Chinons, kilomètre 115, jour 12 :
Quelques signes au loin, les cheminées aéroréfrigérantes crachent des nuages au côté de blocs de béton, signaux momentanés à travers la canopée. Un dernier regard en arrière pour saluer l’église du village et le cocorico quotidien que nous n’entendons déjà presque plus. Un serpent de Loire ferme cette vue arrière, mais en ouvre une autre. D’un virage jaillissent les monticules difformes, anguleux. Le temps s’étire dans un crépitement de feuilles de saule. Silence glauque. Des particules suspendues dans une eau sans courant obstruent le fond qui semble infini. Nos bourdes ne l’atteignent même pas.
Nous avançons, immobiles, éphémères à la surface de l’eau, sous le poids de l’œuvre déchue d’une époque et d’une nation, qui écrase le temps pour le rendre démesurément long. Nous contemplons, béats, à la vitesse de moins d’un kilomètre à l’heure. Il y a comme une tension dans l’air, aucun bruit de voitures, je me rends alors compte à quel point le bruit des moteurs de voitures est rassurant. Je décide de me baigner, faire la planche, essayer de me détendre, les yeux ouverts sur le symbole de la radioactivité. M’en rapprocher. Paisibles montagnes, c’est du fond que j’ai peur ! Le courant est ici tellement perturbé, qu’il s’accumule, sur le fond dur ; socle d’ancrage en grès rassurant de la centrale ; une pellicule jaunâtre épousant les strates verticales de la résurgence. Je remonte sur nos bambous salvateurs. Le dôme d’argent religieusement détesté éclate sous les rayons du soleil. Illusion divine, nous prenons à droite un autre bras – pour éviter de nous empêtrer dans la stagnation. Je me suis baigné dans le tritium, quel idiot !
Nos objectifs de dérive ? Nos objectifs de mission? Au sortir de l’école du paysage de Versailles, trois questions fortes demandent pour nous à être approfondies :
– Éprouver un être fondateur du paysage, la Loire, afin d’établir un dialogue avec cet être pour définir des nouveaux récits de Loire,
– Questionner le métier de paysagiste et en particulier les missions d’analyses de grands territoires,
– Vérifier l’importance de l’immersion longue au sein d’un espace comme outil de captation sensible de ses caractéristiques.
En parallèle, nous voulions enquêter sur les représentations de Loire. Dans ses représentations actuelles, la Loire et ses paysages sont reconnus et classés en de nombreuses entités administratives qui lui confèrent les représentations figées d’une Loire «sauvage», «naturelle», à « fort patrimoine bâti »… Cette Loire des châteaux n’est qu’une très petite portion du fleuve; pourtant les représentations sont si fortes qu’on en vient à de curieux projets de paysage, comme le jardin de Chambord, jardin à la française du XVIIIe refait à l’identique au XXIe siècle. Alors que, paradoxalement, Loire est le berceau d’implantations humaines vieilles de plusieurs millénaires dont les traces structurent encore le paysage aujourd’hui. La Loire est aussi porteuse de nombreux « on-dit », de légendes, d’histoires anciennes et contemporaines. Ces mythes de Loire encore présents dans les imaginaires collectifs nous intéressaient.
D’une analyse cartographique à distance limitée à une expérience sensible
Par un travail de recherche bibliographique et cartographique, nous avons identifié quatre grands thèmes de paysages. Nous les considérons comme des bases de travail de terrain, à affirmer ou infirmer. Supports à l’émergence d’une analyse complète, ces activateurs de regards servent d’amorces à conversation, à penser à plusieurs. Chaque thème était lié à une portion de Loire que nous parcourions en 6 jours. Pendant ces 6 jours nous avons capté, glané de la matière graphique, écrite, vidéo, audio… Le 7e jour, nous déployions le radeau, c’est-à-dire que nous exposions nos productions comme un prétexte à la rencontre des habitants des bords de Loire. Les 4 expositions se sont déroulées dans des lieux identifiés comme porteurs d’un aspect historique/légendaire ou géographique particulier, comme à La Bohalle, lieu de la légende du passeur détrousseur Jean Bohalle.
De la matière à penser, bibliographie de bord :
Bachelard, Gaston, 1942, L’eau et les rêves, 267p
Collectif, Alain Gratepois (dir), 2002, Revue 303 Hors série n°75, La Loire, 336p
Collectif LPO, 2007, Les bords sauvages de la Loire et de l’Allier, 143p
Maj, Paul, 2005, Mythes et légendes du fleuve Loire, 198p
Boudin Ludovic, Cordier Jordan, Moret Jacques, 2014, Atlas de la flore remarquable du Val de Loire, 524p
Ainsi avions nous définis les 4 activateurs de regards :
Entre Tours et Saumur: Habiter l’eau
Ces premiers paysages parcourus sont témoins d’un rapport intimiste, harmonieux et doux entre la Loire, ses berges et ses occupants. Une attention particulière est accordée aux formes d’habitats traditionnels et contemporains, troglodytes ou insulaires ; mais aussi aux formes d’agriculture bocagère, aux canaux; à la finesse et la discrétion de certaines pratiques humaines au sein du «milieu» Loire.
Entre Saumur et Angers : Les Dragons
La Loire est plus mystérieuse. Les paysages de méandres sont en mouvement et éphémères. Les boires, les grèves, les îles se font et se défont au gré des crues. La Loire s’élargit, nourrie par le Cher. La volonté créatrice du fleuve et la diversité des milieux qui en découlent font rencontrer aux voyageurs de nombreux non-humains. Cette multiplicité de mondes en interaction au coeur des méandres fait se dégager la force élémentaire de l’eau; le corps sinueux du fleuve devient serpent, dragon ancestral et impétueux.
Entre Angers et Nantes : Les levées
La Loire est clairement identifiable en tant que cours d’eau domestiqué par les humains qui la navigue, la fréquente. Un vocabulaire de lutte, de résistance, de franchissement se retrouve sur cette troisième partie entre la Loire et ses riverains. Levées, quais, cales, ports, ponts, voies ferrées, épis structurants les berges… Les forces des ouvrages se confrontent à celles du fleuve. Les aplombs rocheux témoignent de la force d’érosion de la Loire à l’oeuvre sur les derniers millénaires.
De Nantes à l’Océan Atlantique : L’horizon
L’échelle du fleuve devient plus monumentale. Cela se manifeste par l’influence océanique qui ouvre le cours d’eau vers une dimension internationale, et confère une horizontalité aux paysages. Le dimensionnement des infrastructures industrielles, énergétiques et portuaires participe de ce gigantisme.
Une fois partis, il paraît évident que des études préliminaires à distance sur un grand paysage montrent rapidement leurs limites. Notre découpage cartographique en 4 séquences est mis à mal par la complexité du terrain. Les choses s’entremêlent, ne rentrent plus dans des cases. Les levées, par exemple, nous semblaient être des structures limitantes pour la Loire, deux longues entraves à l’amplitude de ces mouvements. Lors du voyage, elles nous sont finalement apparues comme faisant partie de Loire : fabriquées il y a plus de 1000 ans, elles ont servi aux humains pour habiter plus proches du fleuve et ainsi tisser un ensemble de relations au fleuve, des relations plus intimes, et la possibilité de vivre à l’abri des crues et des marécages. C’est pourquoi nous choisissons de décrire ici le récit de notre attachement à Loire : notre expérience sensible
C’est ce que produit le paysage aux sens lors d’une immersion longue qui nous intéresse, les mécanismes qui génèrent des relations entre humain et non-humain : des paysages. Nous expliquons ici la création de ce lien : l’attachement. Les attachements entre humains et paysages sont pour nous d’une grande importance à l’époque actuelle d’urgence écologique et climatique. Être attaché à un lieu, selon nous, donne une légitimité à celui qui transforme l’espace ; d’abord l’habitant quotidien, le jardinier, l’agriculteur, l’élu puis l’aménageur de l’espace. C’est sous forme de trois méandres/chapitres que nous racontons l’évolution sensible de nos êtres. D’abord la Robinsonnade, excités par l’aventure, sans dialogue avec Loire, puis avec le temps vient la Magie, nous dialoguons avec Loire et rencontrons ces mondes et enfin l’Horizon lorsque le dialogue s’efface. S’alternent entre les explications écrites a posteriori, des extraits de carnets de terrain qui illustrent le tissage de nos attachements.
Méandre 1 : Robinsonnade, l’aventure de la dérive
I- L’excitation du nouveau
1.Fabriquer en jardinier
Travailler dans un jardin implique une attention aux choses, de ne pas piétiner le cotoneaster situé au milieu du passage. Des oiseaux passent, l’église chante chaque heure, les graminées jaunissent, le sol se durcit et craquelle. Les sens se réveillent, comme un entraînement pour ce qui va suivre. Nous sommes au frais, dans le lieu clos et silencieux du néo-jardin ouvrier de la famille de Clémence avec, au milieu du gazon, un radeau qui prend toute la place. Ce sont les massifs, limites de l’espace ouvert du gazon, qui ont dessiné la forme du radeau. Dans la démarche permanente du jardinier, nous fabriquons avec les matériaux du site. Les bambous qui servent au platelage du radeau sont récoltés dans la bambouseraie d’un ami paysagiste. Chaque canne de bambou prélevée accentue la forme carrée de la masse, il y a un dessin derrière chaque geste.
2.L’adrénaline comme mauvais carburant pour la lenteur
Au sein de l’enclos nous sommes en gestation du futur outil. Chacun de nous a réussi à fixer dans son emploi du temps 40 jours pour tenter l’expérience. L’excitation créée par cette deadline des 30 jours de navigation nécessaires pour rejoindre l’océan, accompagnée de notre non-connaissance de la navigation du fleuve nous précipite vers une grande erreur.
De Blois à Chinon, kilomètre 6, jour 4 :
Nous étions pressés, inconscients, lorsque Loire nous était étrangère. Nous fabriquions Glaneuse 1, un radeau effilé fait d’un platelage de bambous tressés sanglé avec deux flotteurs de catamarans. Contreventé, vissé, noué. Nous étions fiers, excités après une semaine de bricolage dans un jardin de le faire flotter. Et il flottait bien, quel plaisir, en slip, à quelques mètres de la berge d’être debout sur notre plateforme. Nous allions bientôt partir. Mais nous n’avions rien compris, 30 minutes après le départ il fallait franchir le pont de Blois suivie, des ruines de l’ancien pont médiéval, reste de tas de pierre qui, lors de sécheresses affleurent. L’adrénaline, je ne sais pas, la prétention surement. Nous criions, fort avec notre public au sommet du pont. Pauvre Glaneuse 1… première pierre et crac, on se butte, le radeau pivote, c’est la cravate et les mètres cubes d’eau poussent fort, nous réagissons en faisant contre poids de nos corps, le radeau se débloque c’est reparti, quelques mètres et crac, encore coincés, Bim, Poum, cravate… nous répétons le processus 3 fois. Nous sortions glorieux. Fiers d’être passés, tellement aveugles, nous nous sommes aperçus que nous coulions seulement 20 minutes après, lors du second pont. Première pierre en travers, et nous sommes encastrés. Des bulles d’airs jaillissent, je n’arrive pas à réaliser l’échec stupide. 2,7km de descente et Loire a décidé d’arrêter là nos rêves enfantins. Un caillou entre une pile de pont et la berge a éventré notre flotteur. En deux rapides, une semaine de travail de construction a été anéanti.
Décontenancés, après trois verres de rhum nous réagissons vite. Il nous reste un mois entier pour rencontrer Loire, l’ambition rejailli aussi vite qu’elle était partie. Nous concluons que notre tirant d’eau était trop grand, presque 40cm et surtout, que nous nous sommes fait avoir par notre adrénaline.
Le lendemain, nous achetons 8 bidons de 220L, que nous associons avec deux autres de 100L et notre planche à voile au platelage en bambous grâce à un habile jeu de sangles. En 24h, Glaneuse II était honorée de fleurs or de jussie, d’une goulée de rhum et de toute notre ambition
II. Le sentiment d’aventure
En amont de Chaumont, kilomètre 14, jour 5 :
Nous sommes enfin partis pour de bon ! Nous arrivons à dériver, le début de la rencontre véritable avec Loire. Nous ne nous doutons pas qu’un apprentissage aussi intéressant commençait, comme on apprend une langue nouvelle nous avions beau tendre tous nos sens pour sentir ce que Loire raconte, il nous fallut du temps pour apprécier son vocabulaire. Par bribes, seulement de temps à autre, nous atteignons une empathie pour cet être non-humain, s’ouvrait alors une fenêtre sur l’immensité de son discours.
- Habiter le paysage en nomade
Nous étions sans déconnexion avec le territoire du fleuve, toujours avec lui, toujours dehors. Notre corps était poreux. Nous dormions dans nos duvets, sur nos tapis de sol à la belle étoile. Lorsqu’il pleuvait nous installions un tarp qui claque au vent et qui nous couvre entièrement de la pluie sans nous englober comme une tente. Cuisine au feu de bois, nous dormions sans réveil matin. Nous nous couchions tard, pourtant fatigués d’avoir été immobiles en plein soleil.
- La navigation à son minimum
Dériver n’est pas naviguer. Nous étions sur Loire pour aller à son rythme, habiter son mouvement, embrasser sa lenteur et ses humeurs. Nous cherchions seulement à avoir les sens disponibles pour apprécier ce qu’elle a à nous raconter. Évidemment, nous avions besoin de ménager l’embarcation, d’éviter les obstacles. Pour cela, nous avions confiance en notre ouïe pour percevoir les changements de courant. Le bruissement d’un clapot, les glouglous de l’écume… nous faisaient lever le nez pour esquiver l’obstacle. En formation en carré, deux à l’arrière, deux devant, avec comme outils des pagaies pour nous propulser ainsi que nos bourdes de bambous, cannes de 6m souples et robustes qui permettent d’orienter le bateau en poussant sur le fond ainsi que de parer les obstacles, tel un chevalier. Certaines difficultés étaient peu dangereuses, comme les bancs de sable qui nécessitaient simplement de descendre du radeau pour le tirer sur le fond, ou encore les bouées du chenal qui bousculaient l’embarcation, et d’autres qu’il fallait impérativement éviter : embâcles, les rapides, les berges. Une fois le « danger » évité, chacun retournait à ses rêveries…
Seuls les ponts, souvent construits sur les ruines de ponts plus vieux encore demandent une grande prudence. Les piles génèrent une accélération du courant qui filent entre les restes de leurs prédécesseurs pour générer des rapides allant jusqu’au type : classe 2 volume. Parfois, des pieux trainent juste en dessous de la surface. Nous amarrions en amont pour repérer afin d’établir une stratégie pour les franchir. Cela demandait parfois de décharger la totalité du radeau.
- L’envie de remonter chaque matin
Nous ressentions un sentiment de sécurité sur notre plateforme flottante. Notre posture peu commune, hors du monde des humains nous permettait de laisser aller nos pensées. Nous avions du temps, nous allions lentement. La rêverie avait une place importante dans nos journées. Les denrées alimentaires venaient des magasins côtiers, la nuit nous dormions sur les berges, à même les sables secs. Chaque matin, nous n’avions qu’une hâte : remonter à bord, comme une envie d’être confinés avec nos pensées.
Après Saumur, kilomètre 154 , jour 15 :
À l’abri sous un drap blanc humide qui nous protège de ce soleil d’août, le son que font les bourdes sur le fond sableux de Loire nous berce. Ces cannes de bambou qui se polissent de plus en plus après près de 120 km de navigation deviennent des objets uniques, travaillés par la force de celui qui l’utilise et par les différents grains de sédiments qui peuplent les fonds de Loire et qui y voyagent.
Les algues s’accrochent aux plus sédentaires d’entre eux. Elles dessinent dans les courants des longues chevelures vertes qui ondoient lentement. Toutes d’accord entre elles sur la direction à prendre, elles dessinent sur le fond de Loire des courbes mouvantes. Elles dessinent les mouvements de Loire. Illustrent son rythme…
Mêlée à l’écho des chants d’oiseaux, aux feuilles des saules pleureurs qui tremblent dans le vent, aux voix paisibles des locaux rencontrés qui nous racontent leurs histoires de Loire, sa beauté, ses dangers, les histoires de leur enfance, Loire nous chante sa douceur.
Assoupis à bord de notre berceau de bambou, Loire nous transporte doucement.
Notre lent mouvement se poursuit, nous nous éloignons de plus en plus.
Depuis combien de temps sommes-nous partis ? Combien de jours ? Combien de ponts ? Combien de clapots avant la nuit ?
Ces chants d’oiseaux et ces feuilles de saule qui tremblent au vent se perdent en écho à la surface de Loire et ressemblent à des souvenirs.
Ses reflets d’or imprègnent nos peaux de ses lumières et couleurs, elle dessine sur nous de nouveaux plis de nouvelles rides, imbibe nos voix d’un calme que nous ne nous connaissons pas.
Lentement mais sûrement elle et nous, nous rapprochons intimement.
Méandre II : Magie, la rencontre des mondes
Ancenis, kilomètre 239, jour 22 :
Manoeuvre sous le pont d’AmboiseSables de lune Loire dessine sur les rares derniers morceaux de sables, ce à quoi elle est la meilleure : des horizontales. Liserés parallèles, nombreux camaïeux d’ocres claires au sommet, sombre et humide en bas qui s’effacent inlassablement toutes les 6h pour se reformer 6h plus tard. Dessins de lune, dessins d’une relation cosmique puissante inscrite dans les bancs de sable.
I. Le radeau, outil de rêverie, outil de bascule
1.Un rêve de gosse
Lors de nos déploiements, chaque week-end, le radeau est souvent vu comme un rêve de gosse. Il crée des réminiscences chez de nombreux habitants de Loire qui nous livrent les liens établis entre eux et le fleuve. Allié au fait que nous sommes perçus comme des aventuriers, le dialogue s’ouvre complètement. Les humains qui se livrent à nous ont choisi d’habiter au bord du fleuve, pour les vacances ou à l’année, mais ils ont peur de Loire, tous. Après enquête, nous définissons 5 mythes contemporains du fleuve que nous nommons les Dragons de Loire :
- La crue millénale qui pourrait dépasser la levée
– Les sables mouvants
– Les tourbillons qui aspirent au fond d’une rivière souterraine
– Les cyanobactéries capables de tuer des êtres humains
-Les silures géants mangeurs d’enfants.
Ancenis, kilomètre 42, jour 7 :
Il paraît que les bords de Loire ne sont pas si sûrs…
Que pour s’y promener, certains préfèrent être munis d’une petite épée ou d’un poignard.
Il paraît qu’à Amboise, la Loire est belle et jolie en surface, mais qu’en dessous…
C’est autre chose.
Sables mouvants, tourbillons terribles torrents,
Bien des gens s’y sont noyés.
Il paraît que dans Loire, des bactéries dangereuses, ultras résistantes, issues du dégel du permafrost menacent…
Bactéries d’un âge ancien qui résiste à l’ébullition et capable de tuer des animaux de plus de 30 kg.
Il m’apparaît à moi que Loire est un fleuve vivant.
Que Loire sait nous garder enfant.
- Le paysage défile, la pensée avec
Comme lors d’un voyage en train, le paysage qui défile par la fenêtre est propice à la rêverie. Ici, à des vitesses bien plus lentes, le principe est le même, avec 300km/h de moins, mais 4 sens supplémentaires. Nous étions dans un état méditatif, contemplatif, le temps était suspendu, nous observions avec attention pour s’en imprégner. Le dessin d’observation s’en trouvait augmenté. Plutôt que de représenter un morceau de paysage, immobile face à son carnet, ici le paysage était mobile. Cela permettait de synthétiser ce que nous observions, d’en capter son expression plutôt que sa façade. Parfois, vent de face, nous nous faisions doubler par les arbres.
3.Les reflets
Gaston Bachelard qualifie les reflets de l’eau comme les premières peintures du monde. Par l’étude des reflets, nous tentions de plonger dans la manière qu’a Loire de voir le monde. Nous étions, pendant une longue période, obnubilés par les reflets, les clapots, la surface de l’eau que nous tentions de capter. Au point où nous nous prenions pour Loire :
Amont de Nantes, kilomètre 243, jour 25 :
Que me veulent-ils ? Voilà dix jours qu’ils sont partis sur cette étrange embarcation faite de bambous et de bidons de plastique bleu. Pas de quoi m’étonner avec ça normalement. Ils ne sont pas les premiers à venir m’éprouver. Depuis plusieurs siècles, des embarcations en tout genre me descendent, me remontent, me côtoient. Oui, mais voilà, jusque-là je rendais service. Et un service précis. Commercial, bateau-lavoir, canoës de loisirs… À chaque époque son usage.
Mais ceux-là sont différents. Il semble dériver avec moi… sans but précis. Ils me jardinent, me chantent des chansons. Ils se laissent descendre à mon rythme. Ils rencontrent mes berges comme je les rencontre. À ma vitesse. Ils dessinent ce que je voie, ce qu’ils appellent reflets. Ils écoutent mes chants qu’ils appellent échos.
- Explorer ce que Loire a à nous dire par l’art.
C’est par des moyens artistiques que nous tentions d’établir un dialogue avec cet être non humain fluide. Pour questionner des lieux qui semblent en déshérence, c’est-à-dire ni exploités par l’agriculture, ni entretenus, ni arpentés et dont le statut est changeant : sol friable et mobile, nous performions. Par le jardinage des berges, sans but précis, nous laissions une trace dans ces lieux qui n’attendent qu’une crue pour se remodeler à nouveau.
Par quel moyen dialoguer avec un être qui n’est pas humain, qui plus est, un fleuve ?
Saint-Florent-Le-Vieil, kilomètre 210, jour 21 :
Loire sous influence, surprenante distance, surprenante influence. Elle gonfle, d’une respiration qui s’éteint à la dernière marche de Saint-Florent-le-vieil. Ce sont les restes d’anciens ponts médiévaux formant une longueur de roches noires lustrées. Un palier d’un seul et unique mètre qui contient cette force céleste. Nous guettons le trait horizontal le plus bas, la ligne de ce décamètre susceptible de nous indiquer à quoi nous attendre à sa prochaine remontée.
Méandre III- silence horizon
Nantes, kilomètre 256, jour 26 :
L’aspirateur d’Océan nous tire en direction de Nantes. Nous allons vite. La navigation est simple sans vent. J’enchaine les dessins dans me soucier des obstacles, mis à part les bouées réticentes qui se dirige systématiquement droit sur nous dans leur balancier incertain vacillant de gauche à droite. Satanées bouées ! 17h30, c’est la basse marée, instant où la force cosmique va rentrer à l’encontre de celle de la gravité et réussir, par miracle, à faire remonter Loire. Nous passons le périphérique de la ville, immense pont de béton armé qui ne vibre même pas sous les passages incessants des poids lourds. Rectangle de stabilité dont les piles sont aussi larges que celles du pont de Blois. Nous en dessous, devons trouver un lieu où amarrer le bateau. Ils sont rares ces lieux qui permettent au radeau d’accepter les nombreux mètres entre la haute et la basse marée sans avoir besoin de s’envaser grassement toutes les 6h. En plus, ces longues berges sont pentues et il s’y dépose une quantité d’épaisse vase visqueuse et surtout glissante de limons qui restent là, quand il n’y a plus d’eau. Toboggan direct de la digue au fleuve. Il nous faut nous tirer d’affaire sinon c’est retour en arrière. Les vues satellites associées à nos jumelles, nous observons des bateaux amarrés à un ponton flottant. Quelques coups de pagaie, une habile manœuvre dans les contres, 180° et nous voilà rangés entre un bateau de pêche et un pont rouillé. Bric broc récup’ de métal soudé, grille tubes chûtes d’acier, IPN bidons cordes et pneus. Nous trouvons une berge à la rambarde par endroit bouffée en totalité par la rouille. Nous rencontrons le propriétaire, enfin, c’est lui qui nous a trouvés, car ici, les informations semblent aller vite. Arrive face à nous trois un colosse bodybuildé en Marcel. Pas d’âge, corps adapté au chantier. Il est l’artiste de cette oeuvre brute équilibrée entre gravité et marée. Albator, c’est le nom de son bateau de pêche. Dernier des 11 professionnels de pêche fluviale sur Loire qui nous déconseille d’en manger un seul poisson, surtout les vieux, qui y trainent depuis longtemps.
Son avis sur le futur de la faune de Loire est triste. Avec le manque cruel de poissons, il est contraint à avoir un mi-temps chez son oncle ferrailleur car lui ne pèche plus que 4 mois par an des silènes par dizaine seulement vouées à être exportées loin dans des fleuves étrangers. Je n’ai jamais vu de civelles, mais ce pêcheur peut être mon ami. Sa mise en garde sur les futurs colosses qu’on va rencontrer, des “mémères” qu’il nous conseille d’éviter en restant sur les côtés et surtout, éviter les tourbillons derrière les piles de ponts. Il rigole et nous le prenons très au sérieux.
Une nuit au bord du périphérique, 10h34, Loire est en retard, elle devait descendre à 9h53. Ça y est, les amarres se détachent, dernier radeau pour Saint-Nazaire.
I. Établir un dialogue avec le paysage pour le rompre
Ils veulent tuer ta poésie
Planter des pieux dans ton lit
Empêcher aux sables de voyager
Ils te côtoient à grande vitesse
Par de vastes ouvrages, ils te traversent
Ils disent t’aimer telle que tu es
veulent t’empêcher de changer
Comme un jardin bien maîtrisé
Ils veulent tuer ta poésie
En un orage tu l’auras ressuscitée
- Être poreux
Nous faisions corps avec Loire. Nous buvions Loire (filtrée au charbon), nous mangions du poisson de Loire, nous étions sur son territoire sans arrêt, nous pensions Loire, nous dessinions Loire, nous faisions corps avec Loire, nous étions Loire.
Cette posture d’être au plus proche, de se laisser traverser par les choses, au point d’entremêler l’eau de nos corps était intense.
Nantes, kilomètre 270, jour 27 :
Nous entrons maintenant dans la périphérie de Nantes. Sans en avoir encore conscience, nous étions entrés en contact avec Loire. Il y eut un moment de glissement, lent, mais maintenant Loire fait partie de nous, quelque chose c’est débloqué, comme une capacité à percevoir ce qu’elle ressent. Nous ne sommes plus du côté des humains, c’est le regard de haut, de l’humain occidental que nous trouvons dorénavant étranger. C’est la ville de Nantes nous a permis cette prise de conscience.
À son rythme, Loire s’est assombrie, charriant matières, sables et limons. Nous naviguons sans fonds, sans oser bourder, préférant sentir l’immensité sous nos pieds. La levée revient accompagnée de quelques maisons individuelles aux styles pavillonnaires : tuiles orange soleil, façades gris beige pâles. Avec elle, l’évident moteur thermique et son ronron permanent. Mais aussi les cyclistes, en contre bas, entre prêles foncées, cépées cendrées de saules et les cailloux de la digue que la marée fait briller en leur appliquant des limons. Trois rythmes horizontaux parallèles se superposent, trois échelles de temps dont nous sommes évidemment les perdants. Beaucoup trop lents, nous sommes regardés, épiés par ceux qui nous surplombent.
- Rompre le dialogue établi
C’est lorsque notre rythme avec Loire c’est brisé que nous nous sommes rendu compte du dialogue que nous avions établi. Doux, rassurant… C’est le caractère indécent des fenêtres de Nantes, qui, comme des yeux qui regardent une Loire malade disparaître, nous a réveillé de notre rêve. Nous employons le terme malade pour définir la Loire, car cette dernière est complètement saturée de limon et autres particules qui rendent l’habitat stérile pour un grand nombre d’espèces, dont nous. Les lieux où s’amarrer manquaient. Avec le va-et-vient des marrées, il fallait un timing précis pour joindre les pontons pour la nuit, sinon c’était retour en arrière.
Nous étions toujours dans notre droit de naviguer, non manoeuvrant, face à d’immenses bateaux. C’était même à eux, manoeuvrants, de faire attention à nous. Ils prenaient toute la place du grand canal qu’est devenu Loire, mais nous n’étions pas dans le rapport de force, nous avions peur.
Le Pellerin, kilomètre 285, jour 28 :
Surclassé dans la catégorie poids lourd, notre radeau, avec la souplesse du bambou et des sangles ondule sur la surface clapotée par le bateau bus. Le niveau baisse, les berges grandissent, se durcissent, s’approfondissent et s’arment de contreventements en béton armé. Ces colonnades angulaires sont patinées par l’eau et fracturées par endroit, signe d’une manoeuvre ratée, mais créatrice d’amas sur lesquels s’agrippent quelques spontanées nanifiées.
Nous longeons un navire de guerre, peint de cette couleur ciel gris. Le nez levé, nous contemplons à la vitesse du courant une puissance semblable au gaspillage. Bouche bée, flotte d’acier, sillons gris, je ne sais plus. Au fond de notre trou, plus profond qu’ailleurs, les sommets cylindriques.
En conclusion et pour aller plus loin
Nous revendiquons l’importance de l’attachement d’un humain à son paysage. Ce que nous appelons attachement c’est un ensemble de liens émotionnels, sensibles, qu’un humain fabrique alors qu’il est en relation avec un morceau de territoire. Cela peut être lié à des souvenirs, des moments forts vécus. Ce tissu invisible et présent chez chaque individu envers un ou plusieurs morceaux de territoire provoque ce que nous appelons de l’empathie. Être emphatique envers un paysage nous permet de percevoir les changements, chamboulements de ce paysage, en général, ce qui ne va pas dans l’évolution d’un paysage. Nous devenons attentifs aux mouvements des choses, notre être au monde s’en trouve enrichis. Nous pensons qu’il y a un enjeu de création de relation empathique d’un habitant avec le lieu dans lequel il habite. Par l’empathie, l’humain ne peut agir contre et bouleverser ce à quoi il est attaché, il perdrait une partie de ces souvenirs, une partie de lui, une partie de ce qui le constitue. L’humain prendra alors soin des éléments du paysage.
Nantes, kilomètre 270, jour 27 :
Pince animal, camion poubelle de l’Afrique, odeur d’ensilage qui pique le nez comme la tête et l’esprit, odeur blanche qu’on a du mal à oublier. Farine animale, acidité prégnante et bruit de métal comme ceux des camions poubelles en bas d’une rue pavillonnaire dans une crispation exagérée. Où vont ces bateaux immatriculés d’un pavillon panaméen ? Ciel gris, lumière qui plisse les yeux, monstres d’aciers, de la lenteur de la marée. Les piles du pont sont aussi fines que celles du pont de Blois. Le grognement inquiétant d’un transporteur géant qui semble effectuer un démarrage qui dure et étire le temps.
La vase, fatiguée elle aussi d’aller et venir, de se déposer et de se redéposer depuis des dizaines d’années, depuis qu’il y a autant d’épis, en amont, la forçant à creuser toujours plus profond, depuis que Loire n’est plus draguée, depuis que le bocage et les sols agricoles sont maltraités. Fatiguée, molle, desséchée jusqu’à crouter et creuser des crevasses sans fond. Accumulation d’uniforme flaque solide dans laquelle je suis aller patauger de mon corps. Pas après pas, concentré et déséquilibré par sa texture fondante, je compense avec mes deux bras. Je vacille, va-et-vient d’un côté et d’un autre, appliquant mon poids sur ma jambe droite qui s’enfonce sans toucher fond. Mon appuie se stabilise à la mi-cuisse et suffisamment ancrée, il me permet de ressortir mon autre jambe engluée, puis recommencer. Cosmonaute au leggings vaseux du vert des paquets de cigarettes. L’immersion complète m’excite, éloigne la fatigue pourtant poignante.
La rencontre avec l’Être Loire a permis de reconsidérer le fleuve en tant qu’entité vivante, créatrice de mondes et berceau de vies multiples. Nous souhaitons partager cette expérience et offrir une voix particulière au fleuve.
Un atlas des paysages de la Loire entre Blois et Paimboeuf est aujourd’hui en cours de fabrication. Cet atlas est composé d’une trame narrative présentant et reliant entre eux des fragments récoltés pendant le voyage (vidéos, photographies, dessins…). Des cartographies rendant compte de l’ensemble des paysages parcourus sont également réalisées.
Les entités de paysages sont décrites en tant qu’attachements et liens interspécifiques révélés au cours du voyage entre le groupe humain et les non-humains habitants de la Loire.
Le but de ce travail est d’offrir d’autres types de représentations à la Loire, et de réfléchir à des dialogues futurs et de nouveaux attachements entre les humains, les non-humains, et les paysages vivants. Nous, voyageurs paysagistes, nous interrogeons également sur notre métier, nous proposons avec cet atlas des attachements des outils et représentations pour la lecture et le projet de paysage.
De la matière à penser, bibliographie de bord :
Bachelard, Gaston, 1942, L’eau et les rêves, 267p
Collectif, Alain Gratepois (dir), 2002, Revue 303 Hors série n°75, La Loire, 336p
Collectif LPO, 2007, Les bords sauvages de la Loire et de l’Allier, 143p
Maj, Paul, 2005, Mythes et légendes du fleuve Loire, 198p
Boudin Ludovic, Cordier Jordan, Moret Jacques, 2014, Atlas de la flore remarquable du Val de Loire, 524p