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Partons de l’aval, d’images, de résultats, qui semblent aller de soi, tenir debout tous seuls comme par mirage, frontalement devant nos désirs empressés d’aboutir les choses, de combler les lacunes béantes. Scrutons les indices, les formes survivantes qui nous ont fait la grâce d’apparaître, le temps de les saisir dans nos mémoires sensibles et cognitives, le temps de les enregistrer sur une feuille de papier, avant de disparaître.

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Si la référence à une chorégraphie a retenu notre attention comme « format-cadre » pour témoigner du jardin de bordeaux, c’est que selon Paul Valéry la danse est une puissance à faire de chaque pas une « interrogation sur l’être ». Or cette puissance est justement puissance d’altération. Être dans le mouvement, c’est être hors des choses. Si le danseur produit une « forme du temps », cette forme ne sera cependant que « moments, éclairs, fragments […] similitudes, conversions, inversions, diversions inépuisables » qui altèrent et la forme (au sens de l’aspect) et le temps (au sens de succession) soit l’acte pur des « métamorphoses ». Et Georges Didi Huberman de préciser en évoquant le travail d’Israel Galván « il possède au plus haut degré l’art de se multiplier par le fait même qu’il ne cesse pas de se soustraire à quoi que ce soit qui ferait clôture dans le geste ou fermeture dans la signification » 1.

… Le montage de ces documents est traversé par les questions de chantiers [densités d’eaux, d’airs, de matériaux en préparation vers un imaginaire], de corps [travail continu où prennent forme l’envers et l’endroit des visibilités], de figures [rencontres fulgurantes des vivants dans un milieu ouvert], de saisons [mues liées au processus qui transmet la vie par sa disparition], de rythmes [latences qui frayent aux choses leur temps dans le mouvement].

Suivons ici les traces d’un projet qui investissent des questions d’urbanisme de grande échelle et en même temps des dispositions précises d’échelle de proximité. Elles empruntent leurs hypothèses de travail à des principes de montage de documents interrogés selon des entrées ciblées. « Walter Benjamin a plaidé pour que lisibilité et concept puissent s’articuler à une visibilité concrète, immanente, singulière. On ne peut pas savoir l’histoire sans voir quelque chose. On ne peut pas voir tout seul, savoir aussi. Il faut rendre à ce voir une possibilité d’être lu. C’est par l’analyse de l’évènement singulier que se dégage le cristal de l’évènement global » 2. On pourrait craindre que trop savoir trouble la vision. Trop voir l’ouvrirait-elle ? Trop voir les images — écume du vivant — avec lesquelles nous ouvrons ce texte. Trop voir les documents qui effectuent les images dans les réalités sensibles de nos mémoires, dans les réalités constructives de nos aîtres.

Le caractère fractal du projet interroge la clôture d’un site par une activité. L’œuvre de sédimentation est prégnante en profondeur et en surface. Strates de charbons, craies et argiles, fissures et plissements de terrain, sédiments en recouvrement du tout. L’aire industrielle, creuse, enlève, exporte et dépose les rebus laissés en tas sur tout le territoire. L’œuvre d’exploitation toise l’amplitude des ressources disponibles par l’efficace d’un faisceau d’extraction. De la focale des représentations et de l’impact d’un programme décryptent les documents d’appropriation et de désappropriation des strates aujourd’hui disponibles. Temps réactivé et chorégraphie explorent la mémoire des mouvements : ceux enfouis par l’épaisseur des temps, ceux affleurant aux croisements de tous les flux.

de la focale des représentations

Les vues d’avion du projet de Louvre Lens inscrivent le projet dans des points de vue imposés au concours. Elles sont radicales au regard de la délicatesse des liens topographiques entre le terrain et les quartiers. Elles affichent d’autre part la tension d’une architecture posée au milieu d’un parc que tout éloigne, alors que le projet introduit l’échelle de proximité des corps construits au contact de corps naturels, mis en abîme par dissolution de leurs limites respectives. On ne peut cependant pas leur dénier — par cette caricature — leur efficacité démonstrative sur l’inflexion d’une architecture au contact d’un carreau de mine étiré selon les flux entrant et sortant des matériaux d’exploitation de la mine. Elles affichent aussi clairement la confrontation des échelles des corps bâtis [le foyer, les galeries, les pavillons] au pointillisme des pavillons des quartiers. Cette question, relayée dans le périmètre actif du musée-parc, est entièrement à construire côté quartier sous l’angle du renouvellement urbain non engagé ce jour.

Les vues en plan sont une libre prospective. Elles nous éclairent sur les dynamiques engagées aux différentes couches — visibles et invisibles, dans le temps et dans l’espace — des conjonctures historiques. La constellation de plateformes et de cavaliers maille de façon spectaculaire une surface selon la cartographie des ressources souterraines cachées. Cette surface est définitivement fragmentée en même temps qu’articulée (qu’en réseau) selon la seule entrée d’une économie révolue. Elles montrent la superposition de milieux acides colonisateurs des formes industrielles construites par l’homme puis abandonnées, sur les vallonnements de milieux basiques à l’origine des paysages locaux. Elles montrent enfin l’épandage de la nappe phréatique formant le paysage en sous-œuvre avec des lignes de gravité et de célérité, des lignes de fuite et de plus grande pente, tandis qu’il est en surface indexé aux seules règles de partage de fiefs économiques.

L’industrie houillère a ici modélisé le territoire, quand ailleurs l’agriculture délignait les champs et les bocages. L’économie d’extraction du minerai a organisé des aires de production et de transport de matériaux, en même temps que des quartiers et des typologies de maisons spécifiques aux catégories sociales [famille, célibataire, ingénieur, contremaître…].

Vue aérienne, photo prise lors de l’inauguration du 04/12/2012 ©Ywan Baan

 

de l’impact d’un programme

L’installation du Musée du Louvre sur l’un de ses carreaux de mine engage la capacité de reconversion d’une production économique vers une économie renouvelée d’un mode d’habiter et de pratiques des mémoires d’un territoire au contact des mémoires de l’art et des cultures au sens large.

Différentes strates historiques sont représentées. Le temps de l’autonomisation des formes de territoires et de leurs destinations, indépendamment d’une production économique, suit son cours. Ces formes relayent les traces passées, mais se délignent plus sûrement de l’héritage que l’organisation sociale implicite qui cherche à s’émanciper d’un corps social contrôlé vers un corps social moderne.

Ce projet saisit la question du cloisonnement décloisonnement de ce qui est du registre des arts, de l’architecture, de l’urbanisme, du paysage, de l’économie, de l’histoire. Il investit un territoire qui offre à première vue un maillage de plateformes et de venelles connectées — opportunités d’un développement urbain contemporain — s’il ne masquait en arrière plan un cloisonnement social — prégnant dans les mentalités — issu du foncier des propriétés houillères. L’homme ouvrier appartient à la cité où il vit, elle-même greffée au carreau de mine où il travaille, plus qu’à sa commune ou son pays. Le paysage construit supplante dans l’imaginaire communautaire l’épiderme des territoires d’accueil. L’œil collectif est clivé au ventre de la terre. Tout est socialement organisé pour qu’il n’en soit pas distrait. Quand les profondeurs du sol ne livrent plus le fruit du labeur, la vue se voile et se perd en surface, sur un fond qu’elle n’a jamais reconnu et encore moins apprivoisé.

Le projet Louvre Lens redresse l’épiderme du corps social qui l’habite. Il le redresse au regard des différentes strates investies en les mobilisant de concert. Il révèle la valeur du temps contemporain, avec la vitalité d’un monde végétal re colonisateur. Il convoque les temps anciens en décryptant le cheminement de la plante à la houille, du végétal au minéral. Il rétablit ainsi le lien perturbé entre épiderme [surface d’enregistrement] et profondeur [ressource d’hier et de demain]. Il invite les temps futurs en introduisant les arts comme médiateurs de tous les temps et comme « passeurs » des mentalités.

Louvre Lens interroge ses commanditaires [la région du Nord Pas de Calais (aujourd’hui nommée les Hauts de France) — propriétaires des lieux — et le Louvre principal acteur de l’équipement et locataire] de par l’amplitude de son positionnement et des enjeux politiques engagés. Les désirs en démocratie d’aujourd’hui et en économie du marché fédèrent-ils des liens transversaux entre des champs disciplinaires et des territoires urbains qui le plus souvent s’ignorent ou cohabitent par la force des choses ? Il ne s’agit pas ici d’une position théorique ou générique qui nous éloignerait de la singularité de ce territoire dont la diversité des ressources contient en germe des réponses qu’il s’agit de traduire pour les rendre visibles au plus grand nombre. Il s’agit de décrire les enjeux d’un contenu programmatique [dispositif de mémoire active] —, d’une stratégie spatiale d’un équipement culturel [musée-parc] — d’évènements paysagers potentiels [grand parc du Louvre]. Le matériel graphique présenté représente l’outillage technique qui, combiné l’un à l’autre, engage la mise en œuvre de cette stratégie.

 

Le puits et la terrasse du midi, 25/05/2017 ©Catherine Mosbach

temps réactivé

Le point de vue temporel traduit une stratification en profondeur allant de la formation du charbon, aux réseaux de son exploitation et aux formes d’appropriation d’une économie périmée. Il nous parait essentiel — au regard de la question d’un lieu de culture — de convoquer ensemble ces différentes couches selon leurs combinaisons plurielles comme autant de « terreaux » dans lequel s’installe le musée. Il s’agit en principal d’une dynamique minière, d’une dynamique végétale colonisatrice, d’une dynamique culturelle. Le charbon [matière première] est l’un des éléments traversiers de ces strates. Il est lié à la végétation en amont par son origine (cycle du carbone), par la re colonisation végétale de ses dépôts miniers après exploitation en aval. Il est lié à la dynamique minière par la topographie de son exploitation (matériaux d’extractions rebus déposés en surface). Il est lié à une dynamique culturelle par le paysage créé (terril, cité jardin, cavalier, friche…) par une appropriation sensible et enfin par un musée-parc qui revisite le réseau en aval. Chacune de ces strates est représentée par les leviers significatifs des temporalités qu’elles représentent.

Les jardins du Louvre prennent corps à leur intersection, comme autant de — prélèvements — d’une mémoire vive. Cette traduction — technique et scientifique des ressources en place — ne recouvre pas cependant — par addition d’informations — les partitions sensibles du terrain. Quelle forme de parc, quels contenus de jardins pour un haut lieu de culture qui accueille entre autres dans ses murs de fameuses représentations de paysage sur plusieurs périodes historiques ? Le « bavardage » est écarté au profit d’une retenue qui laisse bruire et s’entre chasser la co visibilité des paysages réels avec ceux imaginaires des œuvres. Au cœur de ce dispositif — aux croisements de tous les flux — prend place le foyer. Les visiteurs entrent dans un volume d’accueil spacieux [70 x 70 mètres aux murs de verre transparent] encastré dans l’entrée historique. Le foyer est un espace public d’où l’on accède à la librairie, retrouve des amis au café, parcourt les informations sur les expositions ou encore que l’on traverse librement sans entrer dans le musée.

Grande esplanade, le 04/12/2012 ©Catherine Mosbach

chorégraphie

Adossé aux lisières, protégé du bruit des voies ferrées et des rues voisines, un sentier mène à une très large clairière, immense pré bordé d’arbres de tous côtés. Le contexte aiguise la curiosité, invite le visiteur à investir ce mouvement, à explorer un édifice qui comme un phasme se confond avec la nature, valorise le paysage plutôt que de l’occuper. Multiplier les volumes évite de surcharger le site et de détourner l’échelle de ce programme très vaste. Dimensions et profils des édifices adoptent la topologie des cavaliers, au rythme et à l’échelle de leurs ondulations en pente douce. Ouvrant plus encore le site, visuellement et physiquement, le volume central de verre installe un vide entre les différents bâtiments. Ce délicat écrin de verre ouvre sur le site dans de nombreuses directions et favorise sa traversée sans parcourir le musée. Accentuer les intervalles et les flux rend prégnant le mouvement latent d’installation du musée-parc dans son milieu.

Le point de vue spatial travaille la suspension de l’air entre ombre et lumière, entre voussures de lisières et vide des clairières. Il combine par soustraction, forme et mouvement, matière et temps, visiteur et jardin selon une chorégraphie à l’échelle des migrations — intermittentes, permanentes — sur le territoire. Les files d’attente d’accès au musée accentuent en flux tendus les allées sinueuses des lisières. Ailleurs hommes, femmes et enfants s’épanchent sur l’herbe rase aux encoignures des ourlets de sol. Selon les situations et les angles de vues, chaque corps réel peut être tour à tour artiste, œuvre d’art, spectateur et acteur.

De plus près, les boursouflures du sol orientent les mouvements et les appropriations des corps. Des champs d’herbes drues sur creusés de passe-pieds ondulent d’est en ouest. La pousse d’herbe de deux jours cisèle les étendues près du foyer et des pavillons par un appui feutré du pied au sol, laissant surgir ici des saillies de fleurs et s’évaser ailleurs les empreintes des eaux drainées. Le socle du carreau de mine est une boursouflure de grande échelle relayée en profondeur des territoires par les ondulations des cavaliers qui accueillent l’acheminement du public. Il fonde les relations de distance en même temps que de proximité de la ville au musée-parc. Le corps bâti n’est pas dans la position classique d’un monument sur son socle s’affichant à distance [musée du Guggenheim à Bilbao]. Il émarge à la progression du pas en corps bâti — corps végétal confondu à l’horizon et ne se dévoile tel un phasme que dans l’intime proximité.

 

parvis nord, le 25/05/2017 ©Catherine Mosbach

Ce projet part d’un terrain occupé par une activité périmée. Lourdement et symboliquement occupé, presque verrouillé par un trop plein de sens, les formes de survivances de ce terrain fascinent dans le cadre actuel des développements urbains. Qu’un établissement comme le Louvre investisse ce sol et par extension ce territoire, est une opportunité saisissante, sa principale vocation étant de témoigner des mémoires de l’art. Il y est question des formes de rencontre entre ces deux univers à premier abord hermétiques, qui cependant puisent dans les mêmes ressources que l’on nomme communément la culture : de l’art d’un côté, industrielle et paysagère de l’autre. L’excès de sens entraîne un excès de commentaires qui n’en finit pas de recouvrir et parfois d’opacifier ce qu’il cherche à rendre lisible. Ici le projet, architectural et paysager, et sa grille interprétative se joue à l’inverse dans le retrait, la soustraction, pour peut-être protéger le sens, en cultiver la réserve inépuisable, afin qu’il apparaisse dans ses multiples épaisseurs, disponible aux visiteurs qui le sonde.

La chorégraphie ne se déploierait pas seulement dans le mouvement des acteurs à fleur de sol, à fleur d’évènements. Elle est plus infime sécrétion d’un mouvement plus ample, plus lent, d’éléments en formation, d’évènements en irruption, de silhouettes aux contours éphémères, de trêves de sédimentation, de saisons dont émarge l’effluve infime d’un mouvement. Retenir les visions, en œuvre ou en document, en vrai ou en tableau, de temps où paysage et évènement se croisent dans le cadre d’une mémoire qui se déroule et s’imprègnent aux supports qui la capturent.

 

Grande esplanade, le 01/07/2016 ©Catherine Mosbach

 

Note / Bibliographie :

Ce texte est partiellement repris d’une conférence «documents» donnée en octobre 2006 lors de la 43e Conférence internationale de la Fédération internationale des architectes paysagistes, Solution verte pour une planète bleue Asla Minneapolis.

1. Le danseur des solitudes. Éditions de Minuit. Collection paradoxe. Georges Didi-Huberman. Avril 2006. pp25-84
2.Séminaire de Georges Didi-Huberman sur les Lamentations. École des Hautes Études en Sciences sociales. Paris. 7 Novembre 2005

De sol, d’air, d’eau sous photons with A Daval www.projetsdepaysage.fr . 2016.
Delta, or the Transgression of Lines, Pamphlet 20: Delta Dialogues, Christophe Girot, Susann Ahn, Isabelle Fehlmann, Lara Mehling (eds.), gta Publishers, ETH Zurich, Switzerland, March
Design de la Biosphère, Stream 04: Le paradoxe du vivant, Philippe Chiambaretta, Paris, France. 2017

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Pour référencer cet article :

Catherine Mosbach, Documents, Openfield numéro 10, Décembre 2017