Après avoir quitté Baud, la route s’élève et juste après son passage sous la nationale, on tourne à gauche et traverse le long village de Crann, dont le cœur est maintenant décentré dû à l’égrainement de centaines de pavillons le long de la route. Ils nous emmènent dans les bois dans lesquels les hameaux Kertricotte se succèdent sur de nombreux virages de plus en plus serrés. Passé la carrière, on est presque arrivé à la vallée du Blavet qui s’ouvre à gauche en descendant. Le petit village de Saint-Adrien, agrippé à son petit pont est le carrefour des routes entre Baud, Hennebont, Quistinic et Saint Tugdual. Les Anglais y siègent et profitent de la douceur des nuits d’hiver sous les toits de chaume des chaumières restaurées. Remontant le sens du courant au-dessus du lit majeur du Blavet et ses champs cultivés, on embrasse la colline boisée de Mané-er-Lann de l’autre côté. Un dernier virage à droite nous ramène au creux des bois où l’on est plongé dans le domaine de Kerhuilic, ancienne seigneurerie du XVIe siècle. Les bois longés à gauche dessinent un cordon ceinturant la colline. Le moulin du Talhouët ancien moulin de Kerhuilic ne fait que se souvenir de sa roue et surplombe, depuis, le ruisseau de Kerhuilic. Il nous disperse dans l’effort qui doit être fait pour prendre de l’élan et grimper durement jusqu’à mi-hauteur de la colline où le hameau de Kerhuilic nous accueille.
Kerhuilic, Morbihan, 56. Plan fixe
De vieux corps de bâtiments du XVI° siècle, des longères, une chapelle à l’abandon, un pavillon des années 60, une ancienne porcherie bourrée d’amiante, des granges.
Des jardins, de beaux vieux chênes, une allée de cupressus bien sombre, des traces de murets bretons, hortensia, cityse, lilas et roses trémières.
Un parisien bricoleur les week-ends, une famille breto-togolaise à l’année, les anglais Pensound en vacances, l’Italie des Narduzzi tous les jeudis, et Didier, à pied qui vient réparer ses machines.
A l’horizon, collines, boisements, colza, maïs et triticale.
Un petit microcosme aux airs de paradis.
L’été 2012, dans le jardin de mon père, j’ai eu envie de rester à rêver, bercée par la lumière estivale qui illumine les milliers de poussières d’insectes dans l’atmosphère.
Action
Et puis j’ai chuté. Je suis tombée dans le temps. J’y ai découvert, l’été 2012, que des conflits, tensions et rancunes se sont cristallisés sur les droits de propriétés, les limites cadastrales et les façons «d’user» les lieux. Ces crispations ont donné forme aux propriétés, conduisent encore les actions et les relations à l’espace. Alors que les machines sont utilisées de part et d’autre de la limite, les usages et gestions des sols et des plantes sont l’objet d’un combat infini. Tandis que pour l’un, la mécanisation et l’usage d’intrants est signe de destruction de la nature généreuse, la plantation d’arbre est vue par l’autre comme un gâchis sur des surfaces cultivées au rendement précieux. Les coupes ci-dessous illustrent les évolutions de l’usage, entre atteinte physique et affront idéologique.
La découverte progressive de l’envers du décor fantasmé m’a conduite à partir à la recherche du «commun», de ce qui rassemble et pacifie, nourrit et motive la relation à l’autre.
Paradoxe problématique
La formation de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage m’a transmis une culture de l’espace public. Au travers des projets urbains, de la commande publique, un réel engagement s’établit pour trouver ces lieux du «vivre-ensemble», de sociabilité et d’échange. Dans cette campagne rurale (pour peu qu’il existe des campagnes non rurales), l’espace public se résume aux tracés viaires et aux places des bourgs. A cela s’ajoute la solitude, l’isolement progressif, la faible densité, la distance, la résidentialisation annuelle ou secondaire, les fâcheries, le repli dans la cellule familiale, la suprématie de la voiture, le phénomène de néo-ruralité, la dénonciation des activités agricoles comme seules responsables de la destruction d’un «service-nature» offert aux touristes. Derrière ces conflits de voisinages, un combat idéologique plane et divise les habitants d’un même territoire. Le paysage est pourtant la source de ce qui est partagé. Il n’a pas de limites et, au delà de la notion de propriété, offre à tous le cadre dans lequel chacun s’épanouit, oisifs et productifs confondus.
Outils
Pour saisir le paysage vécu par chacun des habitants du hameau et mettre en lumière ce paysage commun qui rassemble, j’ai choisi la marche et la maquette. Je conçois ces deux façons de découvrir le monde comme façons de revendiquer un «droit au temps» qui s’oppose à la course à la montre, à la déterritorialisation, à la fabrication de non-lieux typiques de notre société mondialisée où l’espace n’est qu’un moyen d’accélérer les flux et de simplifier les consciences. J’ai découvert les méthodes technicistes et technocratiques à l’oeuvre dans l’aménagement du territoire et la politique de la ville en DUT de Gestion Urbaine. ZAC, ZUS, ZUP, CUCS et autres GPV*, issus d’une pensée moderne et marketing des territoires, découpant en zones et phases les lieux du vivant, n’ont fait que conforter mon envie de valoriser l’expérience empirique, sensible, paysagère et poétique de l’espace.
Enracinement
Lors de mon mémoire de troisième année, j’ai développé un protocole de recherche plastique à partir d’une série de parcours aléatoires sur 5 plages. Il s’agissait d’aller sur le site, de récolter 8 objets déposés par la mer, de les photographier sur fond blanc et d’écrire des textes à partir des photos. Puis, de «refaire» en mémoire le parcours au travers de la fabrication de cartes où les objets ramassés n’étaient que des points de repères du chemin parcouru. Les allers-retours entre site et objet, espace et récit, mémoire et parcours tendaient à la construction d’espaces imaginaires, hors du site de départ. Cette expérience de prélèvement d’un site par des objets et de regard sur l’expérience du corps dans celui-ci est un travail que j’ai voulu poursuivre pendant mon diplôme mais de façon à l’ancrer, l’inscrire et m’engager dans le réel du vécu, dans une perspective altruiste, à l’inverse de l’abstraction progressive solitaire que j’avais pu mener.
Echanges sensibles
Tout autant que marcher et inscrire le paysage dans l’expérience physique, la rencontre a été indispensable pour extraire et rassembler les visions du paysage de chacun et faire valoir ce paysage commun. Et la maquette est venue concentrer et articuler ces différents désirs et ambitions. Elle est a priori seulement un moyen de représenter le paysage. Généralement montrée au grand public comme l’image d’un projet à venir, sa fabrication est détachée du processus de projet et impose le produit fini que sera l’espace public ou le quartier en transformation. Mais l’objet représenté n’est jamais figé, il est l’espace de l’expérience sensible en mouvement. La maquette contient alors la mémoire des lieux parcourus, l’expérience vécue sur les lieux et celle de son propre processus de fabrication. Je l’ai conçue ainsi comme la représentation d’un espace, la trace d’une expérience, le contenant d’un discours, un moyen d’échange, et un outil de construction de la pensée. La fabrication d’un objet en volume a été le moyen d’échange sur les lieux, les modes de vie, les relations que chacun entretien avec les autres et le territoire vécu.
Protocoles
Souhaitant construire une méthode rigoureuse dès le départ, j’ai élaboré des «protocoles» d’action. D’abord la rencontre systématique des habitants du voisinage et une «prise de discours» en direct par la maquette, puis la réalisation de trois parcours et une saisie en maquettes à partir de photos.
Mais une série de tests, d’essais, d’expérimentations m’ont conduit à faire évoluer au rythme de la marche et de la fabrication les méthodologies sérielles mises en place. Tantôt ce que j’en attendais ne fonctionnait pas, tantôt ce que je n’attendais pas stimulait une recherche spécifique, unique et singulière, propre au lieu ou à la rencontre.
Chaque maquette interpelle le site par son cadrage, l’échelle et le choix des matériaux, et l’intuition se transforme en intention où les matériaux apposés, collés, pliés, construisent un discours sur l’espace et l’expérience faite de celui-ci. Une sorte de conversation avec le site s’est engagée et a mis en débat des problématiques. Les rencontres à leur tour sont venues «discuter» des choix opérés dans la fabrication. Les modes de lecture de l’espace par des représentations classiques (cartes IGN, cadastre…) ont rendu parfois difficile l’échange sur les maquettes. Mais ces rencontres ont mis en valeur l’enjeu de la représentation de l’espace pour son appropriation et l’intérêt d’une co-construction d’un territoire entre autorités locales et habitants.
J’ai donc suivi un cheminement spatial de l’enceinte du hameau vers le paysage partagé, où l’expérimentation en maquettes est venu articuler ma démarche, questionner sur les formes et la fabrication du paysage, susciter la rencontre, construire un regard et le remodeler en permanence. Je travaille aujourd’hui à donner suite à ce diplôme, à travers des journées d’exposition et de débat, une réflexion sur un projet agricole viable.
L’objectif était et est toujours de donner à voir et à comprendre la complexité du paysage, de pouvoir réunir autour de ces objets. Multiples, ils n’en font qu’un : le paysage d’expériences partagées. L’utopie ce cette démarche reste celle de la reconnaissance collective de l’imbrication des perceptions individuelles et la stimulation des échanges dans des «temps publics». Comme les perceptions peureuses créent le «sentiment d’insécurité» alors qu’ici au contraire le partage des regards créent le «sentiment d’espace public».
DUT Diplôme Universitaire Technologique
ZAC Zone d’Aménagement Concerté
ZUS Zone Urbaine Sensible
CUCS Contrat Urbain de Cohésion Sociale
GPV Grand Projet de Ville