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Zoë Gray, Play Time

La biennale d’art contemporain 2014 de Rennes s’intitule PLAY TIME, en hommage à l’univers ludique de Jacques Tati. Pour ce nouveau numéro d’Openfield consacré au jeu, la commissaire d’exposition Zoë Gray a accepté de s’entretenir avec Dimitri Boutleux pour Openfield sur les rapports entre l’art, le jeu et les lieux qui leur sont dédiés.

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Extrait de Mon Oncle, Jacques Tati, 1958

Image #1 – La Villa Arpel

Dans Mon Oncle de Jacques Tati, il y a un jardin, celui de la Villa Arpel. Un lieu finalement assez hostile où l‘on interdit même au petit Gérard de jouer.
D’après-vous qu’est-ce Tati évoque de ce dictat spatial ?
« Dans toute l’œuvre de Tati, il y a cette critique du « Over Designed » qui ne prend plus en compte l’utilisateur. Dans Mon Oncle, et surtout dans Playtime, le personnage qu’il joue se heurte en permanence aux formes produites par l’architecture. Cela me fait également penser au roman Mansfield Park (1813) de Jane Austen. Elle y illustre par les jeux les métaphores du parc, du jardin et de la forêt, qui sont différentes sortes de contrôles de la nature par l’être humain et comment ces formes influencent les comportements. »

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Carte postale des Polymorphes de Port Barcarès

Image#2 – Les Simmonet

Les Simmonet est un couple d’artistes qui depuis les années 1970 créent des sculptures aux limites entre l’œuvre, l’objet et le jeu (cf. article « Les Simmonet, sculpteurs » de ce même numéro) . D’après-vous, une œuvre devient-elle un objet lorsqu’elle est investie par le public ? L’interaction est-elle ou non une forme de désacralisation ?
« Oui, interagir avec l’œuvre peut-être une forme de désacralisation…ou bien, cela peut faire partie intégrante du processus de création. Je pense au travail du jeune artiste colombien Oscar Morillo, exposé à 40mcube dans le cadre de la biennale. L’exposition commence par une toile qui devient une sorte de porte que l’on doit pousser pour pénétrer dans l’espace. C’est très intéressant comme geste d’ouverture de l’exposition, que l’artiste souhaite qu’il y ait un rapport physique avec l’une des œuvres. Dans le projet GOGOLF de François Curlet à la Halle de la Courrouze, on a remarqué que le public est tellement décomplexé de pouvoir dans un premier temps jouer au mini golf qu’ensuite il est plus à l’aise avec d’autres œuvres plus conceptuelles.
Le rapport physique peut être une forme d’ouverture, mais l’interactivité c’est aussi savoir activer une œuvre en la regardant ».

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Merci, au revoir, à bientôt (2008), Florence Doléac, artiste invitée par François Curlet pour Gogolf ©Les Ateliers de Rennes
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Oscar Morillo, sans titre, 2012

Quel statut prend l’œuvre lorsqu’on peut monter dessus ou bien prendre le risque de la dégrader ? Je pense en particulier à la Maison gonflable cinq étoiles de Pilvi Takala installée aux beaux-arts.
« Dans ce cas, c’est un peu compliqué. C’est la vidéo qui raconte le processus de création de la maison gonflable par un groupe d’enfants qui est l’œuvre, la maison gonflable n’en est pas vraiment une. L’artiste avait remporté un prix de 7000 livres sterling lors de Freize, une foire d’art contemporain à Londres. Elle a décidé de laisser la possibilité aux enfants de dépenser cette somme. Ils ont décidé ensemble qu’ils voulaient concevoir une maison gonflable. Dans cette œuvre le « château », comme on l’appelle, est le résultat d’un processus qu’elle a initié. La question du statut de l’œuvre doit être clair dès le début. Dans GOGOLF, les spots sont à la fois des sculptures et des trous de mini golfs, ils sont donc amenés à être abîmés.»

Que va devenir GOGOLF au terme de la biennale ?
« La plupart des trous vont probablement êtres détruits, quelques éléments vont êtres sauvegardés. Cette version de l’œuvre est une sorte de prototype, le souhait de l’artiste serait de la réaliser de manière pérenne dans l’espace public. Dans le cadre de la biennale, nous n’avions pas le timing pour réaliser une véritable commande publique. J’ai pensé que c’était plus intéressant de profiter de la Halle de la Courrouze pour réaliser une première version intérieure et “vendre” l’idée à quelqu’un de faire une version pérenne dans l’espace public. »

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Paul Mc Carthy, The Tree, 2014

Photo#3 – l’œuvre dégonflée.

Jeu d’adulte, jeu commercial, jeu de dupe….
Une œuvre gonflable, qui une fois dégonflée a attisé le jeu médiatique…
il y a bel et bien un jeu ambigu dans l’œuvre de Paul McCarthy.

Est-ce préjudiciable pour de futures commandes publiques ?
« Non, pas du tout…Que cette pièce provocatrice ait été dégonflée ne fait pas partie de l’œuvre, mais par contre cela fait partie du jeu médiatique autour des grandes installations qui se passent à Paris au moment de la FIAC. Attirer l’attention fait intégralement partie de sa démarche, c’est donc très logique dans la continuité et l’esprit de son travail qu’il en vienne à l’espace public. C’est aussi très intelligent de la part de la commissaire qui l’a proposé, mais ce n’est pas du tout une oeuvre cynique car la médiation est intégrée à la pratique de l’artiste. »

Dès lors, peut-on dire que l’espace public est-il un lieu d’art comme les autres ?
« A mon avis non. A plusieurs niveaux, ce n’est pas pareil. D’un point de vue pratique, on attend des œuvres dans l’espace public des choses différentes de celles qui peuvent êtres surveillés dans un espace contrôlé, pouvant être fermé la nuit, par exemple. En fait ça change l’échelle du projet, mais aussi plus conceptuellement elles doivent être « tout public ». Dans l’espace public, il n’y a pas seuil, l’œuvre s’expose au public et cela génère une immédiateté que l’on ne trouve pas dans les institutions – on rentre rarement par hasard dans un lieu d’art. Le discours doit être d’autant plus clair pour une œuvre publique. »

Pour en revenir aux Simmonet qui conçoivent des œuvres / jeux pour l’espace public. Leurs usages sont interprétables, mais leur statut avec le commanditaire doit-être clair.
« Dans les aires de jeux ou les jeux conçus par les artistes, le statut de l’œuvre doit-être clairement défini au préalable. L’artiste danois Palle Nielsen a conçu en 1968 à l’occasion d’une exposition au MOMA une aire de jeu interdite aux adultes. A l’entrée de la pièce était écrit « There is no exhibition. This is only an art show because the children are playing inside an art museum. This is only an exhibition for those who are not playing. » Il me semble que cela résume beaucoup de choses. »

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Palle Nielsen, 1968

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Photo#4 – La paresse, Thomas Tudoux

Thomas Tudoux évoque La Paresse sous couvert de dénoncer les aménagements anti-sdf. En ville, certains espaces s’apparentent plutôt à un parcours du combattant qu’à une aire de jeu. L’espace public est-il d’ailleurs vraiment conçu pour exprimer tous nos états ?
« Non, et d’ailleurs l’espace public devient de moins en moins public, on voit les forces économiques qui pèsent et qui les forment de manières subtilement pernicieuses. D’ailleurs pour quel public et pour quelle société ? Les dessins de Thomas Tudoux disent beaucoup sur notre société et ses valeurs qui sont toujours tournées vers l’efficacité et la consommation et non pas sur la possibilité de flâner, de dormir, de réfléchir, faire d’autres choses qui sont tout aussi utiles.»

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21 Balançoires par Daily Tous les jours, Montréal

Photos#5 – les balançoires musicales de Montréal.

On voit émerger partout dans le monde de nombreux petits projets temporaires d’aménagement de l’espace public associant des artistes aux habitants pour accompagner certaines mutations urbaines.
Le ludique, le temporaire et le soft sont ils une chance d’intégrer l’urbanisme du 21ème où resteront-ils à la marge ?

« Le jeu et les pratiques « soft » vont devenir de plus en plus intégrés de manières civiques et urbaines, mais je l’espère non pas comme une sorte de « sugar coating » ou de « greenwashing » pour aider à faire passer des projets plus « hard ». Il faut que cela devienne des pratiques intégrées dans les développements civiques et urbains. Sinon, pour en revenir à la première question sur Tati, on arrive à du design dictatorial en oubliant qu’il y a des humains qui doivent vivre dedans. J’ai longtemps vécu à Rotterdam qui est une ville marquée par les expérimentations urbanistiques, réussies ou non, mais souvent on pouvait ressentir ce clash entre la vie quotidienne et le vent dans les grands espaces ouverts qui étaient sensés êtres ludiques, accueillants et qui étaient juste invivables. »

Certaines commandes artistiques publiques sont des aires de jeu. Avez-vous un exemple ? Quelle est dès lors la relation qui s’instaure entre l’élu, garant de la sécurité et l’artiste qui recherche l’expression d’une enfance où l’apprentissage des limites est fondamental dans le développement psychologique de l’enfant ? Le principe de précaution bride-t-il toutes formes d’expressions ?

« Ça complique bien évidemment les choses. Mais cela me fait penser aux aires de jeu d’Aldo Van Eyck à Amsterdam dans les années 1960 qui sont de belles et simples formes géométriques en béton, où tout n’est pas illustrés. Mais aujourd’hui depuis que nous sommes entrés dans une culture litigieuse, je vois moins la possibilité pour des choses aussi ouvertes et brutes physiquement. Hélas aujourd’hui autour de l’enfant où tout est commercialisé, on est beaucoup plus sur le monde Disney que sur quelque chose qui reste abstrait. Tout doit être figuratif et illustré. C’est moins créatif, pour nous, pour les utilisateurs, pour les enfants.
C’est pareil dans l’art : les oeuvres qui m’intéressent ce sont des œuvres plus ambigus. Même si elles ont une accroche assez immédiate, ce sont des œuvres qui laissent de l’espace pour l’ambiguïté, pour une multiplicité de lectures. »

Orphanage, Amstelveenseweg, Amsterdam, Netherlands, 1955-60
Orphanage, Amstelveenseweg, Amsterdam,Netherlands, 1955-60

L’adulte est-il un enfant comme les autres ?

« Dans l’essentiel, je dirais oui, mais l’adulte se censure avec l’importance qu’il donne à tout ce qui lui semble utile, il oublie souvent les choses qui sont utiles d’une autre manière. La paresse est utile. C’est assez paradoxal, on s’empresse de perdre une grande partie des bonnes choses de l’enfance en devenant adultes. Paradoxalement nous vivons à une époque d’infantilisation de l’adulte. Il y a quelque chose d’assez triste qui se passe, mais je ne sais pas depuis quand exactement. Tout ce qui est ludique est forcément payant, standardisé et obsolète. Peu de choses transparaissent du créatif de l’enfant dans le phénomène adulescent… il est finalement très canalisé. Quant aux espaces publics, il faut désormais imaginer des moments, des possibilités pour vivre la ville autrement qu’à travers le shopping. »

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Zoë Gray

 

Note / Bibliographie :

Zoë Gray est commissaire d’exposition indépendante. D’origine anglaise, elle vit à Bruxelles. Ses expositions récentes incluent :
› Wilfrid Almendra : Matériologique à la Fondation d’entreprise Ricard, Paris (2013)
› Six Possibilités pour une Sculpture, à La Loge, Bruxelles (2013)
› Alexandre da Cunha, au Grand Café, Saint-Nazaire (2012 – co-commissaire avec Sophie Legrandjacques)
› Manufacture au Centre PasquArt à Bienne (2012), John Hansard Gallery à Southampton (2011) et Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux (2011 – co-commissaire avec Sandra Patron)
› Making is Thinking (2011), des expositions monographiques de Cosima von Bonin (2010), Liam Gillick (2008), Saâdane Afif (2008) et Gareth Moore (2008) parmi d’autres, à Witte de With, Rotterdam où elle a travaillé en tant que commissaire d’expositions entre 2006 et 2011
› Cyprien Gaillard : Béton Belvédère à Stroom, La Haye (2009).

Zoë Gray a également travaillé en tant que coordinatrice pour la Fondation LUMA, pour laquelle elle a organisé l’exposition Vers la lune en passant par la plage aux Arènes d’Arles (2012). Elle est Vice-Présidente d’IKT (association internationale des commissaires d’art contemporain). De 2011 à 2013, elle était membre du comité d’achat du Frac Basse-Normandie. En 2012, elle était membre du jury du Prix Marcel Duchamp.

Source : Les Ateliers de Rennes

Lien vers le site de la Biennale

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Pour référencer cet article :

Dimitri Boutleux, Zoë Gray, Play Time, Openfield numéro 4, Novembre 2014