La ville fertile
La ville est le berceau de l’agriculture1 : historiquement, beaucoup de villes se sont développées là où l’agriculture était possible afin de pouvoir se nourrir facilement. Les terres naturellement fertiles, comme les plaines alluvionnaires par exemple, étaient donc des lieux d’implantation privilégiés.
Dans et autour des villes, les habitants ont créé et entretenu des potagers vivriers. Ces jardins ont été amendés (notamment de fumier) durant des dizaines d’années, voire des centaines pour les plus anciens d’entre eux. Creusez un trou dans un vieux jardin de centre-ville : la terre est noire et vous y trouverez des tessons de verre, des fragments de céramique, bref les vestiges des rebus de la ville à des époques où les déchets organiques étaient épandus avec le reste dans le jardin.
Le maraîcher : un paysan métropolitain
« Maraîcher » était un métier que l’on ne trouvait que dans les grandes agglomérations. La base de son économie consistait au XIXe en un mouvement d’aller-retour : amener les légumes à la halle et repartir avec du crottin de cheval pour fertiliser les cultures2. Le maraîchage est né à Paris dans les « marais » et faubourgs où avaient été relégués les paysans, poussés par l’urbanisation et le prix croissant des terrains proches du centre. Ainsi, la ceinture maraîchère devient le modèle d’organisation de l’espace agricole des grandes villes et cette configuration centrifuge va progressivement s’amincir jusqu’à disparaître, souvent au profit de l’habitat pavillonnaire.
Les légumes à la campagne
Sorti de ces grandes villes, point de maraîchage, sinon tardivement dans les régions qui se sont spécialisées du fait du sol, de la topologie et du climat.
Dans les villages, les bourgs, les petites villes, c’est le potager vivrier qui domine, celui des ouvriers (possédé ou loué), comme celui des notables. L’essentiel du panier de légumes est autoproduit, échangé ou acheté au voisin et probablement complété lors du marché par les paysans alentour dont les fermes ne se sont pas encore spécialisées.
Aujourd’hui, c’est le supermarché qui fournit l’essentiel de la ration végétarienne. Le marché garde souvent une place importante, on y trouve côte à côte le primeur-revendeur et le « p’tit maraîcher bio » qui fait entre 10 et 30 km pour venir vendre sa production.
Et aujourd’hui ?
Si historiquement le maraîchage, est intimement lié aux grandes villes, son renouveau est également profondément ancré dans les grandes métropoles où le « maraîchage urbain », les « microfermes urbaines » ont le vent en poupe. Effet de mode, effet d’annonce, engouement médiatique pour le « maraîchage diversifié sur petite surface », mais aussi nouveaux modèles agronomiques et commerciaux et réponse à des besoins avérés des consommateurs majoritairement citadins.
Mais qu’en est-il dans les territoires ruraux et dans les petites villes (1000 à 5000 habitants) qui maillent ces espaces à la démographie peu dense
Les ruraux sont-ils condamnés à passer par la case supermarché ? Les paysans-maraîchers sont-ils condamnés à s’installer loin des bourgs qui drainent les consommateurs, sur les prairies les plus pauvres que les éleveurs sont éventuellement prêts à céder ou louer ?
Les bourgs et petites villes ont eux aussi une tradition et des espaces dédiés à la production de légumes même si leur vocation a été essentiellement vivrière. Ils ont été mis à mal, mais ils subsistent des artefacts qui constituent des points d’appui pour installer des fermes maraîchères proches des consommateurs, en adéquation avec leurs besoins.
Le passé nourricier d’Aubusson vu du ciel
À Aubusson, les nombreuses zones potagères ont constitué, vues du ciel, un motif particulièrement identifiable. Sur la photo aérienne de 1947, on remarque la place importante que prenaient les potagers, ils s’étendaient jusqu’au cœur de la ville. La rivière agglomérait sur ces rives une grande partie des jardins, tandis que les coteaux ensoleillés étaient habillés de terrasses cultivées. Le contexte spécifique d’après-guerre avait ainsi probablement augmenté leur densité et leur vitalité.
La fin des meilleures terres ?
La pression de l’urbanisation a souvent fait disparaître ces zones agricoles urbaines, qui, au mieux, ont survécue repoussées en périphérie. Dans les villes plus petites, une partie de ces jardins a subsisté et résisté à l’artificialisation des sols, mais ceux-ci ne représentent souvent plus que de petites surfaces souvent très morcelées. Elles sont aujourd’hui utilisées en jardin d’agrément, un reliquat de potager pouvant se maintenir, et parfois elles se sont enfrichées, parce que difficilement accessibles ou trop éloignées de l’habitation.
À Aubusson, l’industrialisation progressive, les besoins résidentiels qui en ont découlé, puis le déclin industriel et la déprise démographique ont profondément modifié cet héritage : en lieu et place des surfaces potagères les plus importantes, on retrouve aujourd’hui des zones résidentielles (pavillons et logements collectifs), des supermarchés, des équipements culturels et sportifs, des parkings.
Les anciennes zones potagères les plus vastes, donc correspondant à des parcelles cultivables professionnellement parlant, sont aujourd’hui anéanties.
L’atout des anciennes zones potagères vivrières
La qualité des sols des dernières poches de jardins est donc exceptionnelle de par sa nature et de par sa rareté. L’enjeu est donc de s’appuyer sur ce capital agronomique constitué par des générations de jardiniers appliqués. C’est un patrimoine à protéger et à faire fructifier. Je me souviens de l’intervention de l’ethnobotaniste Nathalie Batisse dans le cadre d’un projet de réhabilitation d’une ancienne école privée dans le PNR du Livradois-Forez : elle nous avait expliqué, malicieusement, que le véritable trésor de l’école Saint Joseph n’était pas sa chapelle, mais son jardin et que l’on ne trouvait pas meilleure terre à 10 km à la ronde. Nous étions en plein centre bourg, à deux pas de la place du marché.
Au-delà de la question des sols, on peut aussi trouver, dans ses jardins un patrimoine plus ou moins visible, parfois à l’état de trace : de vénérables fruitiers survivants, des plantes vivaces légumières qui n’ont pas dit leur dernier mot, de « murs à fruits », de bassins, clapiers, cabanons, etc. Ce sont là des indicateurs, des amorces ou des éléments directement réutilisables.
Une installation maraîchère s’appuyant sur d’anciens jardins vivriers
Mon projet agricole se situe donc à la fois dans le sillage historique de ces centaines de potagers vivriers urbains et dans une dynamique actuelle (notamment dans le département de la Creuse) d’installations agricoles en maraîchage. Il se dessine pour le moment sur deux sites car j’ai la chance d’habiter une petite maison de centre-ville disposant d’un jardin de près de 1500 m². Sa taille anecdotique et son emplacement incitent à le considérer comme un site secondaire, un petit jardin-verger laboratoire, avec une humble vocation expérimentale : il permet de tester de nouveaux itinéraires techniques, outils, variétés, aménagements, etc. La courette donnant sur la rue sert de point de livraison des légumes en centre-ville pour les particuliers qui commandent leur panier à l’avance. Deux jardins, c’est aussi deux contextes de culture différents : l’un ramassé et arboré, au fond de la vallée et sur un coteau nord bénéficie d’une fraîcheur rare en été, l’autre beaucoup plus vaste, est organisé pour la production et ouvert au soleil.
Ce dernier, le jardin principal des Buiges, est destiné à la production de légumes diversifiés (et à la marge d’un peu de fruits, d’aromates et d’œufs). Il se situe quant à lui à moins de 2 km du centre-ville, sur un des petits plateaux qui dominent la ville (le plateau des Buiges3), dans un « quartier » qui était autrefois une mosaïque de jardins.
Cela fait à peine 10 mois que j’installe progressivement mon activité sur ces 0,6 ha. Malgré son écart relatif du centre-ville, ce n’est pas un terrain agricole : Sur le PLU, il est en zone constructible. C’est d’ailleurs ce qui m’a permis de l’acquérir, certes à un prix bien supérieur au cours de la terre agricole : Si l’accès au foncier agricole est déjà difficile, il l’est davantage encore lorsque l’on n’est pas issu u milieu agricole et que l’on cherche une petite surface au plus près de la ville.
Visiblement, à compter des années 50, la surface potagère de ce terrain a progressivement diminué jusqu’à ne plus exister du tout. Depuis une dizaine d’années, le terrain est ainsi devenu peu à peu une jachère, une sorte de prairie en voie d’enfrichement, ce qui m’a permis au passage de le convertir en bio dès la première année (grâce à la dérogation « réduction de période de conversion »).
En ce qui concerne l’aménagement, j’opte pour un modèle éprouvé dans les fermes peu ou pas mécanisées : des planches de cultures « standardisées » de 30 m de long par 80 cm de large, espacées par d’étroits passe-pieds de 40 cm. La présence de vieux arbres fruitiers a déterminé la structuration des parcelles de planches maraîchères. Pour ne pas en abattre, du moins très peu, il a fallu dessiner des lignes imaginaires passant par ces sujets pour ménager de futures haies fruitières séparant les différentes parcelles. On arrive ainsi à une soixantaine de planches à terme, soit un peu plus de 2000 m² de SAU4 (environ 1500 m² hors passe-pied), dont 234 m² de tunnel froid, c’est assez peu en comparaison de la moyenne des petites fermes maraîchères locales (entre 2500 et 4000 m²).
Les espaces interstitiels du terrain contribuent au maintien de la biodiversité agricole (mare existante à retravailler, installation de deux ruches, haies, bandes enherbées non fauchées), et/ou auront une fonction productive pouvant facilement s’affranchir de dimensions et géométries standards relatives au matériel agricole courant (espaces dédiés aux plantes aromatiques, zones verger de plein vent, parcours mobile de poules pondeuses, etc.).
La serre tunnel (contenant également la pépinière à plants) devrait trouver sa place derrière la maisonnette, à la fois pour des raisons techniques et pratiques et pour des raisons esthétiques puisque sa largeur est exactement alignée sur la façade arrière de la maisonnette : depuis la route, elle sera cachée par la construction et dans une certaine mesure par la haie et les fruitiers sur les côtés.
Certains éléments patrimoniaux propres aux anciens jardins vivriers ont facilité le démarrage, d’autres auront une utilité dans la durée :
– Le sol, héritage des jardiniers précédents est relativement fertile, il présente un taux de matière organique visiblement plus élevé que les pâtures voisines. Son analyse révèle par exemple un taux de matière organique de 4,1 %, un pH de 6 un peu moins acide que ce qui se mesure habituellement dans la région. Il ne présente pas non plus de carence en minéraux.
– Malgré l’emprise de la prairie, les vestiges de pieds d’oseille, de topinambours à peau blanche, de menthe sont réapparus au printemps, au milieu des herbes folles et ont pu être remis en culture.
– Les fruitiers (pommiers, poiriers, cerisiers, pruniers, pêchers, groseilliers, châtaignier, noisetiers), souvent très vieux n’ont pas toujours été bien traités et n’ont pas été taillés depuis trop longtemps, mais ils ont le mérite d’exister et de produire, certes sans faste, mais c’est une chance lorsque l’on débute : la plupart des maraîchers qui démarrent sur une prairie vierge, même s’ils commencent par planter dès le début ne pourront récolter les premiers fruits que cinq à dix années plus tard.
– La principale bâtisse en brique rouge qui se tient là depuis près d’un siècle devrait devenir le lieu de stockage des légumes. Le rez-de-chaussée, légèrement enterré sera pour les légumes « humides » tandis que les oignons et courges occuperont l’étage. Plus ponctuellement, elle servira de local de vente, voire de lieu de transformation si besoin à l’avenir. Sa rénovation sera probablement aussi coûteuse qu’une construction neuve, mais elle existe déjà et d’une certaine façon, cela évite de participer à l’artificialisation des sols et de commettre des faux pas quant à l’intégration au paysage. Elle n’est pas dénuée de charme et les promeneurs aubussonnais la connaissent bien. Cette maisonnette est donc rapidement devenue l’emblème du jardin.
– Les diverses petites constructions de bois et de tôles ondulées (cabanon, pigeonnier) abritent actuellement les premiers outils et matériels.
– L’eau pour l’irrigation devrait en grande partie puisée dans le vieux puits en granit sur le point haut de terrain.
– Le gros bac en ciment au pied de la maison récupère l’eau de pluie de la toiture pour arroser les châssis tout proches.
– La haie diversifiée entourant le terrain, avec ces quatre grands chênes diminue l’intensité du vent sur ce promontoire exposé et a fourni, l’hiver passé, de solides manches en frênes pour restaurer entre autres les nombreux outils retrouvés sur place. Le lierre fournit une nourriture précieuse en automne pour les butineurs.
Nourrir le sol pour nourrir les habitants
Ces jardins ont été cultivés et amendés pendant des lustres et il ne s’agit pas d’épuiser ce capital en quelques années ou décennies. Il convient donc de continuer à le préserver, si possible l’améliorer et entretenir le « volant d’autofertilité5 » c’est-à-dire sa capacité à recycler la biomasse qu’il produit au bénéfice des cultures suivantes. Or en maraîchage, la majeure partie de la biomasse cultivée est exportée pour être consommée, contrairement à la culture céréalière où les pailles, c’est-à-dire la partie ligneuse et non comestible, peuvent éventuellement rester sur place et réintégrer le cycle du carbone. Il faut donc compenser cette perte de matière qui ne retourne pas au sol. La logique voudrait que l’on commence par récupérer les résidus de la consommation de ces légumes, mais l’urine humaine comme les fécès ne sont pas encore autorisées… alors que les fumiers animaux le sont, même non bio, après un compostage de plusieurs mois. Cette compensation peut donc se faire en important de la matière organique, si possible relativement carbonée pour reconstituer le stock d’humus et mobiliser toute la chaîne de décomposeurs. C’est un atelier de menuiserie qui me fournit en copeaux de bois (essentiellement issus de feuillus), tandis qu’un ESAT vient déposer ses déchets de campagne de tontes. Je récupère également, occasionnellement, un peu de drêche d’une brasserie locale ou un peu de fumier.
On ne nourrit pas les plantes, mais le sol, du moins on met en place les conditions de développement d’un écosystème équilibré, riche et résilient dans lequel les plantes vont pouvoir puiser elles-mêmes les nutriments dont elles ont besoin. C’est la philosophie du « sol vivant ». Mais le simple apport de matière « morte » en surface ne suffit pas à mettre en action l’écosystème au complet. Les racines vivantes des plantes par exemple, produisent avec certains champignons des mycorhizes qui aèrent et structurent le sol, facilitent le passage des vers de terre, démultipliant ainsi l’action des bactéries et notamment celles qui sont capables de fixer l’azote atmosphérique. J’explore ainsi l’utilisation des couverts végétaux qui protègent les sols particulièrement en hiver et qui viennent créer de la biomasse en surface et dans le sol (puisque 30 % de la biomasse des plantes est souterraine).
Le Paysage est dans l’assiette6 !
L’un de mes objectifs est de rapprocher les consommateurs de la production en rapprochant la production des consommateurs. C’est pourquoi la toute première étape de mon projet agricole a été d’identifier des terrains suffisamment proches du centre bourg donc des consommateurs, car au-delà des aspects logistiques et commerciaux (circuits courts de proximité), il s’agit :
– d’améliorer l’environnement du mangeur en montrant l’impact de la production alimentaire sur l’environnement direct des habitants. « Le paysage est dans l’assiette »… et inversement : ce que nous mangeons produit du paysage. C’est une démarche nourricière et sensible, le PAYSan crée du PAYSage. Comment produire dans un espace qui crée du paysage de qualité et s’intègre au tissu urbain d’une petite ville rurale ?
– de rendre lisibles les conditions de production en rendant visibles les modes de production, les choix de conduite culturale pour donner aux consommateurs des clés de compréhension et ainsi construire la confiance. Serait-ce plus efficient qu’une certification ou label ? Comment démontrer concrètement l’impact positif des pratiques agricoles sur l’environnement quotidien des consommateurs ?
Il y a une valeur ajoutée dans les produits qui améliorent le paysage dans lequel les habitants évoluent, qui protègent la biodiversité, bref qui contribuent à leur échelle à un cadre de vie sain, durable et agréable pour tous.
1.La ville agricole, Rémi Janin, éditions Openfield, 2017
2.Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris. 4e édition 1870, G.J. Moreau, Jean-Jacques Daverne, Hachette Bnf.
4.Rapport de présentation du plan local d’urbanisme d’Aubusson, Lionel Chaigneau, Alain Freytet, Anne Duthilleul, Gérard Peiter, 2008 (carte des entités paysagères d’Aubusson, p.18)
3. SAU : Surface agricole utile
5.Matthieu Archambeaud, TCS n°39 – Septembre / octobre 2006
6.Citation de Yassir Yebba, cuisinier et anthropologue de l’alimentation, lors du projet « Haut Débit Alimentaire Local »