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La zone tampon à Chypre

D'une blessure qui préserve vers une cicatrice qui unit

L’île de Chypre a été de tous temps un territoire très convoité, de par sa localisation stratégique en Méditerranée à l’articulation entre Orient et Occident. Ses paysages sont riches de cette histoire mouvementée, qui y a laissé ses traces, et ce jusqu’à très récemment.
Je vous propose ici de nous intéresser à la période contemporaine de l’histoire de Chypre, plus particulièrement à la dernière invasion dont elle a fait l’objet en 1974 et qui a abouti à sa division. Cette invasion a eu pour conséquence l’apparition sur l’île d’un territoire étonnant, la zone tampon, qui va faire plus particulièrement l’objet de cet article.

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Le sujet de Chypre m’intéresse depuis longtemps, et cela de par mes origines : issue d’une famille franco-chypriote, j’ai grandi avec cette double culture, mais aussi avec une conscience forte de cette période de l’histoire. C’est pourquoi en 2008 j’ai choisi de m’intéresser à cette zone qui divise l’île par le biais de mon diplôme de fin d’études à l’École Nationale Supérieure du Paysage (1).
Cet article est basé sur les recherches et réflexions menées à cette occasion, auxquelles j’apporte aujourd’hui un regard différent, de par le recul qu’a pu me donner l’exercice de ma profession.
Il est intéressant de noter qu’au jour où j’écris ces lignes, la situation politique à Chypre semble en bonne voie d’évolution : l’élection en avril 2015 d’un nouveau dirigeant chypriote turc dans la partie occupée de l’île, Mustafa Akinci, a entraîné la reprise des pourparlers en vue d’une réunification.

Une île et sa capitale divisées

Une crise géopolitique entraîne la division de l’île

Durant l’été 1974, suite à une tentative de coup d’état de la Dictature des Colonels Grecs pour prendre le pouvoir à Chypre, l’armée turque lance l’invasion de l’île depuis le Nord.
Elle atteint rapidement Nicosie, la capitale, et divise l’île en deux, entraînant d’importants mouvements de population. Depuis, le peuple chypriote est scindé en deux communautés, chypriote grecque et chypriote turque qui vivent séparées, chacune dans une partie de l’île.

Ce sont les lignes de cessez-le-feu des combats qui délimitèrent les deux parties de l’île, Chypre occupée au nord et Chypre libre au sud. Entre ces lignes, un territoire se dessine : une bande de terre d’une longueur de 180 km, de largeur variable.
Cette zone démilitarisée est alors confiée à l’UNFICYP (2), force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre, dont la mission consiste notamment en une surveillance permettant une mise à distance effective entre belligérants.

La zone tampon à l’échelle de l’île ©Mélia Reiff

La zone tampon : forme, fonctionnement, usages

Ce territoire, au tracé dicté par des stratégies militaires, parcourt Chypre d’est en ouest, d’une côte à l’autre, et est constitué en majeure partie de territoires ruraux. Mais il traverse également la capitale, Nicosie, jusqu’au cœur de son centre ancien.
D’une largeur très variable, atteignant plusieurs kilomètres en milieu rural, il se réduit parfois à la largeur d’une rue dans le tissu urbain.

La zone tampon à l’échelle de Nicosie ©Mélia Reiff

Par endroits, il englobe également des entités particulières, des enclaves, comme l’ancien aéroport de Nicosie, abandonné depuis la guerre, et où l’ONU (3) a établi ses quartiers, ou le village de Pyla, placé sous l’administration de l’ONU, dans lequel vivent encore ensemble des Chypriotes grecs et turcs.
Il est resté totalement interdit d’accès et même infranchissable jusqu’en 2004, date à partir de laquelle plusieurs points de passage ont été ouverts, qui permettent de se rendre d’une partie à l’autre de l’île, après délivrance d’un visa de courte durée.

Point de passage en périphérie de Nicosie
Point de passage en périphérie de Nicosie

Cette première présentation de la zone tampon nous permet de situer le contexte et de comprendre sa mise en place. C’est également à peu près tout ce que l’on peut apprendre à son sujet, y compris dans les médias, car c’est un lieu encore aujourd’hui chargé d’un passé douloureux, dont on parle difficilement et que peu de personne connaissent.
Poussée par la curiosité et l’intuition d’être face à une situation exceptionnelle, j’ai cherché à en savoir plus. Ma découverte du terrain s’est faite essentiellement depuis ses limites, ainsi qu’au travers de quelques visites rendues possibles par l’intermédiaire des Nations Unies.

Cet article est issu de ces explorations, rencontres, recherches et réflexions.

Un territoire exceptionnel autant que paradoxal

Une toponymie déroutante

S’intéresser aux différents toponymes donnés à ce territoire me semble une manière particulièrement passionnante de s’immerger dans la découverte de ce lieu, de sa complexité, de son mystère :
Les Chypriotes grecs parlent de «nekri zoni» (« Zone morte » en français), et dans le centre-ville de «prasini grami» (« ligne verte »), nom donné en 1963 suite à une proposition d’un général anglais de diviser la ville en deux, le long d’une ligne tracée en vert sur un document militaire.
De leurs côtés, les Chypriotes turcs la nomment ligne Attila, du nom du général militaire qui a mené l’invasion.
Le terme anglais de «no man’s land» est fréquemment employé, en référence à d’autres zones de frontières comme à Berlin avant la réunification, ou en Corée.
L’ONU, quant à elle, emploie le terme anglais de «buffer zone» (« zone tampon »).

Tous ces noms, qui parlent pourtant d’un même territoire, offrent à l’imagination des représentations complètement différentes, et parfois même antinomiques :

Quelle en est la mesure physique et symbolique ?

Une simple délimitation dans un zonage politique, une vraie épaisseur dans le paysage ?
Une zone militaire désolée, un territoire débordant d’une nature luxuriante ?
Une frontière interdite, un espace partagé accessible ?

Un territoire inaccessible mais … habité et cultivé

Au cœur de ce «no man’s land» se trouvent au total cinq villages habités (dont Pyla évoqué précédemment) qui, situés entre les lignes de front au moment des conflits, se sont donc retrouvés intégrés à la zone tampon.
L’observation d’une photographie aérienne de Chypre nous permet également de remarquer que la zone tampon est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un territoire en grande partie cultivé, dont les structures agricoles et les cultures semblent identiques à celles des parcelles qui l’environnent.
En effet, il s’avère que sur ce territoire officiellement inaccessible à tous, l’ONU permet néanmoins aux agriculteurs chypriotes grecs propriétaires des terrains avant la guerre de vivre et de cultiver leurs terres.

Photo aérienne de la zone tampon: cultivée et habitée
Photographie aérienne de la zone tampon cultivée et habitée ©Mélia Reiff
Limite entre zone cultivée et friche dans la zone tampon
Limite entre zone cultivée et friche dans la zone tampon

D’importantes friches militaires traversent tout le territoire

Cependant, tout ce territoire n’est pas cultivé : l’ONU a choisi d’interdire à l’agriculture une mince bande de terrain située le long de la ligne de cessez-le-feu turque dans le but de limiter les risques d’altercations entre paysans et militaires.
L’armée chypriote turque a également mis en place dans la partie occupée de l’île des enclaves militaires supplémentaires totalement interdites d’accès et laissées en friche, qui viennent se juxtaposer aux espaces déjà non cultivés de la zone tampon.
On trouve également des espaces laissés en friche là où la zone tampon devient très étroite, notamment aux abords et dans le centre-ville de Nicosie, où l’ONU est inaccessible à tous.

Une coulée verte au cœur de la capitale

La zone tampon traverse en plein cœur le territoire urbain de Nicosie, et son centre historique fortifié datant de l’époque vénitienne.
Ici aussi l’observation des photographies aériennes est très intéressante : le tracé de la zone tampon y apparaît clairement dessiné par …. un couvert végétal dense et verdoyant.

Dans le centre ancien, la zone tampon, composée d’une rue et des bâtiments en ruine qui la longent tranche le tissu urbain dense.
Cette rue, la rue Ermou, a une grande importance à Nicosie puisque c’était avant la guerre l’artère la plus commerçante de la ville. De plus, à son emplacement coulait initialement la rivière Pediaios, qui fût ensuite déviée par les Vénitiens hors des murs de la ville.
C’est aujourd’hui une rue fantôme qui garde intactes les traces de la guerre, mais dans laquelle se développe depuis plus de 30 ans maintenant une friche urbaine luxuriante qui investit espaces publics et bâtiments désertés.

«Seule consolation: à l’intérieur d’un grand bâtiment dont il ne reste que les murs croissent des figuiers, des eucalyptus, des oliviers, des robiniers, des caroubiers et des palmiers. Un petit eden au coeur du désert urbain. Un bruissement de vie au sein du silence minéral»(4).

Ici, on peut vraiment parler de no man’s land, car personne ne peut y accéder, sauf les soldats de l’ONU qui y patrouillent.

6.photo aerienne de la ZT au coeur de nicosie
Photographie aérienne du centre ancien
7. des espaces hors du temps
Zone tampon dans le centre-ancien : des espaces hors du temps
8. La rue Ermou
Photographie de la rue Ermou
9. a quelques metres de la rue Ermou, le centre ville chypriote grec
A quelques mètres de la rue Ermou, le centre-ville animé côté grec
Les limites de la ZT dans le centre ancien occupé.

Le développement urbain d’une capitale divisée

Depuis 1979, un vide de planification urbaine

Il est intéressant de noter que cette division de la capitale de l’île a très rapidement alerté l’ONU et les représentants des deux communautés : en1979 a été décidé l’établissement d’un plan directeur, le “Nicosia Master Plan” (NMP)(5), dont l’objectif était d’améliorer de façon concertée la situation urbanistique, économique et sociale de la ville. Un projet de réseau d’assainissement commun, validé à cette occasion, a abouti également à la mise en place d’un système d’égouts unique pour les deux parties de la ville.

L’objectif de ce Master Plan était d’imaginer le développement futur de l’agglomération de Nicosie, avec ou sans la zone tampon, et de servir d’outil aux services d’urbanismes des deux zones urbaines de Nicosie pour développer un projet cohérent de part et d’autre de la frontière. Ce plan avait été conçu pour être flexible et mis à jour régulièrement, afin de s’adapter aux évolutions de la situation politique.

A ma connaissance, il n’a cependant jamais été revu depuis sa réalisation. Toutefois, c’est sur ses principes qu’a été lancé en octobre 2001 le programme “Partenariat pour le futur”(6), qui comporte un volet dédié à la “Réhabilitation du vieux Nicosie».

J’ai pu consulter en parti ce plan directeur, et ai été surprise de constater que les propositions faites pour une ville réunifiée ne tiraient pas parti des territoires de la zone tampon. Ces espaces ouverts, préservés par la situation géopolitique étaient simplement devenus des zones à urbaniser, et les traces de la partition effacées par le développement urbain.

Depuis ce plan, aucune autre étude n’a été menée de manière concertée entre les «deux Nicosie». Leurs services d’urbanisme respectifs se chargent du développement de chacune des entités, sans cohérence ni interrelation l’une avec l’autre. Aujourd’hui, il semble que le devenir de l’ensemble de l’agglomération ne soit donc étudié par personne à Chypre.

Des espaces préservés au cœur de la capitale

Pour comprendre aujourd’hui la place et l’importance de ces espaces dans l’agglomération de Nicosie, il me semble particulièrement intéressant de se pencher sur l’impact que le tracé de la zone tampon a eu sur le développement urbain de Nicosie.

Dans un premier temps, le développement des deux Nicosie s’est fait à l’opposé de cette fracture, vers le nord et vers le sud, s’éloignant ainsi du cœur historique de la ville et gagnant sur les territoires agricoles.
Puis, petit à petit sous l’influence de la pression foncière, l’urbanisation s’est finalement tournée vers la zone tampon pour investir tous les terrains restés vides le long de celle-ci, particulièrement à proximité du centre-ville où le foncier avait repris beaucoup de valeur.
Ce développement urbain, qui continue encore aujourd’hui, s’est malheureusement fait de manière rapide et désordonnée, en fonction des opportunités foncières et sous la forme d’un habitat peu dense de lotissements pavillonnaires qui viennent s’étendre jusqu’à la ligne de démarcation.
Les limites entre ville habitée et zone tampon font aujourd’hui parti du tissu urbain à de nombreux endroits, phagocytées par la ville, et la zone tampon disparaît derrière le tissu pavillonnaire.

Aujourd’hui, Nicosie est donc en contact direct avec ces territoires, qui constituent une réserve inouïe d’espaces ouverts venant s’immiscer de manière continue jusqu’au au cœur de la ville.

11. des limites vers la ZT quasi imperceptibles

Limites entre ZT et urbanisation dans les quartiers pavillonnaires de Nicosie

Une réserve de biodiversité

Un corridor écologique à l’échelle de l’île

La rencontre d’un scientifique environnementaliste, travaillant pour l’UNDP (7) m’a permis de découvrir que cette zone tampon recelait également de grandes qualités sur le plan écologique.
En 2008, il participait à un projet de recherche bicommunautaire sur les questions de biodiversité dans la zone tampon. En effet, il s’avère que ces territoires sont devenus, depuis la guerre, un véritable lieu de refuge pour la biodiversité sur l’île et ce jusqu’au cœur de la capitale. Et cela pour différentes raisons:
– Ce sont des territoires très peu fréquentés, à l’écart des axes de circulation et la plupart du temps des territoires urbanisés
– ils forment un véritable corridor de circulation entre l’est et l’ouest de l’île
– l’agriculture y est en quelque sorte «raisonnée», car les agriculteurs, incertains de l’avenir de ces terrains, y investissent peu, notamment en pesticides et engrais
– une partie importante de ces territoires est laissée en friche, propice au développement de la biodiversité
– la chasse y est bien entendu interdite.

Toutes ces conditions réunies ont permis le développement d’une faune et d’une flore riche.
Ce territoire est également devenu le refuge sur l’île d’espèces menacées ailleurs, comme par exemple le mouflon, espèce endémique disparue ailleurs sur l’île, ou de certaines espèces végétales, notamment d’orchidées.

Un potentiel immense pour l’avenir

L’île de Chypre a donc pu, par le fait d’une crise géopolitique, d’un conflit, préserver sur son territoire, même si cela s’est fait de manière artificielle et forcée, d’importants espaces ouverts qui constituent aujourd’hui une véritable réserve naturelle à l’échelle de l’île.
Ces espaces n’évoquent-ils pas les trames vertes et bleues, mesures phares du Grenelle de l’environnement ? Par les continuités écologiques qu’ils permettent, mais également par la qualité et la diversité des paysages qu’ils offrent, et ce jusqu’au cœur de l’urbanisation.

Nicosie dispose donc d’un potentiel incroyable pour l’avenir, pour son développement futur. Cette capitale de 280.000 habitants possède en son sein des espaces aux qualités précieuses et rares pour un territoire urbain, tant en termes de superficie, de richesse écologique, de centralité, que de continuité et de transversalité entre ville et campagne.

La force de ce territoire réside également, me semble-t-il, dans le fait que malgré son essence première de frontière, de coupure, il porte en lui le potentiel de devenir un véritable fil conducteur, un lien, un pont entre deux rives. Une frontière qui deviendrait continuité.
Continuité entre deux villes, entre deux peuples,
Continuité entre ville ancienne et ville future
Continuité entre l’urbain et le «naturel», la ville et la campagne

Comment imaginer de symbole plus fort:
D’un territoire de frontière né de la géopolitique et devenu malgré lui refuge de biodiversité, naîtrait demain un territoire de lien, d’échange, et cela serait rendu possible et porté par cette même géopolitique.

Nicosie dispose de ces espaces, il reste maintenant à inventer un outil porté par les deux communautés qui permettrait de les préserver, et de les inscrire dans le développement futur de l’agglomération.
Leur devenir, porté par des représentants politiques des deux communautés et par l’ONU deviendrait ainsi le symbole de la réunification, tout en apportant à la ville de Nicosie un véritable trésor pour son développement futur.

 

Note / Bibliographie :

1. Reiff Mélia, L’entre-deux, paysages de possibles, diplôme de fin d’études, encadré par Jacques Sgard, École nationale supérieure du paysage de Versailles, 2008.
2. La Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) a été créée en 1964 afin de prévenir toute reprise des combats entre les communautés chypriote grecque et chypriote turque. Depuis les événements de 1974, les responsabilités de la mission ont été élargies.
3. ONU, Organisation des Nations Unies, présente à Chypre par le biais de l’UNFICYP
4. Jacques Laccarière, Nicosie, zone morte, éditions Olkos, Athènes 2003.
5. Le Nicosia Master Plan, publié en 1981, a été élaboré par la Municipalité de Nicosie et le Ministère de l’Urbanisme et du Logement et placé sous l’égide du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). http://www.thepep.org/en/workplan/urban/documents/petridouNycosiamasterplan.pdf
6. Le programme « Partenariat pour le futur » est financé par l’UE et mis en œuvre par le PNUD et son agence technique, le Bureau des Nations unies pour les services d’appui aux projets (UNOPS).
7. UNDP :United Nation Development Programme ou PNUD: Programme des Nations Unies pour le Développement

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Bibliographie

Reiff Mélia, L’entre-deux, paysages de possibles, diplôme de fin d’études, encadré par Jacques Sgard, École nationale supérieure du paysage de Versailles, 2008.

Jacques Laccarière, Nicosie, zone morte, éditions Olkos, Athènes 2003.

Nicosia Master Plan, 1981, http://www.thepep.org/en/workplan/urban/documents/petridouNycosiamasterplan.pdf

Pierre-Yves Péchoux, « La Zone tampon ou Buffer Zone des Nations Unies à Chypre », Guerres mondiales et conflits contemporains, Février-Mars 2002, p.97-118.

Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les hommes, La documentation française, 2007.

Danilo Demi, The Walled City Of Nicosia : Typology Study, Nicosia Master Plan, 1997.

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Pour référencer cet article :

Mélia Reiff, La zone tampon à Chypre, Openfield numéro 5, Juillet 2015