I. Le temps de l’arbre dans le projet paysager
L’arbre, armature du projet et marqueur de temps
Agrément, verdissement, végétalisation, le paysage dans le projet d’aménagement est trop souvent considéré comme un ‘complément qualitatif’ et n’aurait pas, à la différence d’un bâtiment, de prise réelle sur le temps, parce que le végétal est vu comme changeant, fragile, malléable.
L’arbre est pourtant historiquement un des marqueurs de temps les plus évidents dans l’aménagement : il nait avec le projet, pousse et grandit selon les aléas, selon les contraintes ; il porte les marques du temps sur sa silhouette, selon les tailles qu’il a subies, les protections qu’on lui a offertes ou non.
Le temps de l’arbre représente le temps de la création d’un paysage et d’une identité locale. C’est en observant l’arbre au rythme des saisons que se décline le temps : les feuilles ramassées à l’automne viennent protéger le sol en paillage, les branches dénudées et la découpe en bois de chauffe annoncent l’hiver, la fleur symbolise l’arrivée du printemps puis le fruit apparaît selon la saisonnalité des sujets ; l’arbre vit, produit et transforme un paysage et surtout, ne laisse jamais indifférent.
Faire pousser un arbre productif implique de se projeter dans le temps. Imaginer, miser sur la qualité future d’un sujet, le former et le tailler en conséquence, en mettant en place les meilleures conditions possibles pour son avenir. Façonner un arbre et se plier à son éducation relèvent du temps long, de la patience de voir grandir son paysage.
Le monde rural s’est longtemps servi de l’arbre comme marqueur. En effet, l’arbre balise le territoire et constitue un repère facilement identifiable car il a une emprise spatiale sans commune mesure avec d’autres plantes du règne végétal. En terre agricole, il marque le bornage d’une parcelle, signale la présence d’un point d’eau. Dans les fonds de vallées, les arbres se regroupent en formant des ripisylves épousant la bordure des rivières. L’arbre bocager et sa trogne marquent les saisons et l’adaptation de l’homme à son milieu, il remplit le paysage de son empreinte.
L’arbre traverse le temps et les territoires. Par le passé, il se déclinait jusqu’aux portes des villes où il produisait bois de chauffe, vergers nourriciers et bois de construction. L’arbre productif était alors encore marqueur de temps. Fait paradoxal : en contribuant à la construction des paysages urbains actuels, il a, par là même, participé à son propre déclin. En effet, l’arbre tel qu’il apparaît dans les projets d’aménagement a aujourd’hui perdu une de ses fonctions fondamentales, la production. De charpente du territoire, l’arbre est devenu ornement, un produit de consommation paysagère, dénué de toute notion de temps ou de géographie.
Cette évolution est le résultat d’au moins deux facteurs :
– La disparition progressive de l’arbre productif en dehors des zones de production arboricoles. L’évolution des modes de vie, des pratiques agricoles et paysagères, a gommé peu à peu la nécessité de l’arbre productif en milieu rural ouvert et en ville, ou du moins dans sa proche périphérie. Les reliquats d’arbres bocagers dans les espaces publics sont rares (Fig. 1) et souffrent de leur non-exploitation. Cette évolution est problématique car elle entraîne peu à peu leur disparition pour des raisons d’instabilité et de dangerosité. On perd à la fois le bénéfice productif et ornemental. L’arbre d’ornement a pris une place importante dans les aménagements pour ses qualités de pousse rapide, de faible nécessité d’entretien, de rusticité ou d’esthétique, au détriment de toute notion écologique ou productive.
– L’arbre transplanté, ou ‘sans âge’. L’arbre citadin, et plus généralement l’arbre ‘paysager’ que l’on ‘installe’ aujourd’hui dans les projets, est le plus fréquemment un arbre déjà adulte. Il est de plus en plus rare de voir un projet de jardin, de parc ou d’espace public livré autrement que définitif, c’est-à-dire avec un couvert arboré déjà constitué. En cas de dépérissement ou de mauvaise reprise, le sujet est systématiquement remplacé, bouleversant ainsi toute idée de temporalité. On croise souvent un olivier bicentenaire dans un jardin de particulier fraichement livré, quelle que soit sa situation géographique. Peu de chances pourtant qu’il tienne une décade de plus dans ces conditions.
Discordances de temps
Il est nécessaire de se demander d’où vient ce besoin, cette nécessité de profiter d’un paysage déjà ‘terminé’. Dans une époque où le bien-être, la naturalité et le développement durable semblent être à l’honneur, on se délecte d’artifice paysager hors de toute considération temporelle. L’arbre se consomme comme objet fini, dénué de toute temporalité.
Cette anomalie vient certainement du fait que le projet d’aménagement est un instantané d’un temps ‘T’. Lorsque le concepteur dessine un projet de paysage, il offre une vision adulte et définitive d’un projet, un portrait du climax du végétal et de l’arbre, déjà à son stade adulte et en pleine force de l’âge. On évacue par ce procédé le fait que l’arbre est un être vivant, qui naît, grandit puis vieillit. L’aménagement ne prend pas la mesure du temps, en ne se basant pas sur le rythme lent de la nature et de la croissance des végétaux. Il ne prend pas non plus en compte la notion d’avenir, de pérennité et de résilience. Une fois cet idéal instantané consommé, et notre arbre passé du stade adulte à celui de sénescent, que reste-t-il et quelle alternative de renouveau nous est offerte à part une nouvelle transplantation ? On est encore deux fois perdant, on consomme un paysage déjà passé, usé.
La modernité d’un projet n’évacue pas des temps désaccordés où l’homme perd tout espoir de pouvoir observer son action pendant de longues années. Pourquoi en est-on arrivé là ?
– Le temps de l’arbre n’est plus en accord avec le temps du projet urbain.
Force est de constater que le temps du projet dans l’aménagement du territoire est un paramètre complexe à maitriser et à communiquer, le projet paysager n’y fait pas exception. L’immédiateté et la vitesse sont les caractéristiques de notre époque et la construction du paysage n’y échappe pas, qu’il soit bâti ou végétal.
On veut un arbre tout de suite, pas une graine ; un jardin doit exister tout de suite, pas dans 10 ans. On importe donc des sujets de grande taille que l’on perfuse d’engrais et d’arrosage en attendant qu’ils reprennent. Cette logique absurde semble ne choquer personne tant elle est acquise et partagée par tous. Peu de gens peuvent aujourd’hui se targuer d’avoir vu grandir cet arbre au fond du jardin ou sur la place du village. La dimension patrimoniale, du temps retranscrit par l’histoire du lieu, en est amputée. Pourtant, il est aisé de se projeter dans le temps d’un arbre qui est là depuis 200 ans et de l’admirer, on le protège et le défend même souvent bec et ongles comme un proche parent ; il fait partie du paysage local.
L’arbre ornemental est implanté là comme s’il y avait toujours été, il n’est pas neuf, naissant, il ne lui reste plus dans son cycle de vie que la maturité puis la sénescence, dont une bonne partie avec assistance ‘médicale’. Le temps du projet d’aménagement est pourtant un temps très long, on travaille souvent sur 15, 20 ans, le timing idéal pour faire pousser et accompagner un arbre, mais encore faut-il l’avoir pensé en amont et bataillé pour le faire accepter comme une priorité du projet.
La remise en question du contrôle de l’homme sur la nature passe aussi par ce genre de réflexion. Dans une société où le temps est devenu valeur marchande, le paysagiste doit apprendre et faire comprendre comment gagner du temps, en perdant du temps. Il est de son devoir, par la pédagogie du vivant, de construire une nouvelle relation avec le temps, en intégrant dans le paysage toutes les étapes du rythme du vivant.
Allonger le temps en sélectionnant des sujets plus jeunes et en observant l’évolution du paysage, en appliquant une logique « d’autoconstitution »des milieux par la flore locale, puis par la sélection, à la manière d’un cultivateur. Cultiver le paysage prend du temps au démarrage, mais garantit de gagner du temps par la suite. Gagner du temps sur la capacité de croissance et de réussite des plantations, sur la défense contre les invasives, les maladies, etc. Gagner du temps sur la connaissance des milieux, la qualité des sols et leur capacité à la résilience ; gagner du temps sur le futur, une écologie et un équilibre retrouvés, une sélection d’essences productives et pérennes ; freiner pour trouver le ‘bon’ temps, l’optimal, celui qui convient, faire l’économie du temps.
Il s’agit ici de cultiver un paysage arboré résilient et résistant, adapté aux conditions locales et en bonne santé. Un arbre transplanté peut se retrouver en difficulté rapidement s’il n’est pas adapté aux conditions écologiques locales, la volonté de le maintenir en bonne santé peut en effet coûter cher et faire perdre du temps (acharnement thérapeutique à vouloir maintenir ce type de paysage, notamment en ville). Pourtant, il ne faut pas non plus s’y tromper et tomber dans la nostalgie facile d’un bon vieux temps idéalisé : l’arbre productif présent jusqu’au 19e siècle dans les périphéries urbaines et les campagnes n’était pas un ornement passif et de tout repos, il impliquait de la rigueur, un combat contre la nature, une contrainte et du labeur. Il représente un temps important de travail et d’investissement ; un paysage même bien adapté au milieu demande un entretien, son absence de gestion peut être catastrophique.
– Le temps de l’arbre n’est pas en accord avec le temps du décideur
Ce vœu pieux se confronte dans la plupart des cas au temps de l’élu, au temps des budgets, au temps du maître d’ouvrage, au temps du riverain. Et finalement plus du tout au temps des saisons, du végétal et du vivant. Au-delà de ces questions, le paradoxe contemporain est que les villes s’étirent et s’étendent sur les proches périphéries, presque exclusivement sur les meilleures terres agricoles, sur lesquelles l’arbre productif et le végétal local auraient le plus de facilité à s’implanter. Pourtant, la plus grande partie des projets d’aménagements y voient le jour sous la forme de zones d’activités et de lotissements, suite de boîtes et de nappes d’enrobés sans saveur plantées parfois d’arbres ornementaux adultes et déjà fatigués, un aménagement immédiat, un produit fini, beaucoup de temps perdu.
Le devoir de l’aménageur est aujourd’hui de rendre le temps aux habitants. Repenser un développement cohérent dans un temps qui est le leur en les impliquant dans la réflexion de leur espace. Les jardins familiaux fleurissent dans les opérations nouvelles ou de renouvellement urbain ; les chantiers participatifs appellent de nouvelles formes de sociabilité où l’on apprend à faire ensemble (Fig. 2) ; les plans de paysage et d’aménagement territoriaux sont co-construits avec les agriculteurs et les usagers. On réapprend le temps du végétal et son importance sur le cadre de vie. Par les rencontres, on tisse de nouvelles relations sociales en mettant à profit le temps pour des gens qui n’ont plus le temps. La biodiversité est sur toutes les lèvres, l’agriculture urbaine est une notion qui parle à tous. Il s’agit bien d’une nouvelle relation au temps, apprendre au citoyen que le temps d’un arbre n’est pas celui de la société marquée par la vitesse, la précipitation, et un rapport distendu à la nature. Il faut s’adapter au rythme du vivant et à celui des arbres, et ne plus contraindre les arbres à s’adapter au temps des élus et maîtres d’ouvrage.
Prendre le temps de faire ensemble pour mieux comprendre notre relation au vivant. L’homme est aussi un être vivant : le faire ensemble permet une prise de conscience de ce qui nous entoure.
II – Exemple de projet : le jardin de traverse à Brétigny.
Jardin réalisé pour l’Atelier Jam (), Caudex sous-traitant de la conception et du suivi sur quatre années (2015-2019). ZAC Clause Bois Badeau
Se jouer du temps
Avant le projet – Le contexte de la réalisation de ce jardin est particulier parce qu’il sera progressivement entouré de constructions, profitant du temps du projet urbain pour grandir, donc dans le temps de l’arbre. Une grande partie de la végétation y pousse de manière spontanée, profitant des réserves de graines naturellement présentes dans le sol.
Le temps du projet d’aménagement de la ZAC, la nature du terrain (anciennes parcelles agricoles) et les temps de réalisation nous ont offert l’opportunité de réaliser ce jardin avant que les bâtiments ne viennent pousser autour, permettant de ‘semer’ littéralement une forêt urbaine et de constituer les espaces publics et plantés à partir du terrain naturel. (Fig.3)
Fig .3 : Coupe évolutive du projet de jardin de traverse (réalisé pour l’Atelier Jam)
Semer un jardin – La création de ce jardin s’appuie sur le principe d’autoconstitution et d’accompagnement par la plantation, en faisant appel à des espèces indigènes du plateau de Brétigny (boisement typique de chênaie-charmaie du plateau et en particulier Quercus robur, Fraxinus excelsior, Carpinus betulus, Populus tremula, Malus sylvestris, Prunus avium, Rosa canina), auxquelles s’ajoutent des essences productives (fruitiers dans les parties circulées et aires de jeux) ou ornementales adaptées à l’espace public pour leur robustesse et leur bonne tenue dans le temps.
Ce jardin accueille un verger productif et des tiges d’avenir (chêne, cormier sorbier, merisier, frêne, etc.), autant d’essences nobles qui gagneront en qualité et en rentabilité avec le temps s’ils sont bien encadrés et gérés.
Prendre le temps – Ce projet s’inscrit dans le temps de la maturation progressive, les essences pionnières viennent s’installer pour composer le sol et la sélection se fait en grande partie d’elle-même, certaines essences prenant la place et préparant la venue de celles qui attendent patiemment leur tour (Fig. 4 et 5). Avec le temps et dans l’ordre naturel des choses, les espèces vont se concurrencer et se compléter. Une observation attentive de la dynamique végétale permettra de contrôler les potentielles essences invasives et colonisatrices qui pourraient être présentes dans le sol ou transportées par des engins de chantier (Robinia pseudoacacia, Fallopia japonica, Ailanthus altissima, Buddleia davidii, Artemisia vulgaris, etc.).
Deux ans ont passé depuis l’installation du jardin : la strate arbustive se met patiemment en place, la ronce et les premières autochtones viennent prendre le dessus sur les pionnières. Le couvert des chênes et des essences d’avenir émerge peu à peu, les zones humides accueillent progressivement leur flore caractéristique. La faune (faucon crécerelle, fauvette à tête noire, grenouille verte, etc.), qui avait déserté cette zone depuis longtemps, revient et commence à investir l’espace. Les premières constructions viennent encadrer le jardin (Fig. 6 et 7).
Suivre le temps – Mais le temps du végétal ne s’arrête pas à celui du projet, nous accompagnons la gestion pendant les quatre premières années de pousse du jardin, pour suivre et contrôler les espaces et les structures végétales qui se sont constituées. Nous avons élaboré un plan de gestion pluriannuel pour que les services de la commune s’approprient les typologies végétales (boisements et bosquets haies de type bocager, prairie de fauche, verger communautaire, mares forestières, mégaphorbiaie) et les accompagnent pour qu’elles remplissent leur rôle spatial, écologique et productif. Un mode d’emploi de la gestion dans le temps de cet espace est défini pour en tirer le meilleur parti et savoir gérer au mieux l’après-projet (Fig.8 et 9).
Le principe de cet écosystème construit par le temps engage des réflexions plus larges. L’économie du temps représente également une économie de gestion, et une économie financière. Les terres sont locales, les rémanents sont réutilisés sur place, les eaux pluviales de toute la zone sont redirigées dans le jardin pour créer des milieux auto irrigués et riches de biodiversité. L’ensemble du système permet une économie de gestion d’assainissement du quartier.
Le temps rendra ce jardin fort et solide, ses bases sont saines et en place, mais le temps l’a aussi fragilisé. Tant que rien n’était construit autour, il n’attirait que peu le regard. Malgré une adhésion et un enthousiasme certain des services et de la maitrise d’ouvrage, les premiers usagers et les riverains se questionnent sur sa forme et sur son rôle dans l’espace public. Dans une époque marquée par l’immédiateté et la précipitation, peut-être que ce jardin est arrivé tôt, son rôle de pionnier doit être affiché et partagé. Aussi, il faut prendre le temps de l’explication, travailler la communication et défendre le projet pour lui garantir une pérennité.
Appliquer le temps de l’arbre dans un projet d’aménagement permet de faire lire et comprendre la nature à sa réalité propre, sa réelle mesure. Prendre le temps de réfléchir son espace permet une économie de moyens substantielle ; le traitement agroécologique de l’espace public nécessite d’être porté par les politiques publiques si l’on souhaite vraiment voir ce système réussir. Le paysage mérite que l’on prenne le temps de préparer les espaces publics de demain, organiser en co-construction le suivi avec les bonnes pratiques afin de parvenir à des écosystèmes arborés résilients et économes, socialement acceptables et adaptés à toute « l’épaisseur du temps ».
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