Elle est caractérisée par une continuité de paysages ouverts dont les variations (relief, boisement, hydrographie) sont assez subtiles.Dans ce paysage de plaine, la culture des céréales domine sous la forme d’un système agricole d’openfield. Ce système agricole a été un terrain très propice aux vagues productivistes d’après guerre, célébrant l’avènement d’une agriculture intensive et le glissement d’un paysage agricole à un paysage industriel. Aujourd’hui, la Beauce apparaît, dans les médias, pour être un paysage agricole des plus subventionné par la Politique Agricole Commune ou pour ses pratiques agricoles polluantes. Ou peut-être avez-vous déjà emprunté l’A10 reliant Paris à Bordeaux ? Installée entre le bassin parisien et la vallée de la Loire, la plaine Beauceronne est une des séquences paysagères de l’autoroute. A défaut des panoramas sur la plaine, les panneaux résument très bien le paysage traversé : le blé, les moulins. Au delà d’un système agricole aujourd’hui très controversé, le paysage de la plaine présente assez peu d’aménités. Au fil de mes rencontres et recherches, j’ai constaté que les sentiments d’indifférence, de dégoût, de peur et de rejet sont exprimés majoritairement par une population non agricole ou ne venant pas du « pays ».
Absence de paysage
Pour Arthur Young, « le fameux pays de Beauce est une continuation de pays plat et désagréable, sans enclos, peu intéressant et même ennuyeux, les traits qui pourroient former un paysage ne sont pas réunis. Ce pays de Beauce a la réputation d’être la crème de l’agriculture française ; le sol est excellent, mais il est mal cultivé. (2) » Quels sont les traits qui pourraient former un paysage ? La Beauce est caractérisée par un sol si plat qu’il semble terrassé, si nu qu’il semble tondu, rasé ou nombre de ses subtilités géographiques échappent à notre regard (système hydrographique souterrain, échelle territoriale de variation du relief). La Beauce s’arrête où commencent les paysages pittoresques ou dignes d’être peints : les collines (Perche), la forêt (Fontainebleau), les vallées (Loire, Essonne). En plaine, le sentiment de plaisir, de « beau » serait-il absent ? Peut-on parler de point de vue, de panorama, de spectacle de la nature, dans une plaine ouverte entièrement cultivée ?
Paysage traversé
« C’est une plaine plate et ventée, monotone, triste, difficile de s’y intégrer, y a rien à y faire (3) ». Aujourd’hui, cette population non agricole est majoritaire.
Traverser cette plaine ou effectuer ses trajets quotidiens, c’est monter dans un tracteur, un camion, une voiture ou un train. Malgré les qualités cinétiques de ce paysage, dans ces nouveaux moyens de transports, c’est sans doute une motorisation totale et exclusive de la plaine agricole, un des principaux méfaits de l’après guerre. La sous-traitance d’entreprise pour le travail des champs, l’augmentation des agriculteurs « fantômes » (4), la progression des mouvements pendulaires due aux nouveaux modes de vie des habitants font de la plaine un paysage de passages. Immense, immobile, le paysage Beauceron devient une image, immatériel derrière l’écran d’un pare-brise ou le cadre d’une fenêtre. Qualifiée souvent de « monotone », on peut traverser la plaine en jetant un coup d’oeil et la décrire très rapidement, au point que l’on peut même s’abstenir de la regarder. La prise de vitesse permise par ces grandes routes droites et plates ne permet pas de prêter attention au paysage de la plaine au point que les agriculteurs peinent, il me semble, à prendre conscience des paysages qu’ils produisent. A l’occasion de la construction de l’Autoroute A19, un agriculteur rencontré découvre le paysage de son exploitation.
« A l’inauguration de l’autoroute, il y a trois ans, j’étais là et elle se voit ma ferme depuis le péage à 2.5km »
Paysage détruit
On ne peut croire naturel le caractère dénudé de la plaine. Pour La Fontaine, « La Beauce avait jadis des monts en abondance » déplacés pour faciliter la marche des Orléanois. Pour Rabelais, la plaine de la Beauce est recouverte d’une grande forêt fertile balayée par la queue de la jument de Gargantua, elle-même effrayée par les frelons. La campagne beauceronne ne correspond pas à ces paysages de la France rurale, rustiques et traditionnels qui nous rassurent ou inspirent une certaine fierté. On imagine que la campagne beauceronne est issue de ces formes bocagères anciennes qui caractérisent nos campagnes, que ce paysage a été détruit par l’agriculture intensive. Une image qui persiste car le bocage est une forme idéalisée, champêtre de l’agriculture. Il s’agit pourtant d’un système agricole parmi tant d’autres dont on se contente d’en apprécier et d’en consommer les formes sans en approfondir les fondements. Entièrement fabriquée, cette plaine nous fait peur. Le système d’openfield beauceron est assimilé au modèle américain, sorti de terre et exporté au début du XXeme siècle. Dans un contexte de crise environnementale et de retour à la nature, cette fièvre productiviste mondiale est une part de l’histoire que l’on voudrait oublier, une page qui ne se tourne pas facilement.
Les limites
Territoire rural entièrement cultivé, ces accusations sont orientées essentiellement vers l’activité agricole puisqu’elle est partout, responsable de ce paysage, au coeur des enjeux territoriaux. Le vent qui vous fouette le visage ou envole le toit de votre maison, l’approvisionnement en eau potable qui se complexifie dans un territoire pourvu d’une importante nappe phréatique, les nuisances liées aux tracteurs et aux camions transporteurs de marchandises, ces accusations sont faites dans le silence, la distance ou le conflit.
L’immobilisme, un territoire peu remis en question
« C’est un peu ça l’avenir, des grandes exploit’ céréalières qui fourniront la grosse artillerie alimentaire et à coté en périphérie des villes t’aura des trucs de proximité un peu locaux. » (6)
Ici, c’est un agriculteur beauceron qui parle mais nombres de mes interlocuteurs ont tenu ce discours. Ce constat est sans suite. Les agriculteurs et en particulier les céréaliers souffrent de la solitude de leur travail, de l’immatérialité de leur production, du manque de reconnaissance de la population riveraine. Il n’y a pas des territoires productifs et de territoires voués aux loisirs, au tourisme. Au XXIe, tout territoire doit être propre à l’habitation humaine, multi-usage, renouvelable, réversible et doit veiller au maintien, à la qualité de ses ressources, envisager la diversification de ses activités et savoirs-faire pour faire face aux aléas climatiques, naturels, économiques et politiques, etc.(7)
De l’écologie stérile, au détriment de l’activité agricole
Sans langage commun ou partagé, la Beauce est pour les uns une sorte de table rase ou tout intervention est possible, pour d’autres toute intervention est visible de loin. Les paysages beaucerons sont modelés par les politiques agricoles et leur verdissement récent. On observe que ces contraintes environnementales sont une première forme de sensibilisation des agriculteurs à l’environnement (diversification). « C’est fou le nombre de faux bourdon qui sont revenus en laissant cette terre tranquille depuis 3 ans ! J’ai également constaté le retour de perdrix rouge, de lièvre et de mulots » qui les amènent souvent à dialoguer avec d’autres acteurs du territoire.(8) Pourtant, les Surfaces Equivalentes Topographiques (4% SAU) mises en place dans le but de maintenir les particularités topographiques ou éléments pérennes du paysage est problématique en Beauce en l’absence d’éléments remarquables ou de patrimoines paysagers reconnus. Le bilan de la création des mesures environnementales sur les exploitations beauceronnes montre que la jachère, la haie et la bande enherbée intègrent rarement le processus de production. Elles représentent des surfaces improductives ou de nouveaux aménagements monofonctionnels !
« Cette parcelle m’amène à fréquenter de près les habitants du village, de nouveaux arrivants ont dégradé mes jachères par des jets de pierres en se justifiant : de toute façon, vous ne le cultivez pas . »
La haie « cynégétique » se généralise sous la forme d’un bocage grossier en pointillé alors « qu’il n’y a jamais eu de haies en Beauce ! » A l’horizon 2020, l’augmentation des surfaces règlementaires accordées à l’environnement, sans logique géographique, sans appropriations ou sans usages agricoles est plutôt inquiétante. Uniformisation des paysages agricoles, multifonctionnalité des agriculteurs céréaliers, économie des mesures environnementales, plus qu’un potentiel sous exploité, si les mesures environnementales peuvent servir de levier, doivent-elles vraiment dessiner le paysage beauceron?
J’ai choisi de regarder la plaine depuis l’activité agricole ou le paysage agricole vécu
Je jette donc, à la volée, quelques petites graines à peine germées. Elles peuvent être aisément complétées par de nombreuses autres recherches pluridisciplinaires menées sur le thème des paysages de grandes cultures aujourd’hui. Pour aller à la rencontre des agriculteurs beaucerons, ces petits paysages isolés, je montrais d’abord patte blanche en dévoilant mon goût pour ce paysage de plaine et mon envie de le propager. Alors, ils se tranquillisaient et m’emmenaient à travers champs… Je parlais de l’histoire de l’openfield sur mon passage. Rappeler son ancienneté, c’est travailler avec ce « terrain plat et découvert » qui ressemblait sensiblement à celui qui se présente à nous aujourd’hui (9). Décrire, raconter, caractériser l’openfield, c’est donner une explication aux formes, pouvoir les questionner à nouveau en envisager les potentiels, les possibles aujourd’hui. Les agriculteurs ont d’ailleurs montré une sensibilité certaine aux cartes ou photographies anciennes, aux tracés et anciennes voies romaines commerçantes traversant la plaine agricole. De même, ils reconnaissent que la mise en place des mesures environnementales est un moyen de valoriser leur image et de rendre visible les changements de pratiques agricoles dans la plaine. Ces éléments de dialogues en plein champ ont été l’amorce de réflexions, d’enthousiasmes et de projets collectifs possibles entre l’espace agricole et le paysage rural. Ce travail a tout juste abouti à une sorte de méthodologie tricotée in situ et permettant d’approcher le projet par le paysage dans la plaine beauceronne. Il a pourtant été intéressant, du point de vue des dialogues établis avec les agriculteurs, qui ont été sans aucun doute le résultat d’une écoute réciproque. J’ai découvert le goût qu’ils ont à faire partager leur travail, la difficulté qu’ils ont parfois à en reconnaître l’intérêt, l’étonnement qu’ils ont eu à m’en voir curieuse au point qu’ils pouvaient en être méfiants. Ce modèle agricole, aux antithèses des attentes et réflexions actuelles, invite à remettre en cause les images fabriquées sur ces territoires de “campagnes.” Les agriculteurs beaucerons amènent à regarder la campagne d’une façon plus moderne et nouvelle, la grande culture comme réalité paysagère de l’agriculture métropolitaine (10). Ce qui apparaît comme des contraintes et impasses sur ce territoire relève de sa pertinence du point de vue du projet. Il nous invite à travailler avec les agriculteurs qui rendent possible et sans qui toute intervention est éphémère, insensée. Il place la productivité aux fondements du projet. Les contraintes invitent le paysage à rentrer dans la matière plutôt que de se poser dessus, à s’immiscer dans le processus productif, à trouver ses failles et enclaves à la culture, à être sensible aux facteurs du changement, aux énergies les plus déguisées pour proposer des stratégies territoriales et paysagères nouvelles et durables.
Les Surfaces Equivalentes Topographiques ont été mises en place dans le but de maintenir les particularités topographiques ou éléments pérennes du paysage (haies, bosquets mares…). Elles représentent 4% de la surface agricole utile en 2013. SAU Surface Agricole Utile
(1) Charvet Jean Paul. Les Greniers du monde. Economica, Economie agricole & agro-alimentaire. 1985
(2) Young Arthur, Voyage en France pendant les années 1787-1790. Tome premier. Entrepris pour assurer l’état de l’agriculture, des richesses, des ressources et de la prospérité de cette nation. Paris, 1793
(3) Pichard Guillaume. Les relations villes-campagnes en Beauce. Mémoire de recherche de maîtrise (97-98). UFR de géographie et de l’aménagement-Université des sciences et technologies.
(4) « Agriculteurs fantômes » est un terme employé par un agriculteur désignant les agriculteurs vivant à une certaine distance de leur terres, dont les apparitions et les liens avec les autres agriculteurs sont rares ou inexistants.
(5) Citation issue d’un entretien avec un agriculteur beauceron ayant bénéficié de la politique du 1% Paysage et Dévelloppement à l’occasion de la construction de l’A19.
(6) Citation issue d’un entretien avec un agriculteur beauceron.
(7) Coordonné par Odile Marcel et Baptiste Sanson. Les paysages de l’après pétrole. Ritimo. Coll. Passerelle, n°9
(8) Odile Marcel. Le défi du paysage – Un projet pour l’agriculture. Champs Vallon ; Les Cahiers de la Compagnie du paysage n°3 ; 2004
(9) Philippe et Marie Christine Marinval, Au fil du temps en Beauce… « archéologie du canton d’Outarville », Toulouse, Éditions Patrimoine Insolite, 2003 (10) Samuel Leturcq. Territoire du laboureur, territoire du pasteur. Distances et territoires d’une communauté agraire, Les petits cahiers d’Anatole, n°3, 2001.
Denis Delbaere, L’homme qui plantait des haies. La création du bocage du XXIes par Marcel Jeanson, agriculteur picard, Jennifer Buyck et al. Cahiers thématiques N°11 , Agriculture métropolitaine/ Métropole agricole. ENSAPL – Maison des sciences et de l’homme ; 2011