, de nettoyage qui forment à petite échelle comme un microcosme de notre rapport au vivant. Les plantes sont le support de beaucoup de récits. Elles sont facilement associées au territoire d’origine, la racine d’où l’on vient. On peut établir un parallèle entre le déplacement des populations et le déplacement des plantes d’intérieur, celui de l’histoire coloniale.
De mars 2021 à décembre 2021, dans le cadre d’une résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, j’ai exploré les liens qu’entretiennent les habitant.e.s avec leurs plantes d’intérieur, sous la forme de rencontres et de récits.
L’espace du Salon de la plante était à la fois une installation avec une table et un banc ouverts à tous, et mon espace de travail et d’accrochage dans l’accueil des Laboratoires.
Je déposais dans ce lieu, pendant une semaine les plantes que les habitant.e.s me confiaient. Sur le mur, j’accrochais quotidiennement des extraits d’entretiens, des documents d’archives sur le passé maraîcher d’Aubervilliers. Je transcrivais ensuite, de façon graphique et dans une temporalité performative, mon rapport au végétal qui m’avait été confié et aux récits des habitants d’Aubervilliers. Comment croiser cette expérience des récits autour d’une plante et ma propre pratique du dessin comme outil de transcription ? J’ai alors imaginé une forme de porosité avec le végétal et la mémoire de ce qui m’a été raconté au travers de dessins immersifs. Le vide et l’air qui circulent ont toute leur importance dans cette exploration du geste. C’est une forme performée qui s’apparente à une déambulation mentale et gestuelle par la respiration, le geste de tracé et la digestion des récits. Mon attitude est proche d’un agir sans intervenir, dans une temporalité et un espace de latence. Les dessins qui en résultent fonctionnent par série et sont multiples (230 dessins ont été réalisés dans ce projet). Ils sont ensuite accrochés au mur pendant une semaine formant un ensemble.
Le dessin est pour moi un outil critique d’observation de nos modes de vie et de nos systèmes perceptifs. J’établis un parallèle entre les récits d’activités autour des plantes comme moment de détente et d’apaisement et la dimension méditative de mon geste dessiné. La relation aux plantes et au travail de jardinage est un moment de détente et de bien-être équivalent à une séance de méditation ou de yoga.
Aimez-vous vos plantes ?
Comment prenez-vous soin de vos plantes ?
Est-ce un don, une bouture offerte ?
Est-ce que vous leur parlez ?
Est-ce un temps de détente ?
Quand vous en occupez-vous ? Le matin, le soir, dans la journée ?
Avez-vous un rituel ?
Comment est-ce que vous les arrosez ?
Avez-vous un espace réservé pour vos plantes ?
À quoi correspond cet espace pour vous ?
Est-ce que vos plantes ont pris une importance particulière depuis le confinement ?
En demandant aux personnes de parler de leurs plantes d’intérieur, on en vient très facilement à parler de leur rapport au monde. C’est un microcosme du vivant chez eux, un laboratoire miniature qui permet d’observer la transformation de la matière à partir de la lumière qui entre dans l’espace domestique.
La plante génère également tout un imaginaire. Il y a la métaphore de la filiation et de la famille par les boutures et le don. Cela s’inscrit dans l’échange et la relation aux autres, le lien affectif. On personnifie les plantes, on leur parle, des rituels se créent, c’est un reflet de nos modes de vie. À cet endroit se trouvent des gestes, des paroles riches d’une dimension culturelle et d’un savoir vernaculaire. Là où bien souvent nous ne réfléchissons pas sur ces gestes, ces habitudes, rien n’est « naturel », tout est construit et raconte beaucoup des parcours de vie. Se pose aussi la question de l’artificialité des plantes d’intérieur, qui ont été déplacées, transférées, commercialisées. Elles sont, elles aussi, rattachées à une histoire coloniale. Ces plantes, qui sont associées dans notre espace intérieur à une idée de « nature », sont un leurre et en même temps nous permettent de créer de la vie. Et c’est cette contradiction qui m’intéresse. Je croise alors ces entretiens avec des documents que je vais chercher aux archives municipales sur l’histoire des populations à Aubervilliers, le passé maraîcher de la ville et des informations scientifiques sur la provenance des plantes.
Ce qui m’anime dans ce travail c’est d’agir dans les interstices de ce qui n’est pas visible dans nos sociétés. J’imagine les formes plastiques d’un dialogue inusité entre le vivant et les habitants. Ce dispositif, qui entre en porosité avec un territoire situé, est pour moi une manière de déplacer notre regard pour interagir sur nos représentations mentales et collectives.