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Entre les tombes

Ermenonville nous transporte dans cette forêt immense au nord de Paris, où René-Louis de Girardin modela un paysage pittoresque idéal avant d’y mettre en scène le tombeau romantique par excellence, celui du philosophe qui aimait la nature : Jean-Jacques Rousseau.

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(1) Collage inspiré du cimetière d’Ermenonville : Une atmosphère de landes, habitée par Rousseau et son œuvre, ponctuée de monuments, qui nous rappelle comme dans Les Bergers d’Arcadie de Poussin, (1638, Louvre) «ET IN ARCADIA EGO », c’est-à-dire « Moi (la mort), je suis en Arcadie (le pays des délices)». (2) Cartographie des espaces interstitiels du cimetière. (3) et (4) Vues actuelles du cimetière d’Ermenonville, sous l’ombre légère des pins, les monuments anciens et récents s’imbriquent mais tendent à rendre l’espace toujours plus minéral.

Précisément, en répondant à la commande de la commune d’Ermenonville (Oise) d’une étude de principes d’aménagement et de gestion de son cimetière ancien, ce dernier nous est apparu comme un objet concentré de paysage. Sur un tel site s’entrecroisent en effet des préoccupations non seulement paysagères mais aussi sociales, politiques, écologiques, patrimoniales et esthétiques avec une densité particulière. La question du temps qui passe, en effaçant ou en laissant sa trace, s’y pose d’une façon plus aigüe encore que dans n’importe quel autre environnement humain. La question de ce que l’on voue à perdurer, de ce que l’on décide comme durable s’y pose de façon exemplaire.
Si le cimetière est aujourd’hui un lieu souvent désinvesti, délaissé, il n’attend qu’un regard de notre part pour réveiller en nous inspirations et réflexions. Et tout particulièrement si nous nous penchons sur ce qu’il a de plus oublié, ses espaces interstitiels. Les espaces entre les tombes et les circulations du cimetière sont en même temps la grille de séparation et la trame qui relie tous ces îlots cloisonnés que représentent les concessions. C’est à partir de ces espaces emblématiques que nous explorerons au sein du cimetière, dans l’exemple de celui d’Ermenonville, la relation de la gestion publique à la gestion privée, l’application des principes de développement durable, la préservation de sa valeur patrimoniale et enfin la cohérence paysagère du site.

(3) Vue aérienne du cimetière. (4) La silhouette des pins forme un « Landmark » au cœur du village.

1. S’attacher à l’aménagement d’un site tel qu’un cimetière oblige à prendre en compte des contraintes réglementaires très strictes. En effet, il s’agit dans cet espace d’accompagner le problème à la fois sanitaire et symbolique, public et privé, des dépouilles mortelles dont sont responsables les vivants, domaine qui est encadré de près par la loi.
Au premier abord, le cimetière se présente comme un « lieu privé et public, l’espace le plus intime ou le plus secret de la vie collective » (Jean-Didier Urbain, L’Archipel des morts, Payot & Rivages, 1998, p.244). Souvent, cet aspect administratif prend, comme dans le cas d’Ermenonville, la forme d’une trame orthogonale plus ou moins régulière de circulations plus ou moins importantes, depuis les allées transversales et circulaires jusqu’à tous les interstices qui séparent les tombes, ainsi que les monuments publics et la fosse commune. L’espace privé recouvre les concessions, contrats portant occupation du domaine public communal ; elles représentent la majorité des inhumations en France depuis le XIXe siècle. En outre depuis la loi du 14 novembre 1887 instituant la liberté complète des funérailles, elles ne relèvent absolument pas de l’autorité du maire jusqu’à ce qu’elles soient abandonnées. Alors il est du ressort de la commune de relever la tombe, c’est-à-dire de conserver les restes dans l’ossuaire commun, et d’attribuer à nouveau la concession, mais la trace visible du défunt est effacée. Seules les tombes officielles, historiques ou militaires échappent à ce sort. Ainsi des monuments privés passent dans le domaine public, posant la question de leur conservation ou de leur destruction.
Bien souvent, l’espace privé tend à mordre sur l’espace public : on observe une tendance à l’envahissement de l’espace interstitiel par des initiatives privées de plantations, des tombes débordant l’emprise légale d’un mètre sur deux, réduisant de ce fait les marges, gênant la circulation et la lecture d’ensemble du cimetière. L’enjeu est donc de réguler ces usages pour correspondre au cadre légal.

L’organisation d’un cimetière, par ses règles, sa planification, son rapport au plein et au vide, peut se comparer à celle d’une ville. (5) Dans la cité jardin du Vésinet (Yvelines), les espaces publics et privés se répondent comme dans le cimetière de Salazie (La Réunion). (6) La composition corsetée d’un lotissement de Floride (Etats-Unis) rappelle le cimetière de Villefranche-sur-Saône (Rhône).

A l’opposé, l’organisation et la gestion du cimetière peut se révéler si contraignante que l’espace privé se trouve comme désapproprié, comme on peut l’observer dans un cimetière tel que le cimetière intercommunal de Villefranche-sur-Saône. Dans ces cas de cimetières régis par des règlements stricts, la personnalisation des monuments, des fleurissements, de toutes les démarches privées est si contenue qu’elle compromet la dimension intime de recueillement. Comment trouver alors un développement harmonieux au lieu d’un affrontement entre espace public et espace privé ? En effet, si l’espace public est mal entretenu et sans identité, l’espace privé prendra naturellement le pas sur lui.
A l’inverse, l’imbriquement intime de l’espace privé dans l’espace public peut être l’occasion de créer une trame interstitielle publique unifiante qui rend presque indiscernables ces deux statuts de propriété du sol, comme dans cette image de Gilles Clément du cimetière de Salazie à la Réunion. C’est pourquoi « Les cimetières, jadis issus d’une autoconstruction collective – étant pour ainsi dire les produits spontanés d’une « architecture sans architecte » (J.-R. Hissard et F. Portet) – , sont à leur tour pris en main par des professionnels de l’aménagement des sites » (J.-D. Urbain, op. cit. p.140).
En reconquérant les espaces interstitiels avec un programme de plantations spécifique et en faisant respecter les limites de l’espace privé que ces derniers représentent, un aménagement bien réfléchi peut aboutir à une coexistence équilibrée de ces deux dimensions. En effet le règlement du cimetière peut orienter les choix de monuments et de plantations privés, pour qu’ils s’insèrent dans des épanelages de monuments, et une palette de plantations cohérente avec les espaces publics.

2. Au risque de l’éclatement du cimetière dans l’espace correspond celui de son éclatement dans le temps. Des tombes flambant neuves et déjà abandonnées jouxtent, à Ermenonville, des monuments anciens voués à disparaître. Cette question de la disparition et de la conservation conduit à penser l’espace du cimetière dans une démarche de développement durable qui peut s’enraciner dans le traitement de ses interstices. Comment les végétaux, les animaux, les minéraux, l’eau et l’air se développent-ils dans un tel site ? Et comment un équilibre entre les usages anciens et nouveaux peut-il être trouvé selon les différents volets d’un développement durable qui sont : économique, social et écologique ?
La proposition de reprise de tombes anciennes nous semble intéressante économiquement parce qu’elle valorise des savoir-faire locaux dans les entreprises de pompes funèbres. Il peut y avoir ainsi un impact positif sur la vie économique locale si les pompes funèbres retaillent, restaurent, gravent des tombes anciennes plutôt que d’offrir des monuments neufs souvent faits de matériaux importés. Les pierres anciennes peuvent ainsi également être recyclées dans les monuments publics. Il peut être aussi avantageux financièrement pour la commune d’adopter une gestion raisonnée dans l’entretien des végétaux.

(7) Photomontage de la proposition de recomposition du monument aux morts et de l’ossuaire par un traitement végétale différencié et une ouverture sur le grand paysage.

Sur un plan social, redonner une cohérence paysagère en intervenant sur les interstices et en redéfinissant les monuments publics ainsi qu’une zone de dispersion des cendres (qui est demandée par la loi et appelée : « jardin du souvenir ») participe à créer un cadre plus agréable, à restaurer une certaine équité d’emprise d’une tombe à une autre, et à favoriser les diverses pratiques funéraires. Les espaces « perdus » c’est-à-dire trop exigus pour accueillir une concession traditionnelle peuvent être proposés pour des emplacements d’urnes inhumées (cavurnes) ou bien montées dans un monument érigé. Tout ceci peut redonner aux usagers du cimetière une place et un lien social.
Enfin, l’attention portée à conserver les interstices entre les tombes permet de réduire une emprise minérale au sol qui, trop importante, pourrait être nuisible pour la circulation des eaux. De la même façon, la mise en valeur végétale des circulations et interstices en accord avec le territoire doit mener à une gestion propre sans produits phytosanitaires, et favoriser l’installation d’espèces locales, parfois rares, ainsi que la circulation des plantes comme des animaux. Les cimetières sont considérés comme des espaces protégés, sans usage agricole ni fréquentation trop importante, ils constituent par leur isolement et leur clôture des refuges de biodiversité comme le reconnaît la Conférence des Nations Unies sur la diversité biologique (Nagoya, octobre 2010).
Ainsi à Ermenonville la proposition de préserver le boisement de pins du cimetière et de chercher à lui adjoindre des végétaux typiques des landes sèches comme des nappes de bruyère dans les zones interstitielles permettrait de préserver un patrimoine environnemental présent dans le territoire forestier plus vaste.

(8) Proposition de zone de dispersion des cendres (jardin du souvenir), traité de façon sculpturale (ici inspiré de Richard Long).

3. Le patrimoine végétal est indissociable du patrimoine bâti au sein d’un cimetière ancien, en particulier si l’on souhaite protéger sa richesse symbolique, et sa spécificité culturelle. Dans le cas d’Ermenonville, nous avons sous les yeux un exemple de cimetière constitué tout au long du XIXe siècle et particulièrement bien conservé, qui ne comporte pas de monuments classés mais comprend nombre de tombes ou d’ensembles de tombes remarquables. De plus, l’effort entrepris par le Parc Naturel Régional Oise-Pays de France qui englobe le village pour conserver le patrimoine rural renforce le souhait de préserver ces architectures et ces matériaux anciens. Enfin, le contexte culturel d’Ermenonville se trouve être particulièrement riche, nourrissant à la fois l’art funéraire et la relation à la nature. C’est d’abord la figure de Rousseau et de son tombeau mis en scène par René de Girardin dans un écrin de nature pittoresque qui marquent le village et son cimetière, puis celle de Léon Radziwill, dandy et héros de la Grande Guerre qui inspira Proust dont la tombe est très emblématique de l’ambiance paysagère du cimetière, et enfin la figure bonhomme de Jean Richard. On peut ajouter à cela nombre d’oeuvres littéraires situées dans ce territoire, notamment sous la plume de Nerval, qui ont participé à former l’esthétique romantique du cimetière-jardin dont le cimetière d’Ermenonville est un bon exemple. Les traces du passé et les références littéraires ont modelé son territoire : il peut être compris comme une bibliothèque constituée des archives de ses habitants passés, comme un musée de monuments funéraires, comme une espèce d’herbier humain, « le cimetière est un enchevêtrement d’écriture, de figure et d’architecture […] le cimetière, surtout au XIXe siècle, est une forêt de signes, un véritable langage ; et les tombeaux sont des objets symboliques comparables et classables. Ils prennent place dans un dispositif mémorial institutionnel qui les rassemble et où ils entretiennent entre eux des relations multiples de ressemblance, pour ne pas dire de sympathie. » (J.-D. Urbain, op. cit. p.134)

(9) Règles d’implantation des concessions pour garantir la pérénnité de la trame publique et de son caractère végétal.

 

C’est à nouveau à travers les choix d’aménagement des interstices entre les tombes que peut se jouer la préservation et la mise en valeur de ce patrimoine culturel. Premièrement le maintien d’un certain volume et d’une emprise réduite des concessions permet de garder un style architectural ancien et relativement homogène au cimetière dans son ensemble, mais plus encore la proposition de reprise des monuments anciens permet d’assurer la continuité des matériaux voire des formes. Il ne s’agit pas nécessairement de conserver les monuments à tout prix mais plutôt leur gabarit, leur couleur et leur texture. Par la suite, dans ces interstices peuvent prendre place des éléments architecturaux remarquables et évocateurs de ce passé local.

4. A travers ces aspects administratifs, environnementaux et patrimoniaux, nous obtenons déjà un aperçu assez précis de l’identité paysagère de ce cimetière. « C’est bien ce paradoxe qu’illustre, à sa façon, avec ses hauts murs, sa végétation, son tracé labyrinthique et ses allées ombreuses, la nécropole romantique du XIXe siècle. Ce n’est plus un lieu qu’on traverse : c’est un lieu qu’on pénètre, un lieu où la promenade devient une exploration. Secrète, cette nécropole l’est aussi comme une personne dont on dit qu’elle est « secrète » : elle est enfermée et cachée et se distingue ainsi, par son silence, par son mystère, de l’entourage. » (J.-D. Urbain, op.cit., p.152).
La structure prégnante des monuments et de leurs interstices façonne un paysage à la fois quadrillé au plan horizontal et hérissé de constructions de formes diverses au plan vertical très contrasté. A première vue, il peut manquer d’homogénéité, sembler composé de compartiments hétéroclites. Non seulement le cimetière peut paraître une agrégation de particules sans lien entre elles, mais dans son ensemble, il peut constituer un ovni sans rapport avec son environnement paysager, qu’il soit citadin ou rural, comme un amas d’îlots formant eux-mêmes une île. Lier cet espace fermé à son environnement paysager et unifier son identité au travers d’une réflexion sur l’aménagement de ses interstices apparaît donc comme le souci global de ce projet.
A Ermenonville, l’échelle supérieure au cimetière dans lequel il est enchâssé, ce sont le village et la forêt que l’on peut apercevoir par-dessus le mur d’enceinte. Le fait de proposer un aménagement paysager avec des palettes de végétaux en résonance avec le territoire plus vaste permet de désenclaver le cimetière comme lieu fermé. Plus encore, le fait d’améliorer ses circulations et sa cohérence paysagère en font un parcours de promenade qui l’intègrent dans la cité.
D’un lieu désinvesti par changements de modes de vie et de coutumes, par peur et déni de la mort, on peut dès lors par une intervention somme toute assez douce faire un lieu de promenade et d’appropriation des pratiques et de l’art funéraire, un sanctuaire naturel qui se laissera à nouveau apprivoiser par ses visiteurs. D’un lieu figé, engoncé dans des usages contradictoires, soumis aussi à une tentation de muséification, on peut faire un espace décisif de la vie sociale locale, ancré dans la mémoire d’une communauté humaine mais toujours en pleine évolution.

 

10) J’ai cueilli ce brin de bruyère, L’automne est morte souviens-t’en, Nous ne nous verrons plus sur terre, Odeur du temps, Brin de bruyère, Et souviens-toi que je t’attends» L’adieu- Appollinaire, (Alcools, 1913). Inscription sur une « cavurne » qui s’intègre dans la trame des concessions.

 

Note / Bibliographie :

Voir la rubrique Cimetière et Paysage dans la partie Ressources / Bibliographie


Caractéristiques du projet :
Ermenonville, France, 2012, 4700 m2

Mission :
Etude diagnostic, plan d’aménagement et de gestion du cimetière

Maître d’ouvrage :
Commune d’Ermenonville
Parc naturel régional Oise-pays de France

Equipe de maîtrise d’œuvre :
Paysagiste mandataire Bassinet Turquin Paysage
Architecte du Patrimoine Gaudig-Leclerc-Moine
Philosophe Marie-Pia Desvignes
Expert arboricole Äapa

Pour référencer cet article :

Grégoire Bassinet & Rémy Turquin de l'agence BTP, Entre les tombes, Openfield numéro 1, Janvier 2013