Un lien entre besoins d’horizons et capacité à « prendre du recul » ?
« Prendre du recul » ? « Prendre de la hauteur » ? En gagnant de grands espaces, en partant à la quête à de nouveaux horizons… Les expressions sont joliment imagées et ouvrent la voie à pléthore de jeux de mots et associations d’idées à l’apparence facile. Et si tout cela était bien autre chose que de simples métaphores gratuites ou de pures expressions idiomatiques ? Et si sur un territoire donné, chercher à « prendre du recul », « prendre de la hauteur », aller à la quête d’horizons nouveaux, au sens littéral, autrement dit par le corps, c’ était aussi se mettre dans les conditions de le faire, au sens figuré, dans sa tête ? Hypothèse séduisante ! Mais difficile à démontrer !
Une chose est sûre : de nombreuses locutions de la langue française1 empruntent à l’expérience physique et matérielle du corps, à son positionnement dans l’espace et à la perception que cela offre pour parler d’une aptitude mentale ou psychologique. À celles déjà énoncées, on pourrait ajouter «faire le tour d’une question », sans parler de points de vue, de panoramas2 ou de l’idée de se construire une « vue d’ensemble ». Au sens littéral, sur un territoire concret donné, « prendre du recul » ou « de la hauteur » c’est se donner des conditions favorables pour pouvoir mieux apprécier les différents « plans » et «ouvrir perspectives », faire apparaître les « horizons » les plus lointains, et ainsi ressentir plus intensément le paysage !
Ces locutions imagées pour désigner des aptitudes de l’esprit démultiplient donc les références à celles de l’expérience du corps et de la « vision ». Elles possèdent en soi un double sens possible à la fois littéral et figuré qui n’est peut-être pas si fortuit. La quête d’horizons constitue une expérience complexe, du corps, des sens (de la vue mais pas que…), et de l’esprit aussi. Et si, en plus d’être une expérience sensorielle, la quête des grands horizons était aussi une performance du corps comme de l’esprit ?
Des corps face à l’horizon.
Les belvédères et panoramas connaissent un large succès : certains panoramas et belvédères célèbres attirent des visiteurs sans cesse plus nombreux. Et ceci, au prix d’efforts parfois importants pour y accéder. D’autres sont même devenus l’objet principal du voyage. Ce succès ne tarit pas alors même que la technologie nous donne accès à des données de plus en plus performantes au point qu’il est devenu possible de pouvoir visiter virtuellement ces sites depuis son salon avec n’importe quel appareil numérique ! Or, la technologie, aussi performante soit-elle, n’étanche pas pleinement la quête d’horizons et l’expérience du voyage et du corps en tant que tel (bien au contraire, cela pourrait même l’alimenter) : éprouver par et avec le corps, par l’expérience reste donc primordiale.
Il est d’ailleurs instructif d’observer les postures corporelles que ces lieux suscitent : on s’y attarde, on les apprécie, on les prend en photo ou on s’y prend en photo parfois au prix de contorsions exceptionnelles. Les corps se redressent et s’étirent ; on se met sur la pointe des pieds – comme si quelques centimètres étaient vraiment capables de changer vraiment la donne – voire, on monte sur le moindre support quitte à défier l’équilibre ; on recherche le meilleur point de vue ; on se penche en avant ou sur les côtés pour mieux « embrasser le paysage », quelquefois au prix de l’escalade de barrières de protections, d’autrefois on se penche à l’excès, au risque de la chute ; on prend des photos à l’aveugle, « bras levé » en espérant faire de meilleurs clichés qu’à hauteur d’yeux.
En ville, les terrasses panoramiques et les très grands parcs jouent ce rôle de lieux qui offrent un décentrement du regard, une immersion dans un ailleurs tout autant qu’une représentation de la ville et de l’horizon urbain sous un autre angle. Dans des villes de plus en plus denses, ces lieux offrent des échappées visuelles, des vues, des scènes qui remettent souvent « la ville » à distance…
S’attarder, contempler : les vues dégagées sont souvent l’occasion de moments « suspendus », de pauses.
On cherche à se redresser, à se hisser pour mieux contempler.
La vue d’ensemble : un plaisir pour les sens comme pour l’esprit
Les lieux qui offrent des vues d’ensemble permettent une expérience à la fois corporelle, visuelle et cognitive : ils incitent à une forme de concentration, de pleine prise avec les sens, de conscience et d’écoute de son environnement. On cherche à y identifier des éléments du territoire à reconnaître, à comprendre l’organisation des lieux et du relief. Certains panoramas possèdent cette force de rendre intelligible l’agencement des éléments du paysage d’un seul coup d’œil : ils permettent de mesurer des distances, des hauteurs, des surfaces. Quelquefois, ils donnent à lire le cheminement emprunté pour y accéder ou voire participent réellement à se construire une carte mentale.
Les points du territoire qui offrent des vues d’ensemble au sens littéral, sont en capacité de nous aider à renforcer les capacités à mieux s’y repérer. Mais leur bénéfice va au-delà de la seule raison : on peut aussi y éprouver un sentiment fort, un sentiment esthétique profond, une harmonie entre soi et le territoire, voire en étant là à cet endroit et cet instant précis, le sentiment d’exister ! Ils possèdent une charge émotionnelle, offrent un plaisir, un sentiment d’accomplissement, de liberté et de bien-être qui semble trop peu exploré par les sciences même si quelques travaux s’y essaient3. Si le corps est cantonné au point d’observation, les yeux et l’esprit, eux, peuvent parcourir tout le territoire qui s’offre à la vue et à la puissance de l’imaginaire. Une échappée visuelle généreuse constitue une promesse d’évasion possible y compris dans les environnements les plus contraints. À l’inverse, les territoires qui se referment par abandon de l’agriculture et de l’élevage au profit d’un défrichement ou d’un reboisement perdent en espaces ouverts et en horizons dégagés au point de générer un sentiment d’oppression4. C’est donc tout autant un état du corps qu’un bénéfice pour le mental qui se joue ici. Comme le note Jean-Marc Besse5, « Loin d’être un objet spectaculaire posé face à un sujet, le paysage est l’expérience d’une traversée, ou plutôt d’une immersion qui agite en quelque sorte le corps et le met dans un certain état (il y a des états de corps comme il y a des états d’esprit), voire une certaine humeur, une certaine disposition affective vis-à-vis du monde environnant, et qui, surtout, le conduit à vivre et à se tenir dans le monde, c’est-à-dire à l’habiter, de telle ou telle façon ».
Mais il n’est pas seulement ici question du sens de la vue : Alexandre Lacroix, dans un essai, raconte, au travers de témoignages, cette quête d’horizon et de rapport à la nature y compris chez des personnes aveugles et malvoyantes. Il reprend, par exemple, les propos touchants de Sophie Massieu, non-voyante de naissance : «La notion d’horizon n’est pas très facile à appréhender dans ma position. Mais pour les voyants non plus : si je vous demande de me définir ce que c’est que l’horizon, de l’expliquer avec des mots, vous allez patiner. La mer immense, qui déroule ses sonorités dans l’espace, me fait sentir l’horizon. »6 Alexandre Lacroix décrit et développe ainsi la quête d’horizons comme une quête forte chez plusieurs personnes aveugles comme n’étant pas seulement accessible par la vue mais par l’ensemble des sens et par l’esprit.
Cette quête de l’horizon et de l’échappée structure également la discipline de l’art des jardins et du paysage7. Et plusieurs paysagistes en font un élément structurant de leur travail. Michel Pena, paysagiste, associe l’horizon à la liberté et l’exprime en ces mots «le plaisir du paysage, le bonheur qu’il peut procurer, réside dans le caractère ouvert du paysage, à ciel ouvert. (…) Une sensation primordiale. (…) C’est la raison des grandes percées, des lointains retrouvés, des horizons perdus entre deux frondaisons. Voilà un sentiment qu’offre le paysage : celui d’être libre, celui de respirer l’air impalpable. (…) Maison/prison : la pire des souffrances qu’inflige la société à un homme fautif est de lui supprimer le paysage ! C’est l’enfermer là où il est nourri, logé, blanchi, sans avoir besoin de travailler, mais d’où il ne peut sortir.
La pire des souffrances est psychique. C’est de ne pouvoir parcourir le monde comme on l’entend, et jouir du dehors ».8
Quand l’horizon s’estompe et devient flou…
Pourtant, au quotidien, le plaisir ressenti devant l’horizon semble de plus en plus compromis, et ce, pour différentes raisons : en premiers lieux, les horizons les plus intéressants, à l’instar des vues sur la mer ou sur les grands lacs se retrouvent vite privatisés, convoités et peuvent faire l’objet de spéculations importantes si aucune mesure n’est prise en matière de régulation ou de protection. Si bien que la nécessité de maintenir les vues les plus emblématiques depuis les espaces publics pourrait être considérée comme un des axes forts des politiques publiques de paysage. S’approprier les meilleures vues, « dominer », c’est aussi très souvent gagner en visibilité : cela peut devenir un critère d’implantation recherché par des propriétaires en quête de symboles de domination comme qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises… au risque de compromettre les échappées visuelles depuis les espaces publics. Maintenir les principales vues lointaines de qualité, aussi bien depuis les lieux les plus emblématiques que pour tout un chacun dans son quotidien depuis les espaces publics pourrait être un objectif à poursuivre dans le cadre des politiques publiques de paysage.
Les grandes métropoles n’échappent pas à cette logique d’accès à l’horizon pour les corps privilégiés de la société : au fur et à mesure que la population croit, la ville se densifie, gagne en hauteur, et/ou s’étend. L’accès à une vue dégagée et à un paysage de qualité fait l’objet de convoitise et devient même un argument de vente : tours panoramiques, appartements de luxe avec vues, rooftops, bureaux en hauteur se monnaient alors cher, parfois en bouchant la vue des riverains. L’accès à des vues dégagées n’est possible qu’au prix d’un ticket d’entrée toujours plus cher ou d’un éloignement toujours plus grand pour accéder à des vues dégagées.
La « banalisation » du paysage par trop éléments standardisés représente également une perte de qualité souvent développée : si l’argument de la perte d’identité, d’authenticité, de singularité y est souvent associé, c’est aussi, peut-être, la fragilité de l’expérience du dépaysement, l’impossibilité à sortir d’un environnement en totale rupture avec les standards d’un quotidien désormais quasi mondialisé qui pose aussi problème. Quel intérêt, quel plaisir à « prendre du recul » si finalement tous les paysages se ressemblent ? Ce phénomène atteint aussi l’aménagement des belvédères et des panoramas les plus emblématiques : face à l’afflux de touristes, les sites les plus attractifs n’offrent plus les conditions d’une écoute personnelle et sensible. Ils peuvent également faire l’objet d’aménagements visant à les sécuriser et à garantir une rentabilité. Les lieux se retrouvent équipés de barrières visant à limiter les cheminements sauvages, à protéger des chutes : les barrières de protections, les panneaux d’information, de recommandation et d’ interdiction, les dispositifs anti-escalade se multiplient… au risque parfois d’offrir à l’horizon un premier plan compromettant pour une pleine jouissance et expérience de la vue tant recherchée : quel gâchis !
Et, au présent, la pleine jouissance semble de plus en plus ternie par une forme d’inquiétude pour l’avenir et la prise de conscience que les plus belles vues sont désormais de plus en plus fragiles face à la spéculation, face aux crises et aux changements dont celui du climat : le plaisir d’une vue dégagée sur les Alpes peut aussi ramener la réflexion que les neiges ne sont plus vraiment éternelles. Un périple au travers des beaux panoramas portugais peut rapidement tourner au constat que des hectares de forêts d’Eucalyptus partent en fumée. La quête d’horizon peut ainsi tourner à l’expérience étrange pour chacun des sens, pour le corps tout autant que pour l’esprit lorsque la situation se gâte…
Si on pouvait vérifier que la quête d’horizon au sens littéral constitue un des moyens possibles, parmi d’autres, pour « prendre du recul » ou « de la hauteur » au sens figuré, alors, nos territoires et leurs dynamiques mériteraient d’autant plus d’être réfléchis pour offrir des paysages et des échapées de qualité. Ceux-ci devraient s’offrir autant comme des expériences et performances intéressantes pour le sens et pour le corps qu’enrichissantes et rafraîchissantes pour l’esprit. À l’heure où justement les horizons de l’humanité semblent se rétrécir, où les possibilités d’agir semblent de plus en plus floues, n’avons-nous pas d’autant plus besoin de prendre du recul ? Et de trouver là, l’occasion de transformer son regard tout autant qu’une chance de se transformer soi-même.
« La prise de distance et le recul réflexif vis-à-vis du monde, qui sont les conditions premières de l’opération représentative, ne signifient pas cependant que l’on sort concrètement du monde pour l’observer depuis un belvédère imaginaire. (…) c’est plutôt une autre manière d’y être et d’y participer. (…) connaître, c’est se transformer soi-même, c’est transformer sa manière de se tenir dans le monde, c’est-à-dire de l’habiter »9.
1.Mais c’est aussi le cas dans de nombreuses autres langues.
2. Panorama : à la base, le mot désigne un dispositif scénographique construit dans lequel on entre pour s’immerger au sein d une représentation figurée. Il désignera ensuite une situation concrète d’où on peut bénéficier d’une vue d’ensemble, et plus récemment prendre un sens figuré (« le panorama de l »économie française » par exemple). Le mot « panorama » possède donc une histoire sémantique présentant des similitudes de parcours avec le mot Paysage, lui, plus ancien, qui désigne d’abord la peinture d’un pays, avant de désigner ce pays tel qu’il se présente à la vue et enfin prendra aussi un sens figuré.
Cf. par exemple, Laurence Madeline, Jean-Roche Bouiller, J’aime les panoramas : s’approprier le monde, Flamarion, 2015.
3.On pourra par exemple, s’en référer à ce travail exploratoire de l’ADEME : CAUE74, Tribu, Balaÿ Olivier Casa, Ménager des oasis urbaines en site urbain : quelles méthodes et quels outils, Ademe, janvier 2018. La vue sur le lointain constitue une des qualités recherchées constitutives des « Oasis urbains » tels que définis par l’étude.
4.Cf. par exemple, « la vue dégagée aide à garder le moral », témoignage d’Emile Richard-Frève, in
Mon regard sur les Alpes, Alpenscene N°104 , Le paysage est négociable, Notre regard modèle les Alpes, CIPRA, 2018.
5.Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage, éditions parenthèses, 2018
6.Alexandre Lacroix, Devant la beauté de la nature, Allary Editions, Paris, 2018
7.Chaque époque construisant un rapport particulier avec cette quête d’horizons. On pourrait écrire une histoire des disciplines de l’art des jardins et du paysage par une manière d’offrir une expérience de l’horizon/ de l’immersion dans des formes de nature.
8.Michel Péna, Jouer/jouir du paysage, AAM-Ante Prima éditions, Paris 2016.
9.Jean-Marc Besse, La nécessité du paysage, éditions parenthèses, 2018