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Cocktails, douceur et amertume des sols

Herboriser est une réminiscence de l’enfance qui s’accorde bien au rythme de la marche tranquille et de la cueillette. Les yeux naviguent entre proche et lointain et picorent les formes du vivant. Du Nord au souk, de la forêt au jardin, du détroit à la ville, simples, fruits, épices composent des palettes de matières et de vertus que je transforme parfois en potions, jus, bouillons et cocktails.

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Assemblées sur des bases alcooliques, ces «mixtures» se troublent et libèrent des vapeurs particulières, « souvenirs des sols, des poussières et des architectures »1.
Les cocktails Nyctalope, Tangerine Inn, Clandestine(s), Détroit, Trou de minuit, Tige, Delta C., Ton vert sapin, Zone, Le Radieux, Viridatrium sont des chemins, jardins, prairies, haies, talus, mares, vagues et chacun porte sa vertu : antisudoral, aphrodisiaque, calmante, hypnotique. Transportables, ils peuvent être partagés. Ces « ivresses botaniques »2 sont des souvenirs liquéfiés.

À l’origine de ces cocktails, une invitation de l’artiste Cécile Paris. Son projet « Code de nuit » proposait de réinterroger nos pratiques de la nuit et d’envisager le nightclub comme une œuvre d’art. C’est le début d’une recherche qui prend forme au 104 à Paris, se manifeste avec le catalogue “Les pages jaunes”3 et se concrétise lors d’une exposition « laboratoire » au Tripostal à Lille. J’imagine alors un jardin qui serait cultivé le jour et dégusté la nuit. Une grande table recouverte d’un miroir et de plantes aromatiques symbolise le jardin, un bar sur lequel sont alignés vingt-quatre verres alimentés par un système d’arrosage automatique représente une haie taillée. Des verres, des vases, des seaux, des doseurs, des pipettes… mes outils de jardinage.

L’idée ?
Brouiller et mixer les codes avec toutes sortes de plantes utiles au bon déroulement de la nuit.
Avec le goutte à goutte, les verres se remplissent lentement, l’alcool trouble le jus, des précipités et des formations en volute se diluent, du tanin se dépose, on glisse vers la fin du jour et une question se pose : y verrons-nous mieux la nuit ?

Créé à Lille en 2011 pour la « Saturday code fever », Nyctalope est le cocktail de la nuit, de toutes les nuits. Une boule à facettes se reflète à sa surface. Dans Nyctalope, il y a du genièvre et des myrtilles. C’est un cocktail noir à la charpente fruitée qui nous prépare à l’hiver et améliore notre vision nocturne. Une fois en bouche, la langue se charge de poussière. Du charbon. Avec du gingembre frais, du citron, du tonic, ce cocktail aux qualités antiseptiques et stimulantes apporte fraîcheur et légèreté. Mixé au genièvre de Houlle, Nyctalope nous indique une direction : le Nord.

© Édith Commissaire

Composition :

Genièvre de Houlle : Eau de vie de genièvre, distillerie de genièvre fin Persyn,
Flandre-Artois, 70° d’alcool, dont céréales (avoine, orge, seigle) et baies de genièvre
aux propriétés digestives et antirhumatisme.
L’Arquebuse : Liqueur, macération et distillation du Sanglier Philosophe, Bauges,
Haute-Savoie, 35° d’alcool, dont armoise et plantes aromatiques de montagne.

Plantes :

Pur jus de myrtille, fruit noir aux propriétés anti-infectueuses avec effets qui améliore l’acuité visuelle la nuit.
Charbon de bois de hêtre,
Jus de citron vert pressé,
Gingembre frais,
Tonic avec extraits de quinine,
Jus de canne.

C’est ensuite à Tanger, à Paris, à Marseille, à Oiron, à Malakoff… En Normandie, en Islande… Dans le Rif, dans le souk… sur un île… que cette géographie de la nuit se dessine.

Tangerine inn est le cocktail de Tanger, la ville refuge de la « beat generation » et des lucioles. Aux terrasses des cafés on y consomme de l’eau chaude et des jus. Les tripots sont en l’air, ils servent à boire et à manger aux oiseaux de passage. On atteint ces sommets en se dérobant à une ville soumise aux règles de l’abstinence. De ces terrasses en retrait, la vue s’enfonce dans l’au-delà et la perception du bas monte par bribes sonores à la verticale des ruelles aux parois réfléchissantes. Des femmes, assises, portant des lunettes de soleil, fument, un drink à la main, leur vue se brouille avec la montée soudaine d’une brume côtière qui pénètre à vive allure dans la nuit de la casbah. Inversion thermique de surface, vent, eau chaude, eau froide, évaporation, nébulosité, fraîcheur, toute cette instabilité stimule le climat de Tanger. Il faut rentrer et allumer un spot. Mixé à La Berthe de Joux, ce cocktail contient toutes les matières du souk et des pentes du petit Soko. Il a des vertus désaltérantes et stimulantes.

© Édith Commissaire

Composition :
Berthe de Joux, absinthe de la distillerie Émile Pernot, France, 56° d’alcool, avec
des notes de camomille très prononcées, un profil aromatique herbacé médicinal, original et typé.
Amère et désaltérante, une absinthe distillée et colorée naturellement.

Plantes :
Bidon 1 : orange, citron, gingembre frais, safran
Bidon 2 : menthe, coriandre, fléyou, piment doux, ail, poivre, cardamone
Sirop : radis noir

D’or et de miel, le paysage du Rif a été le théâtre des opérations d’une guerre chimique. Le gaz utilisé, l’ypérite, est un gaz liquide qui a l’odeur de la moutarde. Sa volatilité est faible et sa persistance dépend de la température extérieure. Lancées en plein soleil, les premières attaques n’ont pas donné satisfaction… mais, dans la fraîcheur des nuits du Rif, le gaz s’est comprimé, sa persistance a augmenté et l’attaque toxique a été dévastatrice… Au Rif, je n’ai pas trouvé de plants de moutarde mais la beauté toujours en résistance.

Clandestine(s) est le produit de cette herborisation de deux jours et une nuit du côté de Béni Boufrah entre Tetouan et El Hoceima. Mixé à l’Aliandia, légèrement hypnotique, ce cocktail est un antiseptique pulmonaire.

© Édith Commissaire

Composition :

Alandia absinthe de la distillerie Eichelberger, Allemagne, 72°d’alcool, peu anisée, douce, aux arômes résineux et aux saveurs herbacées, elle est distillée dans la Forêt Noire.

Plantes :

Graine de moutarde, lavande, romarin, eucalyptus, gingembre, orange, miel.

Le détroit de Gibraltar fait 14,4 km dans sa plus courte largeur mais cette déchirure terrestre se referme d’un centimètre par an avec le rapprochement des plaques tectoniques européenne et africaine. Dans un million d’années la porte océane aura disparue…
Trafic maritime, courants opposés, passage des requins, contrôle des frontières, nager et canoter dans les eaux du détroit est dangereux. Avec Détroit, je suis allée au-devant de la vague et de l’écume, j’en ai prélevé deux seaux, un dans la méditerranée, l’autre dans l’atlantique.
Mélanger les eaux, incorporer les algues et la menthe, boire ce bouillon.
Mixé avec une Larusée bleue ce cocktail est antispasmodique, tonique, stimulant et aphrodisiaque à forte dose.

© Édith Commissaire

Composition :

Absinthe artisanale Larusée bleue 55%. Elle est envoûtante et rafraîchissante.

Plantes :

Algues marines
Menthe

Delta C. est un cocktail blanc.

De neige, de vapeur et de danse… Une traversée de 15 minutes… Une île dans une île…
Mixé le temps du déclin d’un jour frôlant le cercle polaire et dans l’urgence de «Minimal bancal» une exposition Delta Total4 ce mélange à trois composants se situe en marge d’un projet à l’économie insulaire. C’est une première «impression» des terres habitées de l’atlantique nord, une sorte de carottage sentimental.

Mixé à l’aquavit, aqua vitaé, eau de vie, c’est une boisson de survie, nourissante et désaltérante.

© Édith Commissaire

Composition :

Aquavit transparente et claire pour un doux Nordic Taffel de Lívsins Vatn. Réalisé à partir de l’eau pure et printanière d’une source des îles Féroé qui détient des pouvoirs de guérison, d’herbes et d’une triple distillation, ce Taffel Aquavit pur et léger basé sur les anciennes traditions nordiques procure une expérience étonnante.
Les silhouettes de danse médiévale de l’étiquette nous font partager les légendes de « kvæðir », ballades traditionnelles serpentines et hypnotiques.

Plantes :

riz complet, poivre, miel

 

 

Note / Bibliographie :
  1. Pierre Giquel, poète, Les géographies irrégulières, édition École des beaux-arts Nantes Saint-Nazaire, édition janninck – 2017. p 159.
  2. Ibid., p 548.
  3. Documentation regroupant les pistes proposées par des artistes invités, édition Code de Nuit – 2010.
  4. Groupe de recherche mené par l’artiste-enseignant Sébastien Montero, École supérieure d’art et de design Le Havre-Rouen.
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Pour référencer cet article :

Edith Commissaire, Cocktails, douceur et amertume des sols, Openfield , 9 novembre 2020