Le travail présenté dans cet article n’est pas le seul fruit de son travail mais une toute petite partie des résultats obtenus après plusieurs années de collaboration entre chercheurs du monde entier. Plutôt que de présenter des résultats complexes et détaillés, elle a choisi ici d’illustrer la démarche scientifique qui commence toujours par une question et un rappel de la théorie (tectonique des plaques). Elle nous présente ensuite la façon dont géologues et géophysiciens travaillent pour répondre à la question et les outils qu’ils utilisent en passant par les bateaux équipés de sondes sismiques, l’observation des données de terrain jusqu’à la modélisation numérique.
Quand on regarde une carte du monde présentant la topographie (variation de l’altitude) et la bathymétrie (variation de la profondeur des océans) (Fig. 1) on observe deux principaux domaines : les domaines continentaux en vert-brun et les domaines océaniques. L’interprétation de l’échelle de couleurs est assez intuitive : elle nous donne des indications sur l’altitude dans les domaines continentaux (le vert pour le niveau de la mer le marron foncée pour les sommets montagneux) et de la profondeur dans les domaines océaniques (bleu clair pour les domaines peu profonds, et bleu foncé pour les domaines abyssaux). Si on regarde plus attentivement cette carte on réalise alors la complexité des domaines océaniques. Les océans ne sont pas de vastes plaines, plates et sans relief mais des domaines tout aussi complexes que les continents présentant plaines et chaines de montagnes sous-marines. Avec mon regard de géologue-géophysicienne, la question qui me vient à l’esprit quand je regarde une telle carte est : Comment se forme un océan ? Bien sûr je connais le concept général mais encore beaucoup de questions se posent, notamment sur la structure de la transition entre les domaines océaniques et continentaux (Transition Océan-Continent ou TOC).
Avant d’aborder plus sérieusement la question, rappelons rapidement les principaux concepts. L’intérieur de la Terre est organisé en couches concentriques (Fig. 2) : le noyau au centre constitué principalement de fer et de nickel, le manteau autour constitué de roche mantellique (péridotite=roche magmatique formée par refroidissement lent du magma et cristallisation du minéral Olivine) qui se trouve à l’état solide/cassant dans la partie supérieur et à l’état ductile (visqueux) dans la partie inférieure du fait de la pression et de la température. Au-dessus du manteau : la croûte terrestre. On appelle Moho la limite entre le manteau et la croûte.
L’épaisseur de la croûte est, en moyenne, de 6 à 10 km sous les océans et de 35 km au niveau des continents (jusqu’à 70 km sous une chaine de montagne). La croûte océanique est formée principalement de basalte (roche magmatique formée par refroidissement rapide du magma) et de gabbro (roche magmatique présentant une composition chimique voisine du basalte mais formée par refroidissement lent de magma) tandis que la composition de la croûte continentale est généralement et pour simplifier, décrite comme granitique. Quand on s’intéresse à la transition océan-continent on essaye donc de comprendre le mécanisme de passage d’une croûte granitique de 35 km à une croûte basaltique et gabbroïque de 10 km d’épaisseur. La théorie de la tectonique des plaques, démontrée en 1968, permet de répondre à cette question. La croûte et la partie supérieure cassante du manteau forme la lithosphère. La lithosphère est divisée en plusieurs segments plus ou moins rigides constituant les plaques tectoniques qui « flottent » sur le manteau asthénosphérique visqueux et se déplacent les unes par rapport aux autres. A l’échelle des temps géologiques (plusieurs dizaines de millions d’années), la convergence de deux plaques océaniques résulte en la formation d’une chaine de montagne volcanique ou de collision, la divergence résulte en la formation d’un océan. On explique donc généralement la formation des océans par l’étirement (Fig. 3a) et l’amincissement de la croûte continentale par le jeu de failles d’extension permettant la formation d’un bassin de rift (Fig. 3b). Si l’extension continue on peut atteindre le point de rupture (ou break-up) : la croûte continentale se sépare et une nouvelle croûte se forme, la croûte océanique. Celle-ci se forme ainsi par le refroidissement du magma mantellique qui, exposé au fond de l’océan donne du basalte (refroidissement rapide) et à quelque kilomètres de profondeur du gabbro (refroidissement lent) (Fig 3c, 3d). Dans ce modèle, la transition entre le continent et l’océan est simple et très abrupt : on observe le passage rapide d’une croûte continentale amincie par des failles d’extension à une croûte océanique nouvellement formée. Mais malheureusement, si ce modèle est cohérent avec les principaux concepts, il ne permet pas d’expliquer les données et observations récemment collectées dans les transitions Océans-Continents et présentées ci-dessous. Géologues et géophysiciens travaillent conjointement sur les TOCs, nous disposons donc de deux types de données: 1) les données géophysiques, 2) les données de terrain.
les données géophysiques
La transition océan-continent se situe sous les océans et correspond au passage de la plateforme continentale (domaine bleu clair=peu profond, sur la figure 1) aux domaines abyssaux (domaines bleu foncés= profonds). Ces domaines ne sont pas facilement accessibles et ne permettent donc pas une étude classique de terrain. Pour comprendre la structure de ces domaines on utilise donc principalement les données géophysiques qui nous permettent d’obtenir une image du sous-sol. Plusieurs méthodes sont utilisées dont, entre autres : la sismique réflexion et/ou réfraction (qui utilise les propriétés de propagation des ondes sismiques), la gravimétrie (qui mesure les variations de densités), les données géomagnétiques (qui mesure les variations spatiales du champ magnétique). Nous nous concentrerons ici sur la sismique réflexion très communément utilisée dans ces domaines. La sismique réflexion est une technique voisine de l’échographie qui utilise la réflexion des ondes sismiques aux interfaces entre plusieurs couches géologiques pour obtenir une image détaillée du sous-sol. En mer, on utilise des canons à air comprimé pour produire les ondes sismiques, et des hydrophones (capteurs sismiques) répartis le long de câbles tirés par un navire pour enregistrer les ondes réfléchis (Fig. 4). Si la source sismique est suffisamment importante, on peut obtenir une image détaillée (exemple Fig. 5b) des couches sédimentaires mais également de la croûte sous-jacente jusqu’au Moho. Quand on regarde une coupe sismique réalisée dans une transition Océan-Continent on essaye d’identifier 1) le Moho, 2) les différentes unités sédimentaires et leur âges relatifs, 3) les principales structures responsables de l’amincissement crustal. En combinant toutes ces observations on peut alors ensuite essayer de reconstruire l’évolution de la déformation.
Regardons maintenant les données de sismique réflexion obtenues le long de la TOC sur côte ouest du Portugal (la marge ouest Ibérique) (Fig.5b, Fig. 5a pour la localisation). L’interprétation de la ligne nommée TGS proposée ici est contrainte par des données de forages réalisées en même temps que la campagne sismique (Fig. 5c). Contrairement au modèle précédemment présenté où la transition était très abrupte (Fig.3), on observe que la transition entre la croûte continentale et la croûte océanique s’effectue progressivement sur une distance de plus de 250 km. De plus, les données de forage démontrent l’existence d’un domaine de manteau exhumé entre la croûte continentale amincie et la croûte océanique. Les roches exposées et identifiées dans les forages sont en effet des péridotites et non du basalte ou du gabbro. De plus, au niveau de la croûte continentale, on observe que celle-ci est extrêmement amincie (Fig. 5c) : l’épaisseur varie de 30km à moins de 10 km sur une distance de moins de 200 km. Si on observe un certains nombres de failles d’extension fortement pentées (lignes bleues sur Fig. 5c), une simple reconstruction mécanique nous montre que celles-ci ne sont pas suffisantes pour expliquer un tel amincissement. Nous voilà donc en face d’un dilemme scientifique : le modèle généralement utilisé n’est pas compatible avec les données sismiques puisqu’il ne permet pas d’expliquer 1) l’exhumation de roches mantelliques et 2) l’amincissement extrême de la croûte. L’émergence d’un nouveau modèle est donc nécessaire, contraint cette fois par les données de terrain.
Les données de terrain
Comme les études directes de terrain sont impossibles, les géologues travaillant sur les TOCs, étudient des transitions fossiles situées dans les chaines de montagnes. Du fait du mouvement perpétuel des plaques tectoniques, les océans s’ouvrent et se referment périodiquement à l’échelle des temps géologiques. Certaines chaines de montagne résultent donc de la convergence entre deux plaques tectoniques initialement séparées par un océan ou proto-océan (comme dans les Alpes et les Pyrénées). Dans certains cas, les structures créées et les sédiments déposés lors des processus d’extension ont été préservées lors de la déformation compressive et sont donc maintenant accessibles sur le terrain sous réserve de savoir faire la différence entre les structures extensives et les structures compressives plus tardives.
Ces études de terrain ont permis notamment d’observer directement ces domaines de manteau exhumés (Fig. 6a) et de mieux comprendre les mécanismes d’exhumation. On observe en effet sur le terrain (Fig. 6a et 6b) des failles très faiblement pentées -dites failles de détachement- qui, à la manière d’un tapis roulant, sont capable d’exhumé le manteau lithosphérique à la surface (Fig. 6c). Difficilement visible dans les données sismiques, ces failles ont généralement été négligées dans les interprétations, ce qui explique le décalage entre taux d’amincissement et nombres de failles identifiées. Cependant, si les données de terrain permettent d’apporter des informations nécessaires à la compréhension des processus d’extension et à la formation des domaines de transition entre le continent et l’océan, l’évolution dynamique de ces systèmes reste difficile à appréhender. Les modèles numériques permettent donc de visualiser et de réfléchir sur l’évolution de ces systèmes dans le temps et l’espace.
La modélisation numérique
La modélisation numérique consiste à développer des codes numériques respectant les lois fondamentales de la physique et capable de modéliser la déformation des matériaux géologiques selon le régime de contrainte imposé (ici en extension). Dans mon travail, je privilégie principalement les modèles à l’échelle de la lithosphère mais des modèles similaires peuvent être utilisés pour explorer la déformation à l’échelle microscopique. Je définis au départ : la taille du modèle (ici 250 km de profondeur, 400 km de long), la vitesse d’extension (1 cm/an au total) et la composition du modèle.
Dans le modèle présenté (Fig. 7 et animation 1) la croûte continentale est initialement de 35 km de profondeur et présente une composition granitique classique (30% de minéraux quartz -en rose foncé- et 70 % de minéraux feldspaths -en rose pâle-, les minéraux secondaires comme la biotite sont négligés). Le manteau lithosphérique est initialement de 80 km d’épaisseur et présente une composition proche d’une péridotite (30% de minéraux Pyroxènes -en jaune- et 70% de minéraux olivines -en vert-). La partie inférieure du modèle représente l’asthénosphère (ici composé uniquement de minéraux olivines pour simplifier). Les lignes noires représentent deux isothermes à 600°C et 1330°C.
Animation 1 : Modèle numérique représentant l’évolution des matériaux et la formation et évolution des failles pendant un épisode de rifting. Modifié d’après Jammes et al. 2016
Au cours de l’évolution du modèle, on observe la formation de failles (en gris) qui deviennent de plus en plus foncées du fait de l’accumulation de la déformation. Cette animation nous permet donc de visualiser facilement les processus d’amincissement crustale permettant la formation d’un bassin de rift puis d’un océan. On observe ainsi l’amincissement initial de la croute continentale (en rose pâle/foncé) par le jeu de nombreuses failles d’extension fortement pentées (en gris). Après 150km d’extension (time=150 Ma), on peut remarquer que certaines de ces failles pivotent et s’aplatissent. La rotation de ces failles permet alors l’exhumation du manteau lithosphérique (en vert et jaune) quasiment à la surface (ou sous une croûte extrêmement amincie). La rupture continentale n’arrive que tardivement (après 360 km d’extension, time=360Ma) et permet l’arrivée à la surface du manteau asthénosphérique (vert pâle) et donc de la formation d’une nouvelle croûte océanique. Dans ce modèle, La transition entre le continent et l’océan s’effectue donc graduellement sur environ 250 km et nécessite le jeu de failles faiblement pentées (dites de détachement) qui permettent l’exhumation du manteau lithosphérique à la surface ou sous une croûte continentale extrêmement amincie. Le processus de transition obtenu ici est donc beaucoup plus complexe que celui présenté dans le modèle initiale (Fig. 3) et permet d’expliquer les données géophysiques (exhumation de manteau lithosphérique) et géologiques (failles de détachement) précédemment présentées. On obtient ainsi, en combinant les approches (interprétation de données géophysiques, données de terrain et modélisation numérique), un modèle dynamique, compatible avec les données, et permettant d’expliquer le passage d’une croûte continentale granitique de 30 km à la formation d’une croûte océanique basaltique et gabbroïque.
Ce résultat, qui peut apparaitre simple, a et continue de révolutionner la vision des TOCs mais aussi la compréhension des processus tectoniques. La mise en évidence des failles de détachements (difficiles à observer sur les données sismiques) et des domaines de manteau exhumés a donné de nouveaux outils aux géologues et géophysiciens pour interpréter et comprendre les données sismiques et de terrain que ce soit dans les TOCs, les bassins de rift ou encore les chaines de montagne. Pour interpréter les structures compressives il est en effet important d’avoir une bonne compréhension des structures extensives précèdant la formation de la chaine de montagne. Ces résultats ont donc, entre autres, permis des avancées majeures dans la compréhension de la formation de l’Océan Atlantique mais aussi des Chaines Pyrénéennes et Alpines.
Manatschal, G., Müntener, O., Lavier, L. L., Minshull, T. A., & Péron-Pinvidic, G. (2007). Observations from the Alpine Tethys and Iberia–Newfoundland margins pertinent to the interpretation of continental breakup. Geological Society, London, Special Publications, 282(1), 291-324.
Sutra, E., & Manatschal, G. (2012). How does the continental crust thin in a hyperextended rifted margin? Insights from the Iberia margin. Geology, 40(2), 139-142.
Jammes, S., & Lavier, L. L. (2016). The effect of bimineralic composition on extensional processes at lithospheric scale. Geochemistry, Geophysics, Geosystems, 17(8), 3375-3392.